dimanche 20 décembre 2015

Agnotologie, la fabrication de l'ignorance

MAJ de la page : Lobbying et régulations 1 / 2



Terre à terre par Ruth Stégassy
Lobbying et régulations 3 : La fabrication de l'ignorance 19.12.2015
L'agnotologie, vous connaissez ? C'est la science de l'ignorance, appliquée avec méthode aux effets sur les populations du tabac, de la chimie, ou encore... d'un accident nucléaire, comme à Fukushima.
Avec :
Thierry Ribault, chercheur, CNRS-CLERSE-Université Lille 1 ;
Cécile Asanuma-Brice, chercheur associée, CNRS-CLERSE-Université Lille 1, Maison franco-japonaise, Tokyo et
Annie Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherches honoraire à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)
Son dernier livre : Les risques du travail, Ed. La Découverte, 2015
Commande sur Amazon : Les risques du travail




Annie Thebaud-Mony : "je refuse la légion d'honneur" (France Info, 2012)


Non, le cancer n’est pas le fruit du hasard !
Par Annie Thébaud-Mony, le 7 janvier 2015 - Le Monde

En ces premiers jours de 2015, les médias ont diffusé le message selon lequel le cancer serait essentiellement le fruit du hasard. Une aubaine pour les industriels de l’amiante, de la chimie, des pesticides, du nucléaire, du pétrole et j’en passe… Pour eux, sans aucun doute, cette « découverte scientifique » devrait clore toute controverse sur le rôle des risques industriels dans la survenue du cancer !

L’origine de cette pseudo-découverte est un article paru dans la prestigieuse revue Science, le 2 janvier, présentant les résultats d’une corrélation statistique particulière (Christian Tomasetti et Bert Vogelstein, « Variation in cancer risk among tissues can be explained by the number of stem cell divisions », www.sciencemag.org, 2 janvier). Partant de l’observation d’une différence de fréquence du nombre de cancers selon les organes (poumon, colon, cerveau, etc.) – à l’exclusion de ceux qui sont actuellement en augmentation vertigineuse (sein et prostate) –, Christian Tomasetti et Bert Vogelstein font l’hypothèse que ces variations s’expliqueraient par des modalités différentes de division cellulaire au sein de ces organes. Ils prennent en considération ce que les biologistes appellent les cellules souches, qui ont la capacité de s’autorenouveler, de se différencier en d’autres types cellulaires et de proliférer en culture. Ils établissent ensuite une corrélation statistique entre le nombre total de divisions cellulaires de ce type de cellule sur la durée moyenne de la vie dans la population américaine et le risque moyen de survenue du cancer de tel ou tel organe aux Etats-Unis. Statistiquement significative, la corrélation est alors interprétée comme validant l’hypothèse selon laquelle le cancer serait issu – pour l’essentiel – d’un sinistre loto cellulaire. La faute à « pas de chance » !

Ce raisonnement simpliste fait penser à d’autres corrélations qui auraient pu fonder des hypothèses tout aussi fantaisistes. Pour alerter les étudiants de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur les risques d’interprétation hâtive en matière de statistiques, Joseph Klatzmann, ancien administrateur à l’Insee, ancien professeur d’économie rurale à l’Institut national agronomique Paris-Grignon, directeur d’études à l’EHESS, citait fréquemment l’exemple suivant (Joseph Klatzmann Attention Statistiques ! Comment en déjouer les pièges. La Découverte, 1985, dernière réédition, 1996) : entre les années 1950 et 1990, la courbe de croissance d’utilisation des réfrigérateurs a été exactement parallèle à celle de l’épidémie de cancer. Serait-ce l’utilisation du réfrigérateur qui cause le cancer ? A l’évidence, une telle interprétation prêterait à sourire si elle ne reflétait pas ce que les auteurs de l’article de Science se sont permis de faire, à savoir extrapoler d’une corrélation à l’affirmation d’une causalité.

Trois angles morts

Or, au moins trois angles morts de leur « démonstration » la discréditent totalement. Tout d’abord, ils omettent de faire référence dans leur modèle au fait que la cellule souche ne se transforme pas spontanément en cellule cancéreuse. Elle le fait sous l’effet de mutations qui elles-mêmes sont produites par des agents cancérogènes externes. On retrouve ici le rôle de l’amiante, des rayonnements ionisants, des fumées diesel, des pesticides et autres substances toxiques connues depuis longtemps pour leurs propriétés cancérogènes (sans parler de toutes celles dont la toxicité n’a pas été testée…).

Le deuxième angle mort est ce qu’occulte le recours à une incidence globale du cancer dans la population générale, à savoir les inégalités face au cancer. Pour ce qui est de la situation française (qui n’est pas fondamentalement différente de celle de la population américaine), un ouvrier a dix fois plus de risque de mourir de cancer (et de façon précoce avant 65 ans) qu’un cadre supérieur. Sauf à considérer que les ouvriers ont des cellules souches tout à fait particulières – ce qui ressemblerait à une forme d’eugénisme –, force est de considérer, pour comprendre cette inégalité, la différence très significative d’exposition à des cancérogènes professionnels, mise en évidence par une enquête du ministère du travail. Selon l’enquête Sumer 2010 réalisée par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques et la direction générale du travail-Inspection médicale du travail, les ouvriers sont dix fois plus exposés dans leur travail à des cancérogènes que les cadres supérieurs.

Le troisième angle mort est la non-prise en compte par Christian Tomasetti et Bert Vogelstein des connaissances acquises de longue date sur les caractéristiques fondamentales du cancer, suite aux travaux de nombreuses disciplines scientifiques autres que l’épidémiologie. Cette maladie commence, certes, au cœur des cellules mais s’inscrit, pour chaque individu touché, à la croisée de deux histoires. L’une est celle des atteintes, simultanées et/ou répétées, provoquées par les agents toxiques (poussières, substances chimiques, rayonnements) au cours de multiples événements de la vie professionnelle, résidentielle, environnementale et comportementale ; l’autre est, face à ces agressions, celle des réactions de défense de l’organisme, elles-mêmes extrêmement variables selon les individus. Plus se multiplie la présence de molécules toxiques dans la vie quotidienne, et plus se multiplient aussi, non seulement les processus mutagènes ou cancérogènes propres à chacun d’eux, mais ce qu’on appelle la synergie entre eux et aussi la manière dont ces différents processus interfèrent eux-mêmes avec les mécanismes de défense de l’organisme.

Ajoutons que l’étude ainsi publiée par la revue Science a été sponsorisée par des fondations privées dont la première est le fonds Virginia & D. K. Ludwig pour la recherche sur le cancer. Le fondateur en est Daniel Ludwig, un magnat américain du transport maritime qui fut le promoteur des supertankers, mais aussi de la déforestation en Amazonie brésilienne pour l’exploitation arboricole d’espèces de pins et eucalyptus à croissance rapide pour le marché mondial de la pâte à papier. Vendant cette exploitation à un consortium brésilien, Daniel Ludwig a investi le produit de cette vente dans le fonds qui porte son nom, soutenant ainsi la production de connaissances sur le cancer, utiles aux industriels mais fondamentalement nuisibles à la santé publique.

Répercussion médiatique

Que la statistique appliquée au cancer s’inscrive, une fois de plus, dans cette mise en doute systématique des effets mortifères des risques industriels, que j’ai longuement décrite récemment, ne m’étonne malheureusement pas. En revanche, mon inquiétude est la répercussion médiatique d’un tel article et ses effets sur l’opinion publique, alors que l’épidémie de cancer a pris des proportions catastrophiques en France et dans le monde. Entre 1984 et 2012, le nombre annuel de nouveaux cas est passé, en France, de 150 000 à 355 000. Selon l’Organisation mondiale de la santé, pas moins de 15 millions de décès sont dus au cancer dans le monde chaque année soit presque un décès toutes les deux secondes. Et encore, ces chiffres sous-estiment grandement ce qui se passe dans les pays où une part importante de la population est privée d’accès à un quelconque diagnostic de cancer.
Or le cancer est évitable, à condition d’éradiquer les cancérogènes en milieu de travail, dans l’environnement et la consommation. Pourtant, dans le champ de l’épidémiologie, des chercheurs s’obstinent à produire des modèles statistiques dénués de sens par rapport à la réalité dramatique du cancer. L’outil mathématique utilisé pour cette production de l’incertitude donne à la démarche l’apparence de la rigueur, de l’objectivité, pour tout dire de la science. Surtout, cela rend quasi impossible l’échange et la discussion entre, d’une part, les travailleurs et citoyens, victimes de cancers associés à l’exposition aux substances toxiques, et, d’autre part, les scientifiques qui jonglent avec les chiffres, abstraits et anonymes, de milliers de cas de cancers. Ainsi, des spécialistes servent la cause des industriels, en renforçant, par des travaux scientifiques publiés, l’incertitude concernant les liens entre toxiques et cancer.

Avec l’extension de la chimie, du nucléaire, la prolifération des cultures OGM, la dissémination des nanoparticules, les risques de la téléphonie mobile et autres nouvelles technologies, sous couvert de « progrès », industriels et responsables politiques s’affranchissent chaque jour davantage de l’obligation première fondamentale du respect de la vie, avec la complicité des plus prestigieuses institutions scientifiques. L’article paru dans Science, le 2 janvier, en témoigne une fois encore.

Annie Thébaud-Mony est sociologue, directrice de recherches honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, chercheuse associée au Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers professionnels (GISCOP 93) à l’université Paris XIII. Elle est l’auteure de Travailler peut nuire gravement à votre santé (La Découverte, « Poche », 2008) et de La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La Découverte, Paris, 2014.

* * *

Des taux de cancer de la thyroïde des moins de 18 ans multipliés par 50
A Fukushima, bilan d’une situation sanitaire inquiétante
Par Cécile Asanuma-Brice, le 19 octobre 2015 - Mediapart / Le Grand Soir

Tant est grand l’irrationnel en cet affaire et par-delà les contradictions qui dépassent l’entendement, simultanément à l’annonce des résultats du groupe de recherche INWORKS (Ionising radiation and risk of death from leukemia and lymphoma in radiation-monitored workers) selon lesquels le risque de mortalité par leucémie ou myélome multiple des travailleurs de centrales nucléaires après exposition à des faibles doses est désormais avéré[1], le gouvernement japonais, avec l’aval de l’AIEA[2], a relevé les doses acceptables pour les travailleurs du nucléaire de 100msv/an à 250 msv/an en cas d’urgence[3].

Pour rappel, cette même norme qui était à 20 msv/an avant l’explosion de la centrale de Tepco - Fukushima Dai ichi a été réhaussée à 100 msv/an après l’accident (pour les travailleurs du nucléaire) et à 20 msv/an pour la population civile. Suite au réhaussement de la norme, lors du seul mois d’août 2015, on compte trois décès parmi les travailleurs de la centrale nucléaire de Fukushima Dai ichi, ce qui porte à 64, selon les chiffres officiels[4], le nombre de travailleurs décèdés des conséquences de leur travail.

Devant la vivacité des prises de position concernant les conséquences sanitaires du nucléaire, nous avons jugé nécessaire de refaire un bref bilan sur le sujet, afin de poser une question des plus candides : le nucléaire est-il dangereux pour l’homme ? Où en sont les enquêtes épidémiologiques sur le sujet ? Qu’avons-nous appris des diverses recherches médicales menées à Fukushima après l’explosion de la centrale en mars 2011 ?

Les effets épidémiologiques du nucléaire : Even INWORKS[5] doesn’t work...

Cette étude, menée par 13 chercheurs en épidémiologie provenant tous de laboratoires distincts, a été rendue publique en juin 2015. Son financement provient du centre de prévention et contrôle des maladies, du Ministère de la santé, du travail et du bien-être du Japon, de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire (IRSN), d’AREVA, d’électricité de France, de l’institut national pour la sécurité et la santé (USA), du département de l’énergie américain, du service sanitaire et humanitaire des Etats-Unis, de l’université de Caroline du Nord, du ministère de la santé publique anglais. Les financements de cette recherche relèvent donc principalement d’acteurs impliqués directement dans les intérêts du microcosme nucléaire. Néanmoins, les auteurs de cette recherche précisent que les financeurs ne sont à aucun moment intervenus dans la recherche ou dans la rédaction du rapport, leur rôle s’étant limité à l’autorisation d’accès aux données. Cette étude a consisté à suivre non moins de 308 297 travailleurs employés dans un équipement nucléaire depuis au moins un an, pour la France : par la Commission d’Energie Atomique (CEA), AREVA Nuclear Cycle, ou l’entreprise nationale d’électricité (EDF) ; les départements de l’énergie et de la défense pour les USA ; et pour l’Angleterre, les employés de l’industrie nucléaire inscrits au registre national des travailleurs de la radioactivité[6]. La méthode utilisée pour suivre l’état de santé des travailleurs a été la régression de Poisson, ou modèle linéaire de fonctions logarithmiques, qui permet de quantifier les associations entre la dose absorbée par la moëlle épinière, et le taux de mortalité par leucémie, lymphoma (tumeurs qui se développent sur les cellules lymphatiques) ou myelome multiple. Jusqu’à présent les données dont nous disposions provenaient essentiellement de la radiothérapie. On avait par exemple démontré que l’exposition annuelle à des doses de radiations ionisantes était passée de 0,5 mGy par personne en 1982 à 3,0 mGy par personne en 2006 aux Etats-Unis. Ce phénomène a été observé dans la plupart des pays à revenus élevés. D’autres données avaient été accumulées via le suivi épidémiologique des survivants des deux bombes atomiques larguées par les Etats-Unis à Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Leur analyse a permis de démontrer le lien de cause à effet entre l’exposition à des radiations ionisantes et le développement de leucémie. Mais ces résultats ne concernaient que l’exposition à des niveaux élevés de radiation. Les auteurs n’évoquent pas les bases de données effectuées et analysées après Tchernobyl. L’étude menée par l’équipe de chercheurs de INWORKS quant à elle, prouve la corrélation entre le risque de mort par leucémie et l’exposition à de faibles doses de radiation, via un suivi des individus concernés sur une période de 60 ans.

La raison au service du devoir de soumission

Mais puisque rien n’arrête ceux qui vont se servir à la boucherie ALARA (As Low As Reasonably Achievable - aussi bas que raisonnablement possible)[7], c’est moins d’évidences épidémiologiques que de « raison » dont nos vies dépendraient. Ainsi, la démagogie en la matière aurait depuis peu remplacé le terme de victime par celui de « personnes affectées » dans ses documents. Ce changement de terminologie, notamment dans les rapports de l’ICRP[8] n’est pas sans conséquence car l’affect, est, en psychologie, ce qui est opposé à l’intellect, et en cela, induirait des comportements qui ne seraient pas rationnellement fondés. En psychologie, l’affectivité est opposée à la cognition, soit aux capacités d’un raisonnement rationnel bien que cette approche dichotomique tende à se nuancer au cours du temps. En outre, l’utilisation du terme d’affect ici renvoie au discours d’une peur irrationnelle d’un danger mal connu (le nucléaire) qui serait à l’origine d’une radio-phobie. Récemment, l’ICRP s’accorde à dire que ce terme de « radio-phobie » dont elle était l’auteur, est déplacé. Il serait, selon leur nouveau discours, normal que les personnes aient peur car elles seraient dans la méconnaissance. Il s’agirait donc de mettre en place un système d’éducation afin de remédier à l’ignorance régnante. Cette logique est néanmoins en contradiction avec celle développée par les mêmes personnes pour appliquer le principe ALARA, soit : « nous ne savons pas, scientifiquement, quels effets sanitaires ont les faibles niveaux de radioactivité, donc on ne peut que faire avec sur place ». Le tout sera donc de trouver la voie pour enseigner ce que l’on ne sait pas... Cela en dit long sur le poids donné à la simple communication en la matière. Par ailleurs, l’étude Inworks a désomrais démontré les conséquences sanitaires concrètes des faibles doses. Ainsi, on peut se demander si la communication mise en place par l’ICRP ne relève pas de l’endoctrinement publicitaire plus que de l’information scientifiquement fondée.

« Faire aussi bas que raisonnablement possible » (ALARA) signifie également, selon Jacques Lochard, que « Le droit au refuge ne peut être une des règles de la radio-protection. Nous devons accepter la situation et faire avec. »[9]. Deborah Oughton (CERAD) complète ces termes prononcés lors du symposium sur l’éthique en radio-protection par « nous devons éduquer les gens aux risques, afin de rendre ce risque plus acceptable ». Le tout est de savoir par qui ce risque devrait être accepté et pourquoi. Ces quelques extraits d’intervention choisis parmi d’autres, nous ont amené à nous interroger sur ce qui est très certainement l’une des préoccupations majeures de nos sociétés aujourd’hui, soit le fait que ceux qui effectuent la prise de risque sont rarement ceux qui reçoivent les bénéfices de cette prise de risque. En cela la situation devient inacceptable pour ceux qui en sont victimes. Cela se reflète concrètement par la déterioration de leur état psychologique et se traduit par un taux de suicide qui augmente de façon exponentielle.

Les effets psychologiques du nucléaire : un retour impossible

Nous avions établi un premier bilan en décembre 2014 du nombre de victimes de cette gestion aussi désastreuse que le désastre lui-même, comptabilisant 1170 décès relatifs à l’explosion de la centrale nucléaire de Tepco[10]. Les résultats d’une enquête récente menée auprès de 16 000 personnes réfugiées par l’équipe du professeur Takuya TSUJIUCHI, directeur de l’institut d’anthropologie médicale sur la reconstruction des désastres de l’université de Waseda[11], montre que plus de 40% d’entre elles sont atteintes de troubles de stress post-traumatique (PTSD). Le professeur Tsujiuchi, interviewé par la NHK le 27 mai 2015, précise que contraindre ces personnes au retour à la vie sur le lieu générateur du désordre psychologique alors même que cet environnement reste instable en raison du taux de contamination et de l’état de la centrale nucléaire en déliquescence, aurait des conséquences dramatiques. Celui-ci précise qu’à la différence des résultats des tests post-traumatiques effectués après des tremblements de terre, il ressort de cette enquête que les victimes ne sont pas confrontées à un simple stress dans la gestion de leur vie quotidienne, mais ressentent une véritable angoisse de mort face à la menace nucléaire. Selon le professeur Tsujiuchi : « aujourd’hui on fait comme si la catastrophe avait pris fin, alors que ça n’est pas le cas. On coupe l’aide au logement, puis, l’indemnité pour préjudice nerveux, puis les compensations financières pour perte de bien... il n’y aura bientôt plus d’aides au refuge. La situation est très dangereuse. »

Les enquêtes épidémiologiques à Fukushima : Il est toujours trop tôt à moins qu’il ne soit déjà trop tard...

Le 8 octobre 2015, lors d’une conférence de presse à Tôkyô au club des correspondants étrangers du Japon, le Professeur Toshihide TSUDA, épidémiologiste de l’université d’Okayama, spécialiste des retombées sanitaires des pollutions environnementales, exprime son désarroi quant à la manière dont les enquêtes épidémiologiques sont actuellement menées à Fukushima. L’université médicale de Fukushima ainsi que la Préfecture elle-même, deux acteurs à la tête des investigations menées depuis 2011, estiment encore aujourd’hui, qu’il est trop tôt pour tirer des conséquences sérieuses des résultats obtenus.

Quels sont ces résultats ?

Le professeur Tsuda et son équipe ont repris la totalité des données rassemblées d’octobre 2011 jusqu’en juin 2015. Soit, l’échographie de la thyroïde d’un échantillon de 370 000 personnes agées de moins de 18 ans au moment des faits. Ils ont mené une étude comparative prenant en compte la moyenne connue de développement de cancer de la thyroïde sur l’ensemble du Japon par classe d’âge par année afin de quantifier le rapport de causes à effets entre la pollution engendrée par les isotopes qui se sont répandus dans l’atmosphère après l’explosion de la centrale et l’accroissement du nombre de cancer de la thyroïde chez les enfants de moins de 18 ans dans la région.

« Si l’on fait une comparaison avec la moyenne nationalement connue, on en déduit, que le taux de cancer de la thyroïde des moins de 18 ans a été multiplié par 50. Dans les endroits où le taux est naturellement faible, on trouve une multiplication par 20 fois du nombre de cancer de la thyroïde. Dans les localités (au plan national) où le taux était le plus faible, nous n’avons pas encore détecté de cas de développement de cancer de la thyroïde. »

Le professeur Tsuda se porte en faux face au rapport de l’organisation mondiale de la santé de 2013 qui sous-estime considérablement les conséquences sanitaires de l’explosion de la centrale de Fukushima. Selon lui, il sera bientôt trop tard pour prendre les mesures qui s’imposent face à une multiplication importante des cancers (il s’agit en particulier de cancers de la thyroïde, de leucémies et de cancers du sein) dans les régions contaminées qui n’ont toujours pas toutes été évacuées, et dans lesquels, bien au contraire, on rappelle les familles réfugiées dites "volontaires" à revenir habiter. Le professeur Toshihide TSUDA a publié le 5 octobre 2015 les résultats de ses recherches dans la revue internationale Epydemiology[12] et les exposera à l’Institut des systèmes complexes (CNRS) à Paris le 9 novembre prochain.

Cécile Asanuma-Brice
19 octobre 2015

[1] Ionising radiation and risk of death from leukemia and lymphoma in radiation-monitored workers (INWORKS) : an International cohort study, Klervi Leuraud, David B Richardson, Elisabeth Cardis, Robert D Daniels, Michael Gillies, Jacqueline A O’Hagan, Ghassan B Hamra, Richard Haylock, Dominique Laurier, Monika Moissonnier, Mary K Schubauer-Berigan, Isabelle Thierry-Chef, Ausrele Kesminiene, 22 juin 2015.
[2] Agence Internationale à l’Energie Atomique
[3] NHK News, 25 Juillet 2015.
Nikkei, 15 août 2015,
http://www.nikkei.com/article/DGXLASDG08H1Q_Y5A700C1CR0000/
[4] Journal Nikkan Gendai du 26 août 2015 :
http://www.nikkan-gendai.com/articles/view/news/163113
[5] Ionising radiation and risk of death from leukemia and lymphoma in radiation-monitored workers
[6] dixit : National Registry for Radiation Workers in the UK.
[7] Principe de précaution en matière de radio-protection lorsqu’il y a incertitude sur la relation dose-effet.
[8] Commission internationale de Protection Radiologique. Symposium 2-3 juin 2015 à l’Université Médicale de Fukushima : workshop sur les questions d’éthique dans le domaine de la radio-protection, organisé par l’université médicale de Fukushima et l’ICRP
[9] Prononcé en anglais : « The right of refuge could not be one of radio-protection rules. We have to accept situation and deal with ». Ibid.
[10] Cécile Asanuma-Brice (2014) : Beyond reality : The management of migratory flows in a nuclear catastrophe by a pro-nuclear State, Japan Focus, nov. (en anglais)
[11] Waseda Institute of Medical Anthropology on Disaster Reconstruction
[12]http://journals.lww.com/epidem/Abstract/publishahead/Thyroid_Cancer_De...

Cécile Asanuma-Brice

Lire aussi : Thierry Ribault, Nucléaire : «le triple chantage» du gouvernement japonais, le 4 septembre 2015, CNRS Le Journal
 

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