lundi 30 novembre 2015

Rencontre du 4ème type à Moscou

covershit

Arundhati Roy, Edward Snowden, Daniel Ellsberg et John Cusack : Rencontre du 4ème type à Moscou
Le 30 novembre 2015 - Le Partage

1. Les choses qui peuvent et qui ne peuvent être dites
Une conversation entre John Cusack et Arundhati Roy
par John Cusack

« Tout État-nation tend à devenir impérial — c’est là le problème. A travers les banques, les armées, les polices secrètes, la propagande, les tribunaux et les prisons, les traités, les taxes, les lois et l’ordre, les mythes de l’obéissance civile, les postulats de vertu civique au sommet de la hiérarchie. Cependant, il faut le dire, de la gauche politique, nous attendons mieux. Et à juste titre. Nous plaçons plus aisément notre confiance dans ceux qui font preuve de compassion, qui dénoncent ces arrangements sociaux horribles qui rendent la guerre inévitable et le désir humain omniprésent, qui alimentent l’égoïsme capitaliste, flattent les appétits et le désordre et ravagent la terre ».
Daniel Berrigan, poète, prêtre jésuite

John Cusack: Un matin alors que je parcourais les infos —  horreur au Moyen-Orient, affrontement de la Russie et de l’Amérique en Ukraine —, j’ai pensé à Edward Snowden et me suis demandé comment il tenait le coup à Moscou. J’ai commencé à imaginer une conversation entre lui et Daniel Ellsberg (qui a fait fuiter les Papiers du Pentagon, Pentagon Papers, durant la guerre du Vietnam). Et puis, étonnamment, mon imagination a fait entrer une troisième personne dans la pièce,  l’écrivaine Arundhati Roy. Il m’a semblé intéressant de parvenir à réunir ces trois personnes.

J’avais entendu Roy parler à Chicago et l’ai rencontrée plusieurs fois.

Très vite, on se sent à l’aise avec elle, et on parvient rapidement à la conclusion qu’il n’y a pas de préjugé et d’hypothèse préformatée. A travers nos conversations, j’ai vite compris que ce qui se perd, ou ce que l’on tait, dans la plupart des débats sur la surveillance et les lanceurs d’alerte, c’est une perspective et une contextualisation depuis l’extérieure des États-Unis et de l’Europe. Les débats se sont graduellement concentrés sur les excès des corporations et les droits à la vie privée des citoyens US.

Le philosophe/théosophe Rudolf Steiner dit que toute perception de la vérité isolée et arrachée de son contexte plus large cesse d’être vraie.

« Lorsqu’une pensée quelle qu’elle soit émerge de la conscience, je n’ai de cesse de l’harmoniser avec le reste de ma pensée. Un tel concept isolé, à l’écart du reste de mon monde mental, est vraiment insupportable… il existe une harmonie intérieurement soutenue parmi les pensées… lorsque notre monde de pensée se caractérise par l’harmonie intérieure, nous pouvons nous sentir posséder la vérité… Tous les éléments sont reliés les uns aux autres… n’importe quelle isolation est une anomalie, une non-vérité ». En d’autres termes, chaque idée isolée, non reliée aux autres, et qui est pourtant considérée comme vraie (comme une sorte de niche de vérité) n’est pas qu’une mauvaise politique, c’est aussi fondamentalement une contre-vérité… Pour moi, les écrits d’Arundhati et sa pensée luttent pour une telle unité. Et pour elle, comme pour Steiner, la raison vient du cœur.

Je connaissais Dan et Ed parce que nous avions tous bossé ensemble pour le Freedom of Press Foundation. Et je savais qu’Arundhati les admirait beaucoup, mais qu’elle était déconcertée par la photo d’Ed agrippé au drapeau des USA, sur la couverture de Wired. De l’autre côté, elle était impressionné par ce qu’il avait dit dans l’interview — en particulier à propos du fait qu’un des facteurs qui l’ont poussé à faire ce qu’il a fait, c’était que la NSA (National Security Agency) partageait en temps-réel des données sur les Palestiniens aux États-Unis avec le gouvernement israélien.

Elle pensait que ce que Dan et Ed avaient fait était un acte de courage immense, bien que, selon ce que je croyais comprendre, ses propres convictions politiques étaient plus en phase avec celles de Julian Assange. « Snowden est le saint courageux et réfléchi de la réforme libérale », m’avait-elle dit. « Et Julian Assange est une sorte de radical, un prophète sauvage depuis l’âge de 16 ans ».

J’ai enregistré nombre de nos conversations — pour la simple raison qu’elles étaient si intenses j’ai eu l’impression qu’il me faudrait les réécouter plusieurs fois pour être sûr que nous avions bien compris  ce que nous nous étions dit. Elle n’a pas semblé y faire attention, ou bien ne semblait pas s’en soucier. Lorsque je lui ai demandé si je pouvais utiliser les transcriptions, elle a dit « OK, mais assure-toi d’ôter les idioties. Au moins les miennes ».

Voici donc:

Arundhati Roy : Je dis seulement : que signifie ce drapeau US pour ceux qui ne vivent pas aux USA ? Quelle est sa signification en Afghanistan, en Irak, en Palestine, au Pakistan — même en Inde, votre nouvel allié naturel?

JC : Dans sa situation (Snowden), il a une marge d’erreur très réduite lorsqu’il s’agit de contrôler son image, son message, et il a fait un boulot extraordinaire jusqu’ici. Mais cette imagerie de son isolement te dérange?

AR : Oublions le génocide des Indiens d’Amérique, oublions l’esclavage, oublions Hiroshima, oublions le Cambodge, oublions le Vietnam, tu sais…

JC : Pourquoi devons-nous oublier?

(Rires)

AR : Je dis seulement que d’un côté, je suis contente — impressionnée — qu’il y ait des gens dotés d’une telle intelligence, d’une telle compassion et qui ont fait défection de l’État. Ils sont héroïques. Totalement. Ils ont risqué leur vie, leur liberté…et puis il y a une partie de moi qui pense… comment ont-ils jamais pu y croire? Par quoi se sentent-ils trahis? Un État moral peut-il exister? Une superpuissance morale? Je n’arrive pas à comprendre ces gens qui croient que les excès ne sont que des aberrations… Bien sûr, je le comprends intellectuellement, mais… une partie de moi-même veut conserver cette incompréhension… Parfois ma colère se met en travers de leur souffrance.

JC : D’accord, mais tu ne crois pas que tu es un peu sévère?

AR : Peut-être (rires). Mais alors, en ayant râlé comme je l’ai fait, je dis toujours que ce qu’il y a de formidable aux USA c’est qu’il y a eu une vraie résistance de l’intérieur. Il y a eu des soldats qui ont refusé de se battre, qui ont brûlé leurs médailles, qui se sont faits objecteurs de conscience. Je ne crois pas qu’on ait jamais eu un objecteur de conscience dans l’armée indienne. Pas un seul. Aux USA, vous avez cette fière histoire, tu sais ? Et Snowden en fait partie.

JC : Mon instinct me dit que Snowden est plus radical qu’il ne le prétend. Il doit faire preuve de tellement de tactique…

Arundhati Roy

AR : Seulement depuis le 11 septembre… nous sommes censés avoir oublié tout ce qui a eu lieu dans le passé parce que c’est le 11 septembre que commence l’histoire. Bon, depuis 2001, combien de guerres ont été déclenchées, combien de pays ont été détruits ? Donc maintenant l’ISIS est le nouveau fléau — mais comment ce fléau a-t-il commencé ? Est-ce pire de faire ce que fait l’ISIS, c’est-à-dire de passer son temps à massacrer des gens — principalement des chiites, mais pas seulement — à trancher des gorges ? Au fait, les milices soutenues par les US font des choses du même genre, sauf qu’elles ne montrent pas des décapitations de blancs à la télé. Ou bien est-ce pire de contaminer l’approvisionnement en eau, de bombarder un lieu avec de l’uranium appauvri, de couper l’approvisionnement en médicaments, de dire qu’un demi-million d’enfants qui meurent à cause des sanctions économiques est un « dur prix » à payer, mais qui « en vaut la peine »?

JC : Madeleine Albright a dit ça — au sujet de l’Irak.

AR : Oui. L’Irak. Est-ce que c’est bien de contraindre un pays au désarmement pour le bombarder ensuite? De continuer à semer la pagaille dans la région ? De prétendre que vous combattez l’islamisme radical, alors qu’en réalité vous renversez tous les régimes qui ne sont pas des régimes islamistes radicaux? Quels qu’aient pu être leurs autres défauts, ce n’était pas des États islamistes radicaux — l’Irak ne l’était pas, la Syrie ne l’est pas, la Libye ne l’était pas. L’État islamiste le plus radical et le plus intégriste est, bien sûr, votre alliée l’Arabie Saoudite. En Syrie, vous êtes du côté de ceux qui veulent destituer Assad, n’est-ce pas? Et puis tout d’un coup, vous êtes avec Assad, en voulant combattre l’ISIS. On dirait une sorte de géant riche, fou et désorienté divaguant  dans une région pauvre, les poches pleines d’argent, et d’une grande quantité d’armes — se contentant de balancer des trucs à droite à gauche. Vous ne savez même pas à qui vous les donnez — quelle faction meurtrière vous armez contre quelle autre — vous croyant à votre place alors qu’en réalité… Toute cette destruction qui a suivi le 11 septembre, tous les pays qui ont été bombardés… cela rallume et amplifie les anciens antagonismes. Ils ne sont pas forcément en lien avec les USA. Ils précèdent l’existence des USA de plusieurs siècles. Mais les USA ne sont pas capables de comprendre à quel point tout cela est hors de propos, en fait. Et à quel point c’est diabolique… Vos gains à court terme sont les désastres à long terme du reste du monde — pour tout le monde, y compris vous-mêmes. Et je suis désolée, je disais vous et les USA ou l’Amérique, alors qu’en fait je voulais dire le gouvernement US. Il y a une différence. De taille.

JC : Ça c’est sûr.

AR : Associer les deux comme je viens de le faire est stupide… c’est tomber dans un piège — cela permet aux gens de dire : « Oh, elle est anti-américaine, il est anti-américain », alors que nous ne le sommes pas. Bien sûr que non. Il y a des choses que j’aime aux USA. De toute façon, qu’est-ce qu’un pays ? Quand les gens disent : « Parlez-moi de l’Inde », je réponds : « Quelle Inde?… Le pays de la poésie et de la révolte ? Celui qui produit une musique envoûtante et des tissus raffinés ? Celui qui a inventé le système des castes et prône le génocide des Musulmans et des Sikhs ainsi que le lynchage des Dalits ? Le pays des milliardaires en dollars ? Ou celui dans lequel 800 millions de personnes vivent avec moins d’un demi-dollar par jour ? Quelle Inde ? » Lorsque les gens disent « USA », de quel pays parlent-ils ? Celui de Bob Dylan ou celui de Barack Obama ? Ils parlent de la Nouvelle Orléans ou de New York ? Il y a seulement quelques années de cela, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh formaient un seul et même pays. En réalité, nous étions constitués de nombreux pays si on prend en compte les États princiers… Puis les Britanniques ont tracé un trait et nous voici devenus trois pays dont deux se menacent mutuellement avec l’arme nucléaire — la bombe des Hindous radicaux et la bombe des Musulmans radicaux.

JC : L’islam radical et l’exceptionnalisme US partagent le même lit. Comme des amants, ce me semble.

AR : C’est un lit pivotant dans un motel bas de gamme… L’hindouisme radical s’y est blotti aussi. Ce n’est pas évident de pister les partenaires, ils changent si vite. Leurs progénitures sont autant d’instruments destinés à livrer une guerre éternelle.

JC : Si on contribue à fabriquer un ennemi qui est vraiment mauvais, on peut attirer l’attention sur le fait qu’il est vraiment mauvais.

AR : Vos ennemis sont toujours fabriqués pour servir vos propres intérêts, non ? Comment est-il possible d’avoir un bon ennemi ? Vous devez avoir un ennemi totalement mauvais – et ensuite le mal doit progresser.

JC : Il doit se métastaser, c’est ça ?

AR : Oui. Et ensuite…jusqu’à quand allons-nous répéter les mêmes choses ?

JC : Oui, on finit par s’en lasser.

AR : Franchement, il n’y a pas d’alternative à la stupidité. Le crétinisme est le père du fascisme. On ne peut pas se défendre contre ça, vraiment…

JC : C’est un vrai problème.

(Rires)

John Cusack

AR : Il ne s’agit pas des mensonges qu’ils profèrent mais de la qualité des mensonges qui devient si humiliante. Même ça, ça ne leur fait plus ni chaud ni froid. Tout ça c’est une pièce de théâtre. Hiroshima et Nagasaki ont lieu, il y a des centaines de milliers de morts, le rideau tombe et on n’en parle plus. Puis c’est la Corée. Ensuite le Vietnam. Et tout ce qui s’est produit en Amérique Latine. Et à chaque fois, le rideau tombe et l’histoire reprend son cours. De nouvelles morales et de nouvelles indignations sont élaborées… dans une histoire qui s’est évaporée.

JC : Et un contexte évaporé aussi.

AR : Oui, sans aucun contexte ni mémoire. Mais les peuples du monde ont de la mémoire. Il fut un temps où les femmes en Afghanistan — du moins à Kaboul — avaient leur place. Elles avaient le droit d’étudier, elles étaient médecins et chirurgiennes, libres de se déplacer, de s’habiller comme elles le voulaient. C’était sous l’occupation soviétique. Puis les USA ont commencé à financer les moudjahidines. Reagan les avait appelés les « pères fondateurs » de l’Afghanistan. Ça réincarne l’idée de « djihad », créant virtuellement les talibans. Et qu’est-il advenu des femmes ? En Irak, jusqu’avant la guerre, les femmes étaient chercheuses, directrices de musées, médecins. Je ne cherche pas à valoriser Saddam Hussein ou l’occupation soviétique de l’Afghanistan, qui a été brutale et qui a fait des centaines de milliers de morts — c’était le Vietnam de l’Union Soviétique. Je dis seulement que maintenant, dans ces nouvelles guerres, des pays entiers ont sombré dans le chaos — les femmes ont été rejetées dans leurs burqas – et ce n’était pas un choix. Je veux dire, pour moi, une culture dans laquelle les femmes ne se sont pas affranchies de leur soumission, est une chose. Mais l’horreur si demain quelqu’un se tournait vers moi pour me dire : « Arundhati, retourne sous ton voile, reste dans ta cuisine et ne sors plus ». Peut-on imaginer la violence que cela représente ? C’est ça qui est arrivé à ces femmes. En 2001, on nous a dit que la guerre en Afghanistan était une mission féministe. Les Marines libéraient les Afghanes des Talibans. Peut-on vraiment catapulter le féminisme dans un pays ? Et maintenant, après 25 ans d’une guerre brutale — 10 ans contre l’occupation soviétique et 15 années d’occupation US — les Talibans sont de retour à Kaboul et reprendront bientôt leurs affaires avec les USA. Je ne vis pas aux USA mais quand j’y suis, j’ai l’impression d’avoir la tête prise dans un broyeur — d’avoir le cerveau brouillé par ce langage qu’ils utilisent. A l’extérieur ce n’est pas si difficile à comprendre parce que les gens savent comment ça fonctionne. Mais ici, tellement de gens semblent avaler la propagande avec une si grande obéissance.

C’était un échange. En voici un autre:

JC : Donc, d’après toi, quelles sont les choses dont on peut parler/les sujets qu’on peut aborder dans une société civilisée, si on est un bon petit animal de compagnie ?

AR : (Rires) L’immoralité occasionnelle de prêcher la non-violence ?

(C’était une allusion à « Ma marche avec les camarades – Plongée au cœur de la guérilla indienne« , le récit qu’A. Roy a fait du temps qu’elle a passé dans les forêts du centre de l’Inde avec des guérilleros armés qui combattaient des forces paramilitaires et des milices d’autodéfense essayant de chasser des peuples indigènes de leurs terres, qui avaient été cédées à des compagnies minières.)

JC : Aux USA, on peut parler de l’ISIS mais on ne peut pas parler de la Palestine.

AR : Oh, en Inde on peut parler de la Palestine mais on ne peut pas parler du Cachemire. De nos jours, on ne peut pas parler du massacre au grand jour de milliers de Musulmans au Gujarat, parce que Narendra Modi pourrait devenir Premier ministre. (Ce qu’il est devenu par la suite en mai 2014.) On aime à dire : « Oublions les neiges d’antan ». Charmante expression… un peu démodée.

JC : ça sonne comme « ce n’est qu’un au revoir ».

AR : Et nous pouvons décider de l’endroit le plus propice sur lequel on pourra larguer des repères historiques. L’histoire est en réalité une étude du futur et non du passé.

JC : Je veux seulement savoir quels sujets je ne peux pas aborder, de manière à les éviter en société.

AR : Tu peux dire par exemple que ce n’est pas bien de décapiter des gens physiquement, avec un couteau par exemple, ce qui implique que ça ne pose pas de problème de leur faire exploser la tête avec un drone… n’est-ce pas?

JC : Eh bien, un drone c’est chirurgical… et rapide. Ils n’ont pas le temps de souffrir, non?

AR : Mais certains muzzulmans, comme vous les appelez, sont aussi de bons bouchers professionnels. Ils font ça vite et bien.

JC : Quels autres sujets peut-on aborder ou pas ?

AR : J’adore ce thème… Au sujet du Vietnam, tu peux dire : « Ces Asiatiques, ils n’attachent pas une grande valeur à leur vie, et donc ils nous forcent à porter le poids du génocide ». C’est une citation plus ou moins textuelle.

JC : De Robert McNamara, qui s’est par la suite consacré à « servir les pauvres ».

AR : Et qui, avant de superviser la destruction du Vietnam, a planifié le bombardement de Tokyo dans lequel 80 000 personnes ont été tuées en une seule nuit. Puis il est devenu président de la Banque Mondiale, où il a pris grand soin des pauvres du monde. À la fin de sa vie, il était tourmenté par une question : « Combien de mal faut-il faire pour faire du bien? » C’est aussi une citation.

JC: C’est l’amour vache.

AR: Bordel, ces merdes altruistes…

Nous avons eu ces conversations à la table de ma cuisine, dans des bouisbouis à New York, dans un restau portoricain, devenu un de nos préférés. Sur une impulsion, j’ai appelé New Delhi.

Veux-tu aller à Moscou et rencontrer Dan Ellsberg et Ed Snowden?

Ne raconte pas n’importe quoi…

Écoute… si j’arrive à organiser ça, on y va?

Il y eut un silence, puis j’ai senti le sourire à l’autre bout du fil.

Oui, man. Allons-y.

Edward Snowden

2. « Nous vous avons apporté la promesse de l’avenir, mais notre langue bégaie et glapit… »
par Arundhati Roy

Mon téléphone a sonné à trois heures du matin. C’était John Cusack me demandant si je voulais aller à Moscou avec lui pour rencontrer Edward Snowden. J’avais déjà rencontré John plusieurs fois; j’ai arpenté les rues de Chicago avec lui, un colosse engoncé dans sa capuche, essayant de ne pas être reconnu. J’avais vu et adoré plusieurs des principaux films qu’il avait écrit et dans lesquels il jouait, et je savais qu’il avait rapidement pris fait et cause pour Snowden avec Le Principe de Snowden, un essai qu’il avait écrit quelques jours après que l’histoire avait éclaté et que le gouvernement US avait commencé à demander sa tête. Nous avions eu des conversations qui avaient duré des heures, mais je ne l’ai embrassé comme un vrai camarade qu’après avoir ouvert son frigo, n’y trouvant qu’un vieux klaxon d’autobus, et une paire de petits bois de cerf dans son freezer.

Je lui ai dit que j’adorerais rencontrer Edward Snowden à Moscou.

L’autre personne qui voyagerait avec nous, c’était Daniel Ellsberg — le Snowden des années 60 — le lanceur d’alerte qui a rendu public les Papiers du Pentagone durant la guerre du Vietnam. J’avais déjà rencontré Dan, brièvement, il y a 10 ans, lorsqu’il m’avait offert son livre, Secrets: A Memoir of Vietnam and the Pentagon Papers [Publié en 2002, traduction française prévue pour 3002, NdE].

Dan parlait de lui-même sans ménagement dans son livre. Ce n’est qu’en le lisant — ce que vous devriez faire — que vous parviendrez à comprendre l’inquiétante combinaison de culpabilité et de fierté avec laquelle il a vécu pendant presque 50 de ses 84 ans de vie. Cela fait de Dan un homme compliqué, en conflit avec lui-même, — moitié héro, moitié spectre hanté — un homme qui a essayé de faire pénitence pour ses actes passés en parlant, en écrivant, en protestant et en se faisant arrêter lors d’actes de désobéissance civile pendant des décennies.

Dans les premiers chapitres de Secrets, il explique comment, en 1965, alors qu’il n’était qu’un jeune employé du Pentagone, des ordres émanèrent directement du bureau de Robert McNamara (« c’était comme un ordre émanant de Dieu ») exigeant le rassemblement « de détails sur les atrocités » des attaques Viêt-Cong contre les civils et les bases militaires sur l’ensemble du Vietnam. McNamara, secrétaire à la Défense à l’époque, avait besoin de cette information pour justifier « les actes de représailles » — ce qui, en gros, signifiait qu’il avait besoin d’une justification pour bombarder le Sud-Vietnam (et le Nord). Le collecteur « d’atrocités » choisi par « Dieu », c’était Daniel Ellsberg :

Je n’eus ni doutes ni hésitations en me rendant dans la Salle de Guerre conjointe pour faire de mon mieux. C’est le souvenir qui me dérange… J’ai rapidement dit au colonel que j’avais besoin de détails d’atrocités…

Par-dessus tout, je voulais les détails gore des blessures d’Américains à Pleiku et particulièrement à Qui Nhon. J’ai dit au colonel : « J’ai besoin de sang »… La plupart des rapports n’entraient pas dans les détails gore, mais certains d’entre eux le faisaient. Le chef de district avait été étripé devant le village, et sa famille, sa femme et ses quatre enfants, avait aussi été tuée. « Génial! C’est ce que je veux savoir! C’est ce dont j’ai besoin! Il m’en faut plus! Vous pouvez-vous trouver d’autres histoires comme celle-là ? »

Dans les semaines qui suivirent, l’opération Rolling Thunder était annoncée. Les avions US commencèrent à bombarder le Sud-Vietnam. Quelque chose comme 175 000 Marines furent déployés dans ce petit pays de l’autre bout du monde, à 8000 miles de Washington, DC. La guerre durerait 8 ans. (Selon les témoignages tirés du livre sur la guerre du Vietnam, récemment publié, Kill Anything That Moves (Tuez tout ce qui bouge), de Nick Turse, ce que l’armée US a fait au Vietnam, en passant de village en village, avec l’ordre de « tuer tout ce qui bouge » — ce qui comprenait femmes, enfants et bétail — était aussi vicieux, bien qu’à une échelle bien plus vaste, que ce que fait l’ISIS actuellement. Cela avait l’avantage d’être soutenu par l’une des forces aériennes les plus puissantes du monde).

Rolling Thunder : un hélico US survole des cadavres de guérilléros Viet Cong près du village de Tan Phu . AP

A la fin de la guerre du Vietnam, trois millions de Vietnamiens et 58 000 soldats US avaient été tués et il y avait eu assez de bombes larguées pour couvrir tout le Vietnam de plusieurs centimètres d’acier. Dan, encore : « Je n’ai jamais pu m’expliquer — donc je ne peux l’expliquer à personne d’autre — pourquoi je suis resté au Pentagone lorsque le bombardement a commencé. Par simple carriérisme n’est pas une explication adéquate ; je n’étais pas attaché à ce rôle ni à davantage de recherche de l’intérieur ; j’avais appris tout ce dont j’avais besoin. Le travail de cette nuit-là est la pire chose que j’aie jamais faite ».

La première fois que j’ai lu Secrets, j’ai été déstabilisée par mon admiration et ma sympathie envers Dan d’un côté, et par ma colère, pas contre lui bien sûr, mais contre ce à quoi il avait si sincèrement admis avoir participé, de l’autre. Ces deux sentiments évoluaient sur des voies clairement parallèles, refusant de converger. Je savais que quand mes nerfs mis à vif rencontreraient les siens, nous deviendrions amis, et c’est ce qui s’est produit.

Peut-être que mon malaise initial, mon incapacité à réagir simplement et généreusement à ce qui était clairement un acte de courage et de conscience de la part de Dan, était lié au fait que j’ai grandi au Kerala, où, en 1957, l’un des premiers gouvernements communistes démocratiquement élus parvint au pouvoir. Et puis, comme le Vietnam, nous avions des jungles, des rivières, des rizières, et des communistes. J’ai grandi dans une mer de drapeaux rouges, de défilés de travailleurs, et de chants d’Inquilab Zindabad (Vive la révolution!)! Si un vent fort avait déporté la guerre du Vietnam quelques milliers de kilomètres vers l’Ouest, j’aurais été une « gook » [une « chinetoque », terme injurieux  par lequel les yankees désignaient les Vietnamiens, auparavant désignés comme « niaks » par les Français, NdE] — une sacrifiable, une bombardable, une napalmable — un autre corps pour ajouter de la couleur locale dans Apocalypse Now (Hollywood a gagné la guerre du Vietnam, même si l’Amérique l’a perdue. Et le Vietnam est une économie de libre marché aujourd’hui. Donc, qui suis-je pour prendre ces choses à cœur après tant d’années?).

Mais, à l’époque, au Kerala, nous n’avions pas besoin des Papiers du Pentagone pour être en colère contre la guerre du Vietnam. Je me souviens, alors que j’étais encore très jeune, de mon premier débat à l’école, habillée en femme Viêt-Cong, dans le sarong imprimé de ma mère. Je m’exprimais avec une indignation apprise à propos des « Chiens courants de l’impérialisme ». J’ai joué avec des enfants appelés Lénine et Staline. (Il n’y avait pas de petits Léon ou de bébé Trostsky — peut-être avaient-ils été exilés ou fusillés). A la place des Papiers du Pentagone, nous n’aurions pas été contre quelque lanceur d’alerte soulevant les réalités des purges staliniennes ou du Grand Bond en Avant chinois, et des millions qui en moururent. Mais tout cela était balayé par les partis communistes comme propagande occidentale ou justifié comme partie nécessaire de la Révolution.

Mais malgré mes réserves et critiques vis-à-vis des divers partis communistes de l’Inde (mon roman Le dieu des petits riens a été dénoncé par le Parti communiste de l’Inde (marxiste) au Kerala comme anti-communiste), je pense que l’anéantissement de la gauche (et je n’entends pas par-là la défaite de l’Union Soviétique ou la chute du mur de Berlin) nous a mené au lamentable état insensé dans lequel nous nous trouvons actuellement. Même les capitalistes doivent sûrement admettre que, ne serait-ce qu’intellectuellement, le socialisme est un opposant de valeur. Il rend même ses adversaires intelligents. La tragédie d’aujourd’hui, c’est non seulement que des millions de gens se proclamant communistes ou socialistes aient été liquidés au Vietnam, en Indonésie, en Iran, en Irak, en Afghanistan, que la Chine et la Russie, après toutes ces révolutions, soient devenues des économies capitalistes, que la classe ouvrière ait été démolie aux USA et que ses syndicats aient été démantelés, que la Grèce ait été mise à genoux, ou que Cuba s’apprête à rentrer dans le marché libre — mais c’est aussi que le langage de la gauche, que le discours de la gauche, ait été marginalisé et qu’on cherche à l’éradiquer. Le débat — bien que ses protagonistes, aient, de part et d’autre, trahi tout ce en quoi ils prétendaient croire — se concentrait auparavant sur la justice sociale, l’égalité, la liberté et la redistribution de la richesse. Tout ce qu’il semble nous rester aujourd’hui c’est un charabia paranoïaque sur une guerre contre le terrorisme dont le seul objectif est d’étendre la guerre, d’augmenter la terreur, et de masquer le fait que les guerres d’aujourd’hui ne sont pas des aberrations mais sont systémiques, des exercices logiques effectués dans le but de préserver un mode de vie dont les plaisirs délicats et les conforts exquis ne peuvent être apportés aux quelques privilégiés qu’à l’aide d’une guerre d’hégémonie continue et prolongée — des guerres de modes de vie [Lifestyle Wars].

Ce que je voulais demander à Ellsberg et Snowden, c’était s’il pouvait y avoir des bonnes guerres. Des guerres réfléchies? Des guerres justes? Des guerres respectant les droits humains?

La doublure comique de ce qui était autrefois une conversation sur la justice, c’est ce que le New York Times a récemment appelé « la conversation sur l’oreiller de Bill et Melinda Gates », à propos de « ce qu’ils ont appris en faisant don de 34 milliards de dollars », ce qui, selon le calcul effectué vite fait bien fait par le chroniqueur du Times Nicholas Kristof, aurait sauvé la vie de 33 millions d’enfants de maladies comme la polio:

« A propos de la fondation (Gates) il y a toujours beaucoup de conversations sur l’oreiller », explique Melinda. « On se pousse durement l’un l’autre »… Bill pensait que Melinda se concentrait trop sur les visites de terrain, tandis que Melinda pensait que Bill passait trop de temps avec des officiels… Ils s’enseignent aussi des choses mutuellement, explique Melinda. En ce qui concerne le genre, ils ont suivi son intuition à elle en investissant dans la contraception, mais ils ont également développé de nouveaux indicateurs pour satisfaire Bill. Donc, parmi les leçons qu’ils ont tirées de 15 années de philanthropie, une d’elles est valable pour tous les couples… Écoutez votre épouse!
(New York Times du 18 juillet 2015)

Ils comptent — continue l’article sans ironie aucune — sauver la vie de 61 millions d’enfants de plus dans les 15 prochaines années (Encore une fois, selon des calculs sommaires, cela coûterait encore 61 milliards de dollars, au moins). Tout cet argent dans un lit-salle-de-réunion — comment dorment-ils la nuit, Bill et Melinda? Si vous êtes assez gentil envers eux et que vous leur soumettez une suggestion de projet assez bonne, ils peuvent même peut-être vous subventionner afin que vous puissiez vous aussi sauver le monde à votre petite façon.

Bill et Melinda en action

Mais, plus sérieusement — que fait un couple avec autant d’argent, qui n’est d’ailleurs qu’un faible pourcentage des indécents profits qu’ils engrangent grâce à l’entreprise qu’ils dirigent? Un même ce faible pourcentage se compte en milliards. C’est assez pour décider de l’agencement du monde, assez pour acheter les politiques gouvernementales, déterminer les programmes universitaires, financer les ONG et les activistes. Cela leur donne le pouvoir de façonner le monde entier à leur guise. Sans même parler de politique, est-ce même décent? Même s’il s’agit de « bonne » volonté? Qui décide de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas?

Voilà, en gros, où nous en sommes, politiquement parlant.

Revenons-en au coup de fil de trois heures du matin — dès l’aube je m’inquiétais de mon billet d’avion et de l’obtention d’un visa russe. J’ai alors appris que j’avais besoin d’une copie physique de la confirmation de réservation d’hôtel à Moscou, signée et approuvée par le ministère machinchouette de Russie. Comment allais-je faire ça? J’avais seulement trois jours. L’assistant-magicien de John s’en est chargé et me l’a envoyé par courrier. Mon cœur a fait un bond lorsque je l’ai reçu. Le Ritz-Carlton. Ma dernière sortie politique avait consisté en quelques semaines de marcher avec des guérilléros maoïstes et à dormir sous les étoiles dans la forêt de Dandakaranya. Et j’allais me retrouver au Ritz? Ce n’était pas seulement la question du prix, c’était… je ne sais pas… je n’avais jamais imaginé le Ritz-Carlton comme camp de base — ou comme lieu — de n’importe quel genre de politique réelle. (Quoi qu’il en soit, le Ritz s’est avéré être un lieu de choix pour plusieurs interviews de Snowden, dont la fameuse conversation avec John Oliver, sur les « dick pics » [litt. Photos de zobs, sur la question de savoir si la NASA peut avoir accès à vos photos intimes, NdE].)

Je suis passée devant la longue queue serpentant devant le consulat US hautement gardé, pour enfin parvenir à l’ambassade russe. Elle était vide. Il n’y avait personne aux guichets « passeports », « formulaires visa » ou « perception ». Il n’y avait pas de sonnette, aucun moyen d’attirer l’attention de qui que ce soit. À travers une porte entrouverte, j’ai entraperçu des déplacements de gens dans les coulisses. Aucune queue d’aucune sorte dans l’ambassade d’un pays ayant une histoire pleine de toutes les sortes de queues imaginables. Varlam Chalamov les décrit si vivement dans ses Récits de la Kolyma, sur le Goulag — des queues pour la nourriture, pour les chaussures, pour un minuscule bout de vêtement — un combat à mort pour un morceau de pain rassis. Je me suis souvenue d’un poème d’Anna Akhmatova — qui, contrairement à beaucoup de ses pairs, avait survécu au goulag — sur les queues. Enfin, dans ce genre :

  Au temps effrayants de Iejov, pendant dix-sept mois, j’ai pris place au sein des files d’attente devant les prisons de Leningrad, ces queues faites par les familles des prisonniers. Un jour, quelqu’un me reconnut. Alors, derrière moi, une femme aux lèvres bleuies par le froid, qui, bien sûr, de sa vie n’avait jamais entendu mon nom, se secoua de son engourdissement, ce demi-sommeil que nous partagions, et me demanda tout bas à l’oreille – là-bas, tout le monde chuchotait :
– Et  ça,  vous pouvez le décrire ?
– Oui, je le peux.
Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui, autrefois, avait été son visage.
(Traduction Michel Tessier)

Akhmatova, son premier mari Nicolaï Goumiliev, Ossip Mandelstam et trois autres poètes appartenaient à un mouvement poétique appelé acméisme. En 1921, Goumiliev a été fusillé pour activité contre-révolutionnaire. Mandelstam a été arrêté en 1934 pour avoir écrit une ode à Staline qui avait des accents satiriques et dont l’éloge n’était pas assez convaincant. Il mourut des années plus tard, rongé par la faim et la folie, dans un camp de transit en Sibérie. Sa poésie (qui a survécu grâce à des bouts de papiers dissimulés dans des taies d’oreillers ou des ustensiles de cuisine, ou encore grâce à la mémoire de gens qui l’aimaient) a été récupérée par sa veuve et par Anna Akhmatova.

C’est donc l’histoire de la surveillance dans le pays qui a offert l’asile à Ed Snowden — recherché par les USA pour avoir révélé un système de surveillance qui fait apparaître les agents du KGB et de la Stasi comme des enfants de chœur. Si l’affaire Snowden était une fiction, un bon éditeur la refuserait en qualifiant la symétrie narrative qu’elle reflète d’artifice bas de gamme.

Un homme a finalement fait son apparition derrière l’un des guichets de l’ambassade de Russie et a accepté mon passeport et mon formulaire de demande de visa (ainsi que la copie cachetée et tamponnée de la confirmation de ma réservation d’hôtel). Il me demanda de revenir le lendemain matin.

Lorsque j’arrivai chez moi, je me dirigeai directement vers ma bibliothèque, à la recherche d’un passage du roman de Arthur Koestler Le zéro et l’infini que j’avais marqué il y a longtemps. Le camarade N.S. Roubachov, qui fut un haut fonctionnaire dans le gouvernement soviétique, a été arrêté pour trahison. Dans sa cellule de prison, il évoque ses souvenirs :

« Tous nos principes étaient bons, mais nos résultats ont été mauvais. Ce siècle est malade. Nous en avons diagnostiqué le mal et ses causes avec une précision microscopique, mais partout où nous avons appliqué le bistouri, une nouvelle pustule est apparue. Notre volonté était pure et dure, nous aurions dû être aimés du peuple. Mais il nous déteste. Pourquoi sommes-nous ainsi odieux et détestés? Nous vous avons apporté la vérité et dans notre bouche elle avait l’air d’un mensonge. Nous vous avons apporté la liberté et dans nos mains, elle ressemble à un fouet. Nous vous avons apporté la véritable vie, et là où notre voix s’élève, les arbres se dessèchent et l’on entend bruire les feuilles mortes. Nous vous avons apporté la promesse de l’avenir, mais notre langue bégaie et glapit… »

Lu aujourd’hui, cela ressemble à des confidences sur l’oreiller entre deux vieux ennemis qui se sont livrés une guerre longue et rude et qui ne peuvent plus se distinguer l’un de l’autre.

J’ai obtenu mon visa le matin suivant. Je partais pour la Russie.

Edward Snowden & Arundhati Roy

3. Les choses qui peuvent et qui ne peuvent être dites:
la conversation continue entre John Cusack et Arundhati Roy     

En quelques jours à peine, la logistique devait être planifiée. C’était très court, une sorte de cafouillage en urgence. Arundhati s’est débrouillée de son côté, mais j’étais plus préoccupé par l’histoire de Dan Ellsberg, qui avait été planificateur en charge des armes nucléaires pour la réponse états-unienne à une frappe Soviétique potentielle. En d’autres termes, il avait passé plusieurs années de sa vie à planifier l’oblitération physique de l’Union Soviétique. Les secrets nucléaires, la théorie des dominos — il était là, dans ces pièces. Et puis il y avait les 85 arrestations et plus pour désobéissance civile, dont une en Russie sur le Sirius, le bateau de Greenpeace protestant contre les essais nucléaire russes. Mais son Visa finit par arriver. Et le mien aussi.

Pendant ce temps-là, en Inde, certaines des pires peurs d’Arundhati étaient devenues réalités. 8 mois avant, Narendra Modi était devenu le nouveau premier ministre de l’Inde. (En mai, j’avais reçu ce texto: Les résultats des élections sont publiés. Les fascistes dans un raz-de-marée. Les spectres sont réels. Ce que vous voyez, c’est ce que vous obtenez.)

J’ai rejoint Arundhati Roy à Londres. Cela faisait deux semaines qu’elle était là à donner des conférences à Cambridge et sur la rive sud, à propos de ses nouvelles recherches sur Gandhi et B.R. Ambedkar. A Heathrow [l’aéroport international de Londres], elle me dit assez tranquillement que des gens, en Inde, brûlait ses effigies. « Il semblerait que je pousse les Gandhiens à la violence », dit-elle en riant, « mais je suis déçue par la qualité des effigies ».

Nous avons ensuite pris l’avions pour Stockholm pour rejoindre Dan, qui assistait à la cérémonie des Right Livelihood Awards — que certains appellent le prix Nobel Alternatif — parce qu’Ed était un des lauréats. De là-bas, nous prendrions l’avion pour Moscou.

Les rues de Stockholm étaient si propres qu’on aurait pu manger par terre.

Lors de notre première nuit, il y eut un dîner à un musée nautique qui avait comme pièce centrale de sa structure moderne, l’épave entière d’un navire de guerre en bois du 16ème siècle. Le Wasa, considéré comme le Titanic des désastres suédois, avait été construit sous les ordres d’un des nombreux rois assoiffé de pouvoir et souhaitant contrôler les mers et le futur. Il était si chargé en armes et lourd sur l’avant, qu’il chavira et coula avant même d’avoir quitté le port.

C’était un diner classique pour les droits humains, somme toute: de la nourriture gastronomique et des bonnes intentions, une chorale chantant de magnifiques chants de Noël. Je m’amusais à observer la Arundhati Roy quasi-pathologiquement anti-gala essayer de masquer son désarroi. Ce n’est pas pour elle, comme on dit. Dan était occupé et très demandé, il rencontrait des gens, donnait des interviews.

Nous l’apercevions de temps en temps — et en profitions pour le saluer rapidement.

La remise des prix eut lieu dans le parlement suédois. Arundhati Roy et moi-même fument gracieusement invités. Nous étions en retard. Nous avons alors réalisé que si aucun de nous n’était à l’aise dans les halls des parlements de nos propres pays, c’était absurde d’aller nous emmerder dans le parlement suédois. Nous avons donc rôdé dans les couloirs comme des délinquants, jusqu’à ce que l’on trouve un petit balcon d’où observer la cérémonie. Nous avions vu, face à nous, sur nos sièges vides. Les discours étaient longs. Nous sommes sortis, avons marché à travers les grands couloirs, et sommes tombés sur un hall vide où se trouvait un banquet. Une métaphore était là quelque part. J’ai rallumé mon magnéto:

JC : Ça rime à quoi, la bienfaisance comme instrument politique ?

AR : C’est une vieille blague, c’est ça ? Si vous voulez contrôler quelqu’un, soutenez-le. Ou épousez-le.

(Rires)

JC : La politique du maquereau…

AR : Infiltrez-vous dans la résistance, capturez-la, financez-la.

JC : Domestiquez-la…

AR : Rendez-la dépendante de vous. Transformez-la en projet artistique ou en un produit quelconque. À la minute où votre pensée radicale devient une opération institutionnalisée et subventionnée, vous êtes dans de beaux draps. Et  c’est habilement ficelé. Tout n’est pas mauvais. Certains font vraiment du bon boulot.

JC : Comme l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles)…

AR : Ils reçoivent de l’argent de la Fondation Ford, c’est ça ? Mais ils font un excellent travail. On ne peut pas reprocher aux gens le travail qu’ils accomplissent, lorsqu’on les prend individuellement.

JC : Les gens veulent faire quelque chose de bien, d’utile…

AR : Oui. Et ce sont ces bonnes intentions qui sont embrigadées et mises à contribution. C’est compliqué. Imagine un collier de perles. Les perles prises séparément peuvent être très belles, mais lorsqu’elles sont enfilées, elles ne sont plus libres de sautiller à leur guise. Lorsqu’on regarde autour de soi et qu’on voit le nombre d’ONG qui sont subventionnées par les Fondations Ford, Rockefeller ou Gates, il doit y avoir quelque chose qui ne va pas, non? Ils transforment des radicaux potentiels en bénéficiaires de leurs largesses — et puis, de façon très subtile, sans en avoir l’air — ils circonscrivent les limites de la politique radicale. Et vous êtes viré si vous désobéissez… viré, privé de financement, qu’importe. Et puis il y a toujours ce jeu qui consiste à faire rivaliser ceux qui sont financés avec ceux qui ne le sont pas, un jeu dans lequel celui qui finance occupe le devant de la scène. Donc, ce que je veux dire c’est que je ne suis pas contre le fait qu’il y ait des subventions — parce que nous sommes à court de solutions — mais nous devons nous demander si c’est nous qui promenons le chien ou si c’est le chien qui nous promène. Ou encore qui est le chien et qui nous sommes.

JC : Je suis incontestablement le chien… et j’ai incontestablement été promené.

AR : Partout — pas seulement aux USA… réprimez, tabassez, abattez, emprisonnez ceux que vous pouvez et déversez de l’argent sur ceux que vous ne pouvez pas atteindre — et débarrassez-les progressivement de leurs piquants. Ils sont en train de créer ce que nous appelons en Inde des Paaltu Sher, qui signifie Tigres Apprivoisés. Comme une résistance factice… pour que vous puissiez vous défouler sans provoquer le moindre dégât.

JC : La première fois que tu t’es exprimée au Forum Social Mondial… c’était quand déjà ?

AR : En 2002 je crois, à Porto Alegre… juste avant l’invasion US de l’Irak.

JC : Puis tu as été à celui de Mumbai en 2004 et c’était…

AR : Complètement ONGisé. Un si grand nombre d’activistes majeurs s’étaient transformés en agents de voyage, réduits à s’occuper de tickets, d’argent et du transport des gens. Le forum a tout d’un coup déclaré : « Uniquement de la non-violence, pas de luttes armées… ». Ils étaient devenus gandhiens.

JC : Donc quiconque impliqué dans la résistance armée…

AR : Tous éliminés. Un grand nombre des luttes radicales étaient éliminées. Et je me suis dit, bordel de merde. La question que je pose est la suivante : si on a, disons, des gens vivant dans des villages au fin fond de la forêt, à quatre jours de marche de toute civilisation, et qu’un millier de soldats débarquent, brûlent leurs villages, tuent et violent les gens pour les faire fuir, parce que des compagnies minières veulent s’approprier leur terre — quelle forme de non-violence serait conseillée par ces fidèles partisans de l’establishment? La non-violence c’est du théâtre politique radical.

JC : Efficace uniquement en présence d’un public…

AR : Exactement. Et qui peut attirer un public ? Il faut du capital, des stars, pas vrai ? Gandhi était une superstar. Les habitants de la forêt ne possèdent pas ce capital, cette force d’attraction. Ils n’auront donc pas de public. La non-violence devrait constituer une tactique — et non une idéologie prêchée par ceux qui sont à l’extérieur du conflit aux victimes de violence massive… Pour moi, je pense avoir évolué lorsque j’y ai vu clair.

JC : Tu commences à sentir le parfum des enzymes digestifs…

AR : (Rire) Mais tu sais, la révolution ne peut pas être financée. Ce n’est pas l’imagination des trusts et des fondations qui va apporter un véritable changement.

JC : Mais quel est le grand jeu derrière tout ça ?

AR : Le grand jeu consiste à préserver le Marché Libre. Ajustement Structurel, Privatisation, fondamentalisme du libre-échange, le tout dissimulé derrière le masque de la Démocratie et de l’État de droit. Bon nombre d’ONG financées par des fondations capitalistes — pas toutes mais beaucoup d’entre elles — deviennent les missionnaires de la « nouvelle économie ». Elles manipulent votre imagination, manipulent le langage. La notion de « droits de l’homme », par exemple — me dérange parfois. Pas en soi, mais parce que le concept de droits humains a remplacé l’idée de justice, qui est bien plus importante. Les droits humains sont des droits fondamentaux, c’est le minimum qu’on puisse exiger. Trop souvent, ils deviennent le but en soi. Ce qui devrait être le minimum devient le maximum — tout ce que nous sommes censés espérer — mais les droits humains, ce n’est pas suffisant. Le but est, et doit toujours être, la justice.

Voir, à ce propos, l'excellent documentaire de Wilfried Huismann, "Le silence des pandas"

[A propos des grandes ONGs, il faut voir ce documentaire sur le WWF:]

Voir, à ce propos, l'excellent documentaire de Wilfried Huismann, "Le silence des pandas"

JC : Le terme droits humains est, ou peut-être, pacificateur, en quelque sorte, occupant  dans l’imaginaire politique l’espace qui devrait être dévolu à la justice ?

AR : Prends le conflit israélo-palestinien, par exemple. Si on observe les cartes de 1947 à aujourd’hui, on constate qu’Israël a englouti pratiquement tout le territoire palestinien avec ses colonies illégales. Pour parler de justice dans cette bataille, il faut parler de ces colonies. Mais si on ne parle que des droits de l’homme, alors on peut dire : « Oh, le Hamas viole les droits de l’homme » et « Israël viole les droits de l’homme ».  Donc, les deux sont mauvais.

JC : On peut en faire une équivalence…

AR : …alors que ce n’en est pas une. Mais ce discours des droits de l’homme, c’est un très bon angle pour la télé — cette industrie de la condamnation et de l’analyse des grandes atrocités (rires). Qui se sort blanc comme neige de l’analyse des atrocités? Les États se sont octroyé le droit de légitimer la violence — et donc qui se retrouve criminalisé et délégitimé ? Uniquement — bon, c’est un peu excessif – disons que c’est habituellement, la résistance.

JC : Donc le terme droits de l’homme peut priver la justice d’oxygène ?

AR : Les droits de l’homme retirent l’histoire de la justice.

JC : La justice bénéficie toujours d’un contexte…

AR : J’ai l’air de dénigrer les droits de l’homme…. Ce n’est pas le cas. Tout ce que je veux dire c’est que l’idée de justice — ne serait-ce que le fait de rêver de justice — est révolutionnaire. Le langage des droits de l’homme a tendance à accepter un statu quo qui est intrinsèquement injuste — tout en essayant de demander des comptes aux responsables de ce statu quo. Mais à vrai dire, bien sûr, ce qui bloque tout, c’est que violer les droits de l’homme fait partie intégrante du projet du néo-libéralisme et de l’hégémonie mondiale.

JC : …dans la mesure où ce n’est que par la violence que ces politiques peuvent être mises en œuvre.

AR : Par aucun autre moyen — mais parlez suffisamment fort des droits de l’homme et cela donnera l’impression que la démocratie est à l’œuvre, que la justice est à l’œuvre. Il fut un temps où les USA déclenchaient des guerres pour renverser des démocraties, parce que, en ce temps-là la démocratie représentait une menace pour le libre-échange. Certains pays nationalisaient leurs ressources, protégeaient leurs marchés… Donc, les vraies démocraties étaient renversées. Elles ont été renversées en Iran, dans toute l’Amérique Latine, au Chili…

JC : La liste est trop longue…

AR : Maintenant nous sommes dans une situation où la démocratie a été emmenée à l’atelier de réparation pour être rafistolée, remodelée de manière à être favorable à l’économie de marché. Donc maintenant; les USA mènent des guerres pour installer des démocraties. D’abord il fallait les renverser, et maintenant il faut les installer, pas vrai ? Et l’émergence de toutes ces ONG financées par le capital dans le monde moderne, la notion de RSE, responsabilité sociale des entreprises — tout ça fait partie de la même Nouvelle Démocratie Contrôlée. Dans ce sens, tout cela fait partie de la même machine.

JC : Des tentacules de la même pieuvre.

AR : Ils ont occupé l’espace laissé libre lorsque les « ajustements structurels » ont contraint les États à réduire les dépenses publiques — dans les domaines de la santé, de l’éducation, des infrastructures, de l’approvisionnement en eau — transformant ce qui aurait dû être des droits, à l’éducation, aux soins etc., en activités charitables accessibles à quelques-uns. Peace, Inc. (Paix SARL) est parfois aussi inquiétante que War, Inc. [Guerre SARL, titre du film de Joshua Seftel dans lequel joue John Cusack, NdE]. C’est un moyen de contrôler la colère publique. Nous sommes tous sous contrôle et nous ne le savons même pas… Le FMI et la Banque Mondiale, les entités les plus opaques et les plus secrètes qui soient, mettent des millions dans le ONG qui luttent contre la « corruption » et pour la « transparence ». Ils veulent l’État de droit, tant que ce sont eux qui font les lois. Ils veulent la transparence pour uniformiser une situation, de manière à ce que les capitaux puissent circuler librement. Embastillez le Peuple, Libérez l’Argent. La seule chose qui soit autorisée à circuler librement aujourd’hui — sans entraves — partout dans le monde, c’est l’argent… le capital.

JC : C’est juste une question de rentabilité, n’est-ce pas ? Des marchés stables, un monde stable… Il y a une grande violence dans l’idée d’un « climat d’investissement » uniformisé.

AR : En Inde, c’est une expression que nous utilisons de façon interchangeable avec le mot « massacre ». Marchés stables, monde instable. La rentabilité. Tout le monde en entend parler. Tellement que ça vous donne envie d’être pro-inefficacité et pro-corruption. (Rire) Mais sérieusement, si on examine l’histoire des Fondations Ford et Rockefeller, en Amérique Latine, en Indonésie, où presque un million de personnes, principalement des communistes, ont été tuées par le Général Suharto, qui était soutenu par la CIA, en Afrique du Sud, lors du mouvement des droits civiques aux USA? Ou même maintenant, c’est très troublant. Elles ont toujours travaillé avec le département d’État US.

JC : Et pourtant, maintenant, Ford finance The Act of Killing (L’acte de tuer, documentaire de Joshua Oppenheimer et Christine Cynn) — le film qui traite de ces mêmes massacres. Ils établissent le profil des bouchers mais pas celui de leurs maîtres. Ils ne suivront pas la trace de l’argent.

AR : Ils ont tellement d’argent qu’ils peuvent tout financer, de très mauvaises choses comme des choses très bien — des documentaires, la planification des armes nucléaires, les droits liés au genre, des conférences féministes, des festivals de cinéma et de littérature, des chaires universitaires… tout, tant que cela ne bouscule pas le « marché » et le statu quo économique. Une des « bonnes œuvres » de Ford a consisté à financer le CFR, le Council of Foreign Relations, qui travaillait en étroite collaboration avec la CIA. Depuis 1946, tous les présidents de la Banque Mondiale sont issus du CFR. Ford a financé la RAND, Research and Development Corporation, qui travaille en étroite collaboration avec les forces armées US.

JC : C’est là que travaillait Dan. C’est là qu’il a mis la main sur les papiers du Pentagone.

AR : Les papiers du Pentagone (Pentagon Papers)… Je n’en croyais pas mes yeux en les lisant… ces histoires de bombardement de barrages, de famines planifiées… J’ai rédigé une introduction à une édition de For Reasons of State de Noam Chomsky, où il analyse les papiers du Pentagone. Il y avait un chapitre dans le livre intitulé « The Backroom Boys » — peut-être que ce n’était pas dans les papiers du Pentagone, je ne me souviens plus… mais il y avait une lettre ou quelque chose de ce genre, émanant peut-être de soldats sur le terrain, et qui expliquait que c’était génial d’avoir mélangé le phosphore blanc avec le napalm… « ça colle aux Viets comme de la merde à une couverture et ça les brûle jusqu’à l’os. » Ils étaient contents parce que le phosphore blanc continuait à brûler même lorsque les Vietnamiens frappés par les bombes essayaient de sauter dans l’eau pour arrêter le feu qui les dévorait…

JC : Tu connais ça par cœur ?

AR : Je ne peux pas oublier ; ça m’a brûlée jusqu’à l’os… J’ai grandi au Kerala, tu te souviens. Un pays communiste…

JC : Tu étais en train d’expliquer comment la Fondation Ford avait financé la RAND et le CFR.

AR : (Rires) Oui… c’est une comédie de chambre à coucher… ou plutôt une tragédie de chambre à coucher… au fait, est-ce que ce genre existe? Ford a financé le CFR et RAND. Robert McNamara est passé de la direction de Ford Motors au Pentagone. Donc, comme tu peux le constater, nous sommes cernés.

JC : …et pas seulement par le passé.

Julian Assange

AR : Non — par l’avenir aussi. L’avenir c’est Google, n’est-ce pas ? Dans le livre de Julian Assange — un livre brillant — When Google Met Wikileaks (Quand Google a rencontré Wikileaks), il suggère qu’il n’y a pas une grande différence entre Google et la NSA. L’une des trois personnes qui ont accompagné Eric Schmidt — PDG de Google — pour interviewer Julian, était Jared Cohen, directeur de Google Ideas — ancien du département d’État et conseiller ou quelque chose de ce genre au CFR, conseiller de Condeleezza Rice et d’Hillary Clinton. Les deux autres étaient Lisa Shields et Scott Malcolmson, également anciens du département d’État et du CFR. C’est du sérieux. Mais quand on parle des ONG, il y a une chose à laquelle on doit faire attention…

JC : Laquelle ?

AR : Quand les attaques contre les ONG viennent de l’autre bord, l’extrême-droite, alors ceux d’entre nous qui avaient entrepris de critiquer les ONG d’un point de vue totalement différent, nous aurons l’air fin… aux yeux des libéraux nous serons les méchants…

JC : Encore une fois, dresser les « financés » contre ceux qui ne le sont pas.

AR : Par exemple en Inde, le nouveau gouvernement — les membres de la droite radicale hindoue qui veulent que l’Inde devienne une « Nation Hindoue » — eh bien ce sont des fanatiques. Des bouchers. Les massacres constituent leurs campagnes électorales officieuses — orchestrés dans le but de diviser les communautés et rapporter des votes.  C’est ce qui s’est passé au Gujarat en 2002, et cette année, à la veille des élections générales, dans le district de Muzaffarnagar, des dizaines de milliers de Musulmans ont dû fuir leurs villages et s’installer dans des camps. Certains de ceux qui ont été accusés de tous ces meurtres occupent aujourd’hui des postes de ministres. Face à leur cautionnement de massacres purs et simples, dont ils se glorifient,  on en devient nostalgiques de l’hypocrisie du discours des droits de l’homme. Mais maintenant, si les ONG  des « droits de l’homme » émettent le moindre bruit, ne serait-ce qu’un chuchotement… ce gouvernement les fera taire. Et il peut le faire, très facilement. Il leur suffira de s’en prendre à ceux qui versent de l’argent… et ceux-là, quels qu’ils soient, en particulier ceux qui s’intéressent à l’énorme « marché » indien, se soumettront ou se carapateront de l’autre côté. Ces ONG sauteront parce que ce sont des chimères. Elles ne sont pas solidement ancrées dans la société parmi les gens, vraiment, donc elles disparaîtront purement et simplement. Même la résistance factice qui a sucé la moelle de la véritable résistance sera anéantie.

JC : Tu crois que Modi va réussir à long terme ?

AR : C’est difficile à dire. Il n’y a pas de véritable opposition tu sais. Il détient une majorité absolue et il contrôle entièrement son gouvernement. Lui-même ne faisant confiance à aucun membre de son entourage — et je pense que c’est le cas de la plupart des gens qui ont un passé trouble — il a entrepris d’interagir directement avec le peuple. Le gouvernement est secondaire. Les institutions publiques sont occupées par ses acolytes, les programmes scolaires et universitaires sont remodelés, l’histoire est réécrite de manière absurde. Tout cela est très dangereux. Et une grand partie de la jeunesse, les étudiants, la masse des gens branchés sur les nouvelles technologies, la classe moyenne instruite, les grandes entreprises, sont avec lui la droite hindoue est avec lui. Il abaisse le niveau du discours public en disant des choses comme : « Oh, ce sont les Hindous qui ont inventé la chirurgie esthétique dans les Védas parce que sinon comment aurions-nous pu avoir un dieu à tête d’éléphant ? »

JC : (En riant) Il a dit ça?

AR : Oui ! C’est dangereux. Par ailleurs, c’est tellement ringard que je ne sais pas combien de temps ça peut durer. Mais pour le moment, les gens portent des masques de Modi et l’acclament… Il a été élu démocratiquement. On ne peut pas échapper à ça. C’est la raison pour laquelle lorsque les gens se réfèrent au « peuple » ou au « public » comme s’il s’agissait du dernier dépositaire de toute morale, il m’arrive de tiquer.

JC : Comme on dit : « Le kitsch est le masque de la Mort »…

AR : C’est à peu près ça. Mais d’un autre côté, bien qu’il n’ait pas de véritable opposition au Parlement, l’Inde est un pays très intéressant… il n’existe pas d’opposition officielle, mais il y a une authentique opposition sur le terrain. Si on se déplace — il y a toutes sortes de gens, des gens brillants… des journalistes, des cinéastes, que l’on aille au Cachemire, la partie indienne, ou dans un village adivasi (d’aborigènes) sur le point d’être submergé par un réservoir de barrage — leur niveau de compréhension de tout ce dont nous avons parlé — la surveillance, la mondialisation, l’ONGisation — est tellement élevé, tu sais? La sagesse des mouvements de résistance, qui sont mis à poil et au pied du mur, est incroyable. Donc… je compte sur eux et je garde la foi. (Rires)

JC : Donc ça n’a rien de nouveau pour toi… le débat sur la surveillance de masse ?

AR : Bien sûr, les détails sont quelque chose de nouveau pour moi, la partie technique et l’étendue de tout ça – mais pour beaucoup d’entre nous en Inde, qui ne nous considérons pas comme « innocents », la surveillance est une chose dont nous avons toujours été conscients. La plupart de ceux qui ont été sommairement exécutés par l’armée ou par la police — nous appelons ça des « confrontations » — ont été trouvés en pistant leurs portables. Au Cachemire, cela fait des années qu’ils surveillent chaque appel téléphonique, chaque e-mail, chaque compte Facebook — ça plus les portes qu’on défonce, les tirs dans les foules, les arrestations de masse, la torture qui éclipse Abou Ghraïb. C’est pareil en Inde centrale.

JC : Dans la forêt où tu es allée Marcher avec les Camarades ?

AR : Oui. Là où les gens les plus pauvres du monde ont immobilisé quelques-unes des compagnies minières les plus riches. Ce qui est très ironique c’est que des gens qui vivent dans des endroits isolés, qui sont illettrés et ne possèdent pas de télés, sont d’une certaine façon plus libres parce qu’ils sont hors d’atteinte de l’endoctrinement par les médias de masse modernes. Une guerre civile virtuelle est en cours là-bas et peu de gens le savent. De toute façon, avant que j’aille dans la forêt, un commissaire de police m’a dit : « Quiconque traverse cette rivière, peut être abattu sans sommation par mes hommes. » La police nomme « Pakistan » la zone qui se situe de l’autre côté de la rivière. Enfin, bon, ensuite le flic m’a dit : « Tu sais, Arundhati, j’ai dit à mes supérieurs que quel que soit le nombre de policiers qu’on postera dans cette zone, dans la forêt, nous ne pourrons pas gagner cette bataille par la force — le seul moyen de la gagner sera de mettre une télé dans chaque maison tribale parce que ces tribus ne connaissent pas la cupidité ». Il voulait dire que regarder la télé leur apprendrait la cupidité.

JC : La cupidité… Il ne s’agit que de ça dans tout ce cirque… hein ?

AR : Oui.

À Moscou


Edward Snowden, John Cusack et Arundhati Roy

JC : C’était notre dernière nuit à Moscou. Nous sommes allés nous promener sur la Place Rouge. Le Kremlin était illuminé. Dan est allé s’acheter un bonnet cosaque en fourrure. Nous marchions prudemment sur la périlleuse couche de glace qui recouvrait la Place Rouge, en essayant de deviner où pouvait bien se trouver la fenêtre de Poutine et s’il était encore au travail. Roy continuait à parler comme si elle était encore dans la chambre 1001 :

AR : Les rendements décroissants du génocide… sous quelle rubrique faut-il les classer ? Maths ou économie ? La zoologie, je dirais. Mao a dit qu’il était prêt à ce que des millions de Chinois périssent dans une guerre nucléaire pourvu que la Chine survive… Je commence à trouver ça de plus en plus écœurant que nos calculs ne concernent que les humains… Annihilez la vie sur terre, mais sauvez la nation… sous quelle rubrique ? Stupidité ou folie ?

JC : Services sociaux… D’après toi, de quoi ces cinglés auraient-ils l’air en code binaire ?

AR : Ça leur irait comme un gant. Quand on pense à toute cette violence, tout ce sang… tout ce qui a été détruit pour créer les grandes nations, les USA, l’Australie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France, la Belgique — et même l’Inde et le Pakistan.

JC : L’Union Soviétique…

AR : Oui. Après avoir autant détruit pour les faire naître, il nous faut des armes nucléaires pour les protéger — et le dérèglement climatique pour soutenir leur mode de vie… un projet d’annihilation à double tranchant.

JC : Nous devons tous nous prosterner devant les drapeaux.

AR : Et — autant le dire maintenant pendant que je suis sur la Place Rouge — devant le capitalisme. Chaque fois que je prononce le mot capitalisme, tout le monde s’imagine que…

JC : Tu dois être marxiste.

AR : Il y a beaucoup de marxisme en moi, vraiment… mais la Russie et la Chine ont eu leurs révolutions sanglantes et tout en étant communistes, elles se faisaient la même idée de la production de richesse — qui est de l’arracher des entrailles de la terre. Et maintenant, elles en sont arrivées à la même idée pour finir… tu sais, le capitalisme. Mais le capitalisme échouera, aussi. Il nous faut imaginer autre chose. D’ici là, nous sommes tous logés à la même enseigne…

JC : En pleine errance…

AR : Pendant des milliers d’années, on a pris des décisions idéologiques, philosophiques et concrètes. Elles ont altéré la surface de la terre, l’intégrité de nos âmes. Pour chacune de ces décisions, il y avait peut-être une autre décision qui aurait pu être prise, qui aurait dû être prise.

JC : Qui peut être prise…

AR : Bien sûr. Mais je n’ai pas « l’idée de génie ». Je n’ai même pas l’arrogance de vouloir avoir « l’idée de génie ». Mais je crois que la loi de la résistance au pouvoir est aussi ancienne que la loi de l’accumulation du pouvoir. C’est ce qui permet de maintenir l’équilibre de l’univers… le refus d’obéir. Je veux dire qu’est-ce qu’un pays ? Ce n’est qu’une unité administrative, une municipalité glorifiée. Pourquoi lui attribuons-nous une dimension ésotérique et le protégeons-nous avec des bombes nucléaires ? Je ne peux pas me prosterner devant une municipalité… ce n’est tout simplement pas intelligent. Les salauds feront ce qu’ils ont à faire, et nous ferons ce que nous avons à faire. Même s’ils nous anéantissent, passerons de l’autre côté?

(John Cusack): Je l’ai regardée et je me suis demandé quels ennuis l’attendaient là-bas en Inde… un vieux proverbe yougoslave me vint à l’esprit : « Dis la vérité et cours. » Mais certains personnages ne courront pas… même si peut-être, ils devraient le faire. Ils savent que montrer de la faiblesse ne fait qu’enhardir les salauds…

Elle se retourna vers moi brusquement et me remercia d’avoir organisé la rencontre avec Edward Snowden. « Il se présente comme un homme pragmatique et impassible, mais seule la passion a pu le pousser à faire ce qu’il a fait. Il n’est pas que pragmatique. C’est ce que j’avais besoin de savoir. »

Nous gardions un œil sur Dan, au loin, qui marchandait avec le marchand de chapkas. Je craignais qu’il ne glisse sur la glace.

« Donc pour mémoire, Mme Roy », lui demandais-je, « en tant que personne ayant ‘beaucoup de marxisme’ en elle, quel effet cela fait-il d’arpenter le sol gelé de la Place Rouge ? » Elle hocha la tête avec un air de sagesse, faisant mine de prendre au sérieux ma question de talk-show. « Je pense qu’elle devrait être privatisée…remise à une fondation qui travaille sans relâche à l’autonomisation de la population carcérale féminine, à l’abolition du travail des enfants  et à l’amélioration des relations entre les mass-média et les compagnies minières. Peut-être celle de Bill et Melinda Gates. »

Elle sourit tristement… Je pouvais presque entendre les carillons de sa pensée harmonieuse, aussi clairement que ceux des cloches de l’église qui emplirent l’air glacial et que le souffle du vent lacérant cette sombre nuit d’hiver.

« Écoute mec, » dit-elle. « Dieu est de retour sur la Place Rouge ».

4. Quel sera l’objet de notre amour ?
Les êtres humains semblent incapables de vivre sans guerre, mais ils sont aussi incapables de vivre sans amour
par Arundhati Roy

Le non-sommet de Moscou n’était pas une interview formelle. Ni un rendez-vous clandestin de polar d’espionnage. L’aspect positif qui en a découlé c’est que nous avons échappé à la réglementation diplomatique et à la prudence d’usage que l’on déploie autour d’Edward Snowden. Ce qui est dommage en revanche c’est que les plaisanteries, l’humour et les réparties de la chambre 1001 ne peuvent pas être reproduites. Ce non-sommet ne peut pas être retranscrit avec tous les détails qui mériteraient d’être mentionnés. Pourtant, on ne peut absolument pas ne pas les retranscrire. Parce qu’il a eu lieu. Et parce que le monde est un mille-pattes qui avance petit à petit grâce à des millions de vraies conversations. Et celle que nous avons eue en était sans aucun doute, une.

Ce qui était important, peut-être même davantage que ce qui a été dit, c’était l’esprit qui régnait dans la chambre. Il y avait Edward Snowden qui, après le 11 septembre et selon ses propres mots a « immédiatement chanté les louanges de Bush » et s’est engagé pour la guerre en Irak. Et il y avait ceux d’entre nous qui, après le 11 septembre, avaient fait exactement l’inverse. Il était un peu tard pour cette conversation-là, bien sûr. L’Irak a été pratiquement détruit. Et à l’heure actuelle, la carte de ce qu’on nomme avec condescendance le « Moyen-Orient » a été sauvagement redessinée (une fois de plus). Et malgré tout, nous étions là, tous ensembles, conversant dans un hôtel étrange en Russie.

Étrange, ça l’était sans conteste. Le hall opulent du Ritz-Carlton de Moscou, grouillait de millionnaires saouls, grisés par un enrichissement récent, et de superbes jeunes femmes, mi-paysannes, mi-top models, accrochées aux bras d’hommes serviles — des gazelles en route pour la célébrité et la fortune, payant leur dû aux satyres qui les y conduiraient. Dans les couloirs on tombait sur de grosses bagarres, des gens chantant à tue-tête et des serveurs en livrée entrant ou sortant des chambres en poussant silencieusement des chariots encombrés de nourriture et d’argenterie. Dans la chambre 1001, nous étions si près du Kremlin qu’en passant la main par la fenêtre, on pouvait presque le toucher. Nous étions au plus profond de l’hiver russe, auquel on n’a pas accordé le crédit qu’il méritait pour le rôle qu’il a joué lors de la deuxième guerre mondiale.

Daniel Ellsberg

Edward Snowden était beaucoup plus petit que je ne le pensais. Petit, svelte et d’apparence soignée, il faisait penser à un chat. Il salua Dan avec enthousiasme et nous avec chaleur.

« Je sais pourquoi vous êtes là, me dit-il en souriant.

– Pourquoi?

– Pour me radicaliser. »

J’éclatai de rire. Nous nous installâmes un peu partout, l’un juché sur un tabouret, les autres sur des chaises ou sur le lit de John.

Dan et Ed étaient si heureux de se rencontrer et avaient tant de choses à se dire, qu’il nous parut quelque peu impoli de nous immiscer dans leurs échanges. Par moments ils adoptaient un langage codé et mystérieux : « Je suis passé directement de citoyen anonyme à TSSCI (Top Secret / Sensitive Compartmented Information). » « Non, parce que, encore une fois, il ne s’agit pas du tout de la DS, mais de la NSA. À la CIA, on l’appelle COMO. » « …Elle a un rôle similaire, mais bénéficie-t-elle d’un appui? » « PRISEC ou PRIVAC? » « On commence par être habilité « confidentiel ». Ensuite tout le monde accède aux niveaux d’habilitation TS (Top secret), SI, TK, et Gamma… Personne ne sait de quoi il s’agit… »

Il a fallu un moment avant que je ne me sente prête à les interrompre. La réponse désarmante de Snowden à ma question concernant la photo où on le voit tenir le drapeau US dans ses bras a été de lever les yeux au ciel et de dire : « Oh, je ne sais pas. Quelqu’un m’a tendu un drapeau et ils ont pris une photo. » Et quand je lui demandai pourquoi il avait soutenu la guerre en Irak, alors que des millions de gens à travers la planète manifestaient contre, il répliqua de façon tout aussi désarmante : « Je me suis fait avoir par la propagande. »

Dan a parlé assez longuement du fait qu’il serait étonnant que des citoyens US entrant au Pentagone et à la NSA aient lu beaucoup de livres sur l’exceptionnalisme US et l’histoire de ses guerres. (Et une fois dedans, ces sujets ne les intéresseraient probablement pas). Lui et Ed avaient assisté à ça en direct et en temps réel, et avaient été suffisamment horrifiés pour mettre en jeu leur vie et leur liberté lorsqu’ils ont décidé de devenir lanceurs d’alerte. Ce qu’ils avaient tous deux clairement en commun, c’était un sens aigu de la probité morale — de la notion de bien et de mal. Un sens de la probité qui était de toute évidence à l’œuvre pas seulement lorsqu’ils ont décidé de lancer l’alerte sur ce qu’ils pensaient être moralement inacceptable, mais aussi lorsqu’ils se sont engagés dans leurs métiers — Dan pour sauver son pays du communisme, Ed pour le sauver du terrorisme islamiste. Ce qu’ils ont fait lorsqu’ils ont perdu leurs illusions était si galvanisant, si spectaculaire, qu’ils en sont venus à être identifiés par ce seul acte de courage moral.

J’ai demandé à Ed Snowden ce qu’il pensait de la capacité de Washington de détruire des pays et de son incapacité à gagner une guerre (malgré la surveillance de masse). Je crois que la question était formulée d’une manière pas très polie — quelque chose comme « Quelle est la dernière fois que les USA ont gagné une guerre? » Nous nous sommes demandé si les sanctions économiques et l’invasion de l’Irak qui a suivi pouvaient être qualifiées de génocide. Nous avons discuté du fait que la CIA savait — et se préparait à ça — que le monde se dirigeait vers une guerre pas uniquement entre pays mais aussi dans les pays, dans laquelle la surveillance de masse serait nécessaire pour contrôler les populations. Et aussi comment les armées étaient transformées en forces de police pour administrer les pays qu’elles avaient envahis et qu’elles occupaient, tandis que la police, même dans des endroits comme l’Inde, le Pakistan, Ferguson, Missouri, aux USA — étaient entraînées à agir comme des armées pour réprimer des insurrections internes.

Ed a parlé assez longuement du fait que nous « entrons comme des somnambules dans un État de surveillance totale. » Et là je le cite parce que c’est quelque chose qu’il a souvent répété : « Si nous ne faisons rien, nous entrons comme des somnambules dans un État de surveillance totale où nous avons à la fois un super-État qui détient une capacité illimitée d’user de la force et une capacité illimitée de savoir sur qui elle va s’exercer — et cette combinaison est très dangereuse. C’est l’avenir sombre que nous avons devant nous. Le fait qu’ils sachent tout de nous et que nous ne sachions rien d’eux – du fait qu’ils s’entourent de secret, qu’ils sont privilégiés, qu’ils appartiennent à une classe à part…l’élite, la classe politique, celle qui détient les ressources — nous ne savons pas où ils vivent, nous ne savons pas ce qu’ils font, nous ne savons pas qui sont leurs amis. Ils ont la capacité de tout savoir sur nous. C’est la direction que prend l’avenir, mais je pense que cela peut évoluer de différentes manières… »

J’ai demandé à Ed si la NSA ne faisait que feindre d’être irritée par ses révélations ou si elle n’était pas en réalité secrètement ravie d’être réputée comme « l’Agence qui voit tout et qui sait tout » — parce que cela permet de maintenir les gens dans un état de peur, d’instabilité, constamment sur leurs gardes et faciles à gérer.

Dan a expliqué comment, même aux USA, on n’était qu’à un 11 septembre d’un État policier :

« Nous ne sommes pas à l’heure actuelle dans un État policier, pas encore. Je parle de ce qui pourrait advenir. Je me rends bien compte que je ne devrais pas dire les choses de cette manière…Les Blancs, la classe moyenne, dont je fais partie, ne vivent pas dans un État policier…Les Noirs, les pauvres, vivent dans un État policier. La répression commence avec les demi-blancs, les Moyen-orientaux, ainsi que toute personne qui s’associerait à eux, et s’étend à partir de là…Nous n’avons pas un État policier. Un 11 septembre de plus, et je crois que nous aurons des centaines de milliers d’arrestations. Des Moyen-Orientaux et des Musulmans seront mis dans des camps de détention ou expulsés. Après le 11 septembre, des milliers de personnes ont été arrêtées sans mise en accusation… Mais là je parle de l’avenir. Je parle de quelque chose qui serait de l’ordre de ce qu’on a fait aux Japonais pendant la Deuxième guerre mondiale. Je parle de centaines de milliers dans des camps ou expulsés. Je pense que la surveillance peut être mise en relation avec ça. Ils sauront à qui s’en prendre. Ils ont déjà recueilli les données. »

(Alors qu’il disait cela, je me suis demandée, bien que je n’aie pas posé la question : comment les choses se seraient-elles passées si Snowden n’avait pas été Blanc ?)

Nous avons parlé de guerre, de cupidité, de terrorisme et de ce qui pourrait en être une définition précise. Nous avons parlé de pays, de drapeaux et de la signification qu’il faut donner au patriotisme. Nous avons parlé de l’opinion publique et du concept de morale publique et à quel point elle peut être changeante et facilement manipulable.

Ce n’était pas une conversation du type « questions-réponses ». Nous formions un groupe incongru. Ole, moi-même et trois Américains trouble-fête. John Cusack, qui a imaginé et organisé cette réunion de perturbateurs, est issu d’un milieu de musiciens, écrivains, acteurs, athlètes qui ont refusé de se laisser prendre à toutes ces conneries, même lorsqu’elles étaient superbement emballées.

Qu’adviendra-t-il d’Edward Snowden ? Pourra-t-il un jour retourner aux USA ? Ses chances semblent bien faibles. Le gouvernement US — tant l’État profond que les deux grands partis politiques — veulent le punir pour l’énorme tort qu’il a fait subir à l’establishment sécuritaire. (Ils ont eu Chelsea Manning et les autres lanceurs d’alerte là où ils voulaient les mettre, en taule). S’ils ne parviennent pas à tuer ou à incarcérer Snowden, ils doivent utiliser tout ce qui est en leur pouvoir pour limiter les dégâts qu’il a occasionnés et qu’il continue à provoquer. Un des moyens pour y parvenir serait de contenir et de s’approprier le débat autour des lanceurs d’alerte et de l’orienter dans une direction qui les arrangerait. Et ils ont, dans une certaine mesure, réussi à faire ça. Dans le débat Sécurité Publique contre surveillance de masse et qui se déroule dans les médias occidentaux établis, l’Objet de l’Amour? Ce sont les USA. Les USA et leurs actes. Sont-ils moraux ou immoraux ? Bons ou mauvais ? Les lanceurs d’alerte sont-ils des patriotes ou des traîtres ? A l’intérieur de cette matrice de moralité restreinte, d’autres pays, d’autres cultures, d’autres conversations — même en étant victimes de guerres US — apparaissent la plupart du temps seulement en tant que témoins du procès principal. Ils soutiennent soit l’indignation de l’accusation soit celle de la défense. Le procès, mené dans ces conditions, sert à renforcer l’idée qu’il peut y avoir une superpuissance morale modérée. Ne sommes-nous pas en train de la voir en pleine action ? Sa douleur ? Sa culpabilité ? Ses mécanismes d’autocorrection ? Ses médias chiens de garde ? Ses activistes qui refusent de voir les citoyens ordinaires (innocents) espionnés par leur propre gouvernement ? Dans ces débats qui semblent féroces et intelligents, des mots tels que public, sécurité et terrorisme sont lancés, mais ils demeurent, comme toujours, définis de façon approximative et sont le plus souvent utilisés comme l’État US voudrait qu’on les utilise.

Il est choquant que Barack Obama ait approuvé une « liste de gens à tuer » avec 20 noms dessus.

Vraiment ?

Sur quelle sorte de liste les millions de gens ayant été tués dans toutes les guerres US figuraient-ils, sinon sur une « liste de gens à tuer »?

Dans toute cette affaire, Snowden dans son exil, doit demeurer stratégique et user d’une certaine tactique. Il se trouve dans la position impossible de devoir négocier les termes de son amnistie/procès avec ces mêmes institutions US qui se considèrent trahies par lui, et les termes de sa résidence en Russie avec ce Grand Humanitaire qu’est Vladimir Poutine. Donc les superpuissances ont acculé ce diseur de vérité dans une position qui nécessite une extrême prudence de sa part concernant son utilisation des projecteurs qui sont braqués sur lui et ses déclarations publiques.

Malgré cela, si on met de côté ce qui ne peut pas être dit, la conversation autour des lanceurs d’alerte est passionnante — c’est de la Realpolitik — animée, importante et truffée de termes juridiques.

On y retrouve des espions et des chasseurs d’espions, des secrets et des divulgateurs de secrets. C’est un univers en soi, très adulte et très attirant. Cependant, s’il devient, et c’est un risque récurrent — un substitut pour une pensée politique plus large et radicale, alors le débat que Daniel Berrigan, prêtre jésuite, poète et résistant de guerre (contemporain de Daniel Ellsberg) voulait avoir lorsqu’il a dit : « tous les États-nations tendent à devenir impériaux, c’est là le problème », devient un peu gênant.

Arundhati Roy, Daniel Ellsberg, Edward Snowden & John Cusack

J’étais heureuse de voir Snowden expliquer, lors de ses débuts sur Twitter (il s’est attiré plus d’un demi-million de followers en une demi-seconde) : « Je travaillais pour le gouvernement. Je travaille maintenant pour le public ». Ce qui est implicite dans cette phrase, c’est le fait que le gouvernement ne travaille pas pour le public. C’est le début d’une conversation subversive et gênante. Par « le gouvernement », il entend bien sûr le gouvernement US, son ancien employeur. Mais qu’entendait-il par « le public »? Le public US? Quelle partie du public US? Il va devoir décider au fur et à mesure. Dans les démocraties, la ligne de démarcation entre un gouvernement élu et « le public » n’est jamais très claire. L’élite est généralement mélangée au gouvernement de façon homogène. D’un point de vue international, si « le public US » est bien quelque chose qui existe, c’est un public de privilégiés. Le seul « public » que je connaisse est un labyrinthe épineux et exaspérant.

Bizarrement, lorsque je repense à notre rencontre au Ritz de Moscou, l’image qui me vient en tête c’est celle de Daniel Ellsberg. Dan, après toutes ces heures à parler, étendu sur le lit de John, tel le Christ, avec ses bras grands ouverts, déplorant ce que sont devenus les USA — un pays dont « les meilleurs » finissent soit en prison soit en exil. J’ai été émue par ses larmes, mais aussi troublée — parce qu’elles étaient les larmes d’un homme ayant vu de près la machine. Un homme qui tutoyait ceux qui contrôlaient le pays et contemplaient froidement l’idée d’anéantir la vie sur Terre. Un homme qui a tout risqué pour nous alerter. Dan connait tous les arguments, pour et contre. Il utilise souvent le mot impérialisme pour décrire l’histoire et la politique étrangère des USA. Il sait bien qu’aujourd’hui, 40 ans après qu’il a rendu publics les Pentagon Papers, et même si ces individus particuliers sont partis, la machine continue à tourner.

Les larmes de Daniel Ellsberg m’ont amenée à penser à l’amour, à la perte, aux rêves, et par-dessus tout, à l’échec.

Quel est donc cet amour que nous éprouvons pour un pays ? Quel genre de pays sera un beau jour à la hauteur de nos rêves ? Quels sont donc ces rêves qui ont été brisés ? La grandeur des grandes nations n’est-elle pas directement proportionnelle à leur aptitude à se montrer impitoyables, génocidaires ? L’ampleur du « succès » d’un pays n’est-elle pas également une marque habituelle de la profondeur de son échec moral?

Et qu’en est-il de notre échec ? Écrivains, artistes, radicaux, antinationaux, anticonformistes, mécontents – qu’en est-il de l’échec de notre imagination ? Qu’en est-il de notre échec à substituer à l’idée de drapeaux et de pays un Objet d’Amour moins létal ? Les êtres humains semblent incapables de vivre sans guerre, mais ils sont également incapables de vivre sans amour. La question qui se pose alors est : quel sera l’objet de notre amour ?

En rédigeant ceci à un moment où des réfugiés affluent vers l’Europe — résultat de la politique étrangère menée par les USA et  l’Europe au « Moyen-Orient » depuis des décennies — je m’interroge : Qu’est-ce qu’un réfugié ? Est-ce qu’Edward Snowden peut être qualifié de réfugié ? Certainement. À cause de ce qu’il a fait, il ne peut pas retourner à l’endroit qu’il considère comme étant son pays (bien qu’il puisse continuer à vivre là où il se sent le mieux – à l’intérieur d’internet). Les réfugiés qui fuient les guerres en Afghanistan, en Irak, en Syrie pour l’Europe, sont des réfugiés de guerres du mode de vie. Mais les milliers de personnes dans des pays comme l’Inde qui sont emprisonnées et tuées par ces mêmes guerres, les millions qui sont chassés de leurs terres et de leurs fermes, exilés de tout ce qu’ils ont toujours connu — leur langue, leur histoire, le paysage qui les a façonnés — ne le sont pas. Tant que leur misère est contenue à l’intérieur des frontières de leur propre pays, tracées arbitrairement, ils ne sont pas considérés comme des réfugiés. Mais ils le sont. Et très certainement, pour ce qui est de leur nombre, ces personnes représentent une grande majorité dans le monde d’aujourd’hui. Malheureusement, pour des imaginations  enfermées dans une grille de pays et de frontières, pour des esprits emballés dans des drapeaux, ils ne sont pas une priorité.

Le réfugié le plus connu des guerres du style de vie est peut-être Julian Assange, fondateur et rédacteur en chef de WikiLeaks, qui purge sa quatrième année en tant que fugitif-invité dans une chambre de l’ambassade d’Équateur à Londres. La police britannique est postée dans un petit vestibule juste devant la porte d’entrée. Il y a des tireurs embusqués sur le toit, qui ont reçu l’ordre de l’arrêter, de l’abattre, de le traîner à l’extérieur si jamais il s’avise de mettre un orteil en dehors de la pièce, qui constitue, sur le plan juridique, une frontière internationale. L’ambassade d’Équateur est située en face de Harrods, le grand magasin le plus célèbre du monde. Le jour où nous avons rencontré Julian, Harrods engloutissait et vomissait des centaines ou peut-être des milliers de personnes surexcitées faisant leurs achats de Noël. Au milieu de cette grande artère londonienne, l’odeur de l’opulence et des excès se mêlait à l’odeur de l’incarcération et de la peur de la liberté d’expression du Monde Libre (ils se ont serré la main et ont convenu de ne jamais se lier d’amitié).

Le jour où (en réalité le soir) nous avons rencontré Julian, il nous a été interdit par la sécurité d’introduire dans la pièce le moindre dispositif d’enregistrement, téléphone portable ou caméra. Cette conversation demeure donc officieuse aussi. Malgré tout ce qui a été accumulé contre son fondateur-rédacteur, WikiLeaks poursuit son œuvre, plus détendu et plus insouciant que jamais. Récemment, il a offert une récompense de 100 000 dollars à quiconque pourrait fournir des documents  sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), un accord de libre-échange entre l’Europe et les USA qui vise à donner aux multinationales le pouvoir de poursuivre en justice les gouvernements souverains dont les décisions auraient des effets néfastes sur leurs bénéfices. Ces actes criminels pourraient inclure l’augmentation du salaire minimum par le gouvernement, le fait de ne pas prendre de mesures répressives contre les villageois « terroristes » qui entravent le travail des compagnies minières, ou, disons, l’audace de refuser l’offre par Monsanto de graines génétiquement modifiées et brevetées. Le TTIP n’est rien d’autre qu’une arme de plus, comme la surveillance intrusive ou l’uranium appauvri, à utiliser dans les guerres du style de vie.

En regardant Julian Assange, assis en face de moi, pâle et usé, n’ayant pas reçu cinq minutes de rayons de soleil sur sa peau depuis 900 jours, mais refusant toujours de disparaître ou de capituler comme ses ennemis aimeraient qu’il le fasse, j’ai souri à l’idée que personne ne le considère comme un héros australien ou un traître australien. Pour ses ennemis, Assange a trahi bien plus qu’un pays. Il a détruit l’idéologie des pouvoirs en place. Pour cela, ils le haïssent encore plus qu’ils ne haïssent Edward Snowden. Et ça en dit long.

On nous dit, assez souvent, qu’en tant qu’espèce nous nous tenons en équilibre au bord de l’abîme. Il est possible que notre intelligence orgueilleuse et prétentieuse nous ait dépouillé de notre instinct de survie, et que la voie que nous aurions pu emprunter pour nous remettre à l’abri ait été effacée. Dans ce cas, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire. Si quelque chose peut être fait, alors il y a une certitude : ceux qui ont créé le problème ne seront pas ceux qui trouveront une solution. Crypter nos e-mails pourra nous aider, mais pas beaucoup. Réajuster notre compréhension de ce qu’est l’amour, de ce qu’est le bonheur — et, oui, de ce que sont les pays — le pourrait. Réajuster nos priorités le pourrait. Une forêt ancienne, une chaîne de montagnes ou une vallée de rivière, sont plus importantes et certainement plus dignes d’amour que ne le sera n’importe quel pays. Je pourrais pleurer pour une vallée fluviale, et je l’ai déjà fait. Mais pour un pays ? Oh mec, je ne sais pas…

Arundhati Roy
Traduit par Héléna Delaunay, Nicolas Casaux

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