samedi 16 avril 2016

Frédéric Lordon pour une réécriture de la Constitution

MAJ de la page : Nuit deboutEtienne Chouard / David GraeberFrederic Lordon




Etienne Chouard, Que penses-tu du mouvement Nuit Debout ? (7 avril 2016 - playlist)

« Que la mobilisation ‘Nuit Debout’ doive aspirer à devenir Constituante », « c’est ce que je crois fondamentalement »
Frédéric Lordon (14 avril 2016 - cf . article ci-dessous)



Débat entre Frédéric Lordon et David Graeber : les Nuits debout doivent-elles rester sauvages ? (Attac, 12 avril 2016)

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« Il faut cesser de dire ce que nous ne voulons pas pour commencer à dire ce que nous voulons »
Entretien avec Frédéric Lordon, le 14 avril 2016 - Il ManifestoReporterre (trad.)

 
        Comment Nuit debout pourrait-il éviter les écueils rencontrés par Occupy Wall Street aux États-Unis et le 15-M en Espagne ? En élargissant la base de la contestation, explique l’économiste Frédéric Lordon, et en dépassant le stade de la revendication pour dessiner un nouveau cadre, résumé dans la formule : « Non à la loi et au monde El Khomri. »

Frédéric Lordon est économiste et philosophe. Il est une des figures intellectuelles du mouvement de la Nuit debout. L’entretien a été réalisé par Il Manifesto, le quotidien communiste italien, et reproduit sur Reporterre avec l’accord de Frédéric Lordon.

Quelle est l’origine du mouvement Nuit debout et quelles en sont les racines politiques ?

Frédéric Lordon — Au départ de ce mouvement, il y a le film de François Ruffin Merci patron ! Ce film raconte l’histoire d’un salarié licencié de LVMH pour qui Ruffin et son équipe réussissent à soutirer 40.000 euros à Bernard Arnault, l’un des plus grands patrons de France, et à le contraindre à réintégrer le salarié en CDI dans le groupe ! Ce film est tellement réjouissant et donne une telle énergie que nous sommes quelques-uns à nous être dit qu’il ne fallait pas la laisser perdre, qu’il fallait en faire quelque chose. Nous nous sommes dit, surtout, qu’il y avait peut-être là comme un détonateur. La situation générale nous semblait très ambivalente : sombre et désespérante à de nombreux égards, mais en même temps très prometteuse : saturée de colères et en attente de ce qui allait les faire précipiter. Le film pouvait être le catalyseur de ce précipité. Nous avons donc organisé une soirée fin février pour débattre de ce que nous pouvions faire à partir de ce film, et de ce que nous pouvions faire tout court. Il nous est apparu que le jeu institutionnel partidaire étant irrémédiablement sclérosé, il fallait un mouvement d’un autre type, un mouvement d’occupation où les gens se rejoignent sans intermédiaire, comme il y a eu OWS [Occupy Wall Street] aux États-Unis et 15-M [le mouvement des indignés] en Espagne. L’idée est partie d’une projection publique du film place de la République, à Paris, et puis d’y agréger toutes sortes de choses. Là-dessus, la loi El Khomri arrive, qui donne un formidable supplément de nécessité et d’élan à notre initiative. Le mot d’ordre est alors devenu : « Après la manifestation, on ne rentre pas chez nous. » Et nous sommes restés.

En Italie, la faible bataille contre le Jobs Act [la réforme du marché du travail réalisée par Matteo Renzi, le président du Conseil italien] a été complètement fragmentée : précaires en CDD (ou pire) et travailleurs « autonomes » ont manifesté, assez peu, mais surtout divisés. Pourriez-vous nous expliquer le cœur mais aussi la nécessité d’une « convergence des luttes » ?

Vous faites vous-même la réponse à votre propre question. Tant que les luttes restent locales, sectorielles et dispersées, elles sont certaines d’être défaites ou d’avoir à recommencer éternellement. Tout notre travail consiste en permanence à chercher le dénominateur commun à toutes les luttes pour leur donner la force du nombre. On peut alors très facilement rassembler ainsi les salariés — et de toutes conditions, même les cadres —, les chômeurs, les précaires, mais aussi les étudiants et les lycéens, qui sont les futurs précaires. Mais on peut aussi toucher, par exemple, les agriculteurs qui, s’ils ne sont pas des salariés, n’en ont pas moins à souffrir de la logique générale du capital. Ou bien, pour les mêmes raisons, ceux qui, comme les zadistes de Notre-Dame-des-Landes, s’opposent à des projets d’aménagements locaux absurdes, dictés uniquement par des logiques économiques aveugles. Nous avions surtout à cœur de faire se rejoindre et se parler des fractions de la gauche qui se tiennent ordinairement séparées et se regardent avec une certaine méfiance. En gros, d’une part les militants de centre-ville, jeunes, à niveau relativement élevé de capital scolaire et culturel, assez souvent intellectuels précaires et, d’autre part, les classes ouvrières syndiquées dont les traditions de lutte sont extrêmement différentes. Or cette jonction est décisive pour la puissance d’un mouvement social. Et plus décisive encore la jonction avec la jeunesse ségréguée des banlieues, qui a ses colères et ses luttes propres, mais que les deux autres blocs ignorent complètement. Je dis que cette jonction est la plus décisive car le jour où elle sera faite, alors oui, vraiment, le gouvernement tremblera : c’est qu’à ce moment-là, le mouvement sera irrésistible.

Vous dites « nous ne revendiquons rien » car l’objet des toutes récentes revendications n’était que des miettes. Par un renversement, la revendication devient affirmation… mais de quoi exactement ?

Toute notre entreprise vise à changer la logique des luttes. Évidemment, il faut continuer de revendiquer partout où il y a lieu de le faire ! Mais il faut avoir conscience que revendiquer est une posture défensive, qui accepte implicitement les présupposés du cadre dans lequel on l’enferme, sans possibilité de mettre en question le cadre lui-même. Or il devient urgent de mettre en question le cadre ! C’est-à-dire de passer non plus à la revendication mais à l’affirmation du cadre que nous voulons redessiner. Pour le coup, il n’y a personne auprès de qui nous pourrions « revendiquer » un autre cadre. C’est à nous de nous emparer de cette question et de le faire ! Voici alors comment nous articulons revendication et affirmation : nous disons « non à la loi et au monde El Khomri ». Nous revendiquons contre la loi mais nous affirmons que nous voulons un autre monde que celui qui réengendre sans cesse des lois comme celle-là. Tant que nous resterons dans le seul registre revendicatif, nous n’en finirons pas de devoir parer les coups les uns après les autres dans ce registre exclusivement défensif où le néolibéralisme nous a enfermés depuis trois décennies. Il faut passer à l’offensive, et passer à l’offensive, c’est cesser de dire ce que nous ne voulons pas pour commencer à dire ce que nous voulons.


Sur la place de la République, le 13 avril

Podemos, en Espagne, répète qu’il ne faut plus parler de gauche et de droite, mais plutôt de bas et de haut, de 1 % contre le 99 %. Etes-vous d’accord ?

Je suis en désaccord complet avec cette ligne de Podemos. En France, les dénégations du clivage droite-gauche ont de très mauvais échos. On entend ça soit dans la bouche de ce que j’appelle la droite générale, à savoir la droite classique et cette nouvelle droite qu’est le parti socialiste — la droite générale, si vous voulez, c’est le parti indifférencié de la gestion de la mondialisation néolibérale —, soit à l’extrême-droite. En France, quelqu’un qui dit qu’il n’est « ni de droite ni de gauche » est immanquablement de droite, ou finira à droite. De même, je ne pense pas que les inégalités monétaires — à partir desquelles Podemos reconvertit le clivage droite/gauche en clivage 1 %-99 % — soit un thème politiquement très tranchant. Le thème des inégalités est d’ailleurs en train de devenir une espèce de consensus mou — on y retrouve jusqu’à l’OCDE et le journal libéral The Economist…

La vraie question n’est pas celle des inégalités de revenus ou de fortune, c’est la question de l’inégalité politique fondamentale qu’instaure le capitalisme même : les salariés vivent sous des rapports de subordination et d’obéissance. Le rapport salarial, avant d’être au principe d’inégalités monétaires, est un rapport de domination, et ceci est le principe d’une inégalité fondamentale qui est une inégalité politique. C’est bien de cela, les gens l’ont parfaitement compris, qu’il est question avec la loi El Khomri : cette loi approfondit comme jamais l’arbitraire souverain des patrons, qui peuvent désormais faire exactement ce qu’ils veulent de la force de travail.


Sur un mur, rue de Buzenval, à Paris, en avril 2016

C’est ça, la vraie question : la question de l’empire du capital sur les individus et sur la société tout entière. Et c’est cela la gauche : le projet de lutter contre la souveraineté du capital. Évacuer l’idée de gauche au moment où la lutte doit se radicaliser et nommer ses vrais objets — le salariat comme rapport de chantage, le capital comme puissance tyrannique — c’est à mon sens passer complètement à côté de ce qui est en train de naître après des décennies de matraquage néolibéral, et au moment où les gens sortent du KO pour commencer à relever la tête. Et c’est par là, j’en ai peur, commettre une erreur stratégique considérable.

Même si on pense à une « mobilisation permanente », pour renverser le rapport entre capital et salariat, il faut un pouvoir sur les ressources et une énorme participation à un projet de gouvernement. La mobilisation Nuit debout doit-elle aspirer à être constituante ?

C’est ce que je crois fondamentalement. Le débouché constituant s’impose à mes yeux pour deux raisons. La première est qu’il offre une solution à ce que j’appellerai la contradiction OWS/Podemos. OWS a été un très beau mouvement… mais complètement improductif. Faute de se donner des objectifs politiques et une structuration, ce mouvement s’est lui-même condamné à la dissolution et à l’inanité. À l’exact opposé, Podemos représente le débouché politique de 15-M, mais sous une forme ultra classique, au prix d’ailleurs de la trahison de ses origines : un parti classique, avec un leader classique, qui joue le jeu classique des institutions électorales… et se retrouve dans la tambouille des coalitions parlementaires comme le plus classique des partis classiques…

Comment sortir de l’antinomie entre l’improductivité et le retour à l’écurie parlementaire ? La seule réponse à mes yeux est : en se structurant non pour retourner dans les institutions mais pour refaire les institutions. Refaire les institutions, ça veut dire réécrire une Constitution. Et voici alors la deuxième raison pour laquelle la sortie par la Constitution a du sens : le combat contre le capital. Pour en finir avec le salariat comme rapport de chantage, il faut en finir avec la propriété lucrative des moyens de production, or cette propriété est sanctuarisée dans les textes constitutionnels. Pour en finir avec l’empire du capital, qui est un empire constitutionnalisé, il faut refaire une Constitution. Une Constitutions qui abolisse la propriété privée des moyens de production et institue la propriété d’usage : les moyens de production appartiennent à ceux qui s’en servent et qui s’en serviront pour autre chose que la valorisation d’un capital.

Lire aussi : Nuit Debout. Réécrire la Constitution, par tous et pour tous, le 14 avril 2016, L'Humanité

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Nuit debout 40 mars : Frédéric Lordon (09/04/16)



Nuit debout 40 mars : François Ruffin (09/04/16)



Nuit debout Paris 40 mars : Monique Pinçon-Charlot  (09/04/16)

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« Nuit Debout » : quand la démocratie reprend vie dans la rue
Par Eros Sana, Ludo Mimbille, Sophie Chapelle, le 11 avril 2016 - Bastamag 


Un mouvement qui n’appartient à personne mais qui concentre l’espoir d’un monde meilleur. Nuit Debout, lancé à Paris au soir du 31 mars dans la foulée de la contestation du projet de loi réformant le droit du travail, essaime dans plusieurs villes de France et ailleurs en Europe. Qui y participe ? Qu’attendre de ce mouvement dans lequel chacun est invité à venir débattre ? Comment sortir de la contestation et incarner une alternative ? Et offrir un espace de parole à celles et ceux qui, la plupart du temps, en sont privés, tels les ouvriers ou les habitants des banlieues populaires ? Basta ! est allé à la rencontre de celles à ceux qui, de Paris à Berlin, en passant par Toulouse, Châteauroux, et Lyon se réapproprient l’espace public et amorcent un « réveil des consciences ».

C’est dans une ambiance festive, presque de kermesse, entre concerts, projections de films et techno-party, effluves de sandwichs merguez et de repas végétariens offerts contre un prix libre, que se réunissent des milliers de personnes Place de la République à Paris. Cela fait désormais onze jours que le mouvement Nuit Debout s’installe de manière éphémère sur la place, chaque fin d’après-midi. Là où, ces derniers mois, seuls les rassemblements en mémoire des victimes des attentats de janvier et novembre 2015 étaient tolérés.

On y débat d’éducation, d’actions, de sciences ou de Constitution au sein de commissions. Des assemblées générales se tiennent chaque soir à partir de dix-huit heures. Au micro, défilent les membres groupes de discussion pour expliquer leur fonctionnement. Ici on a besoin de bâches et de planches. Là on manque de couvertures et de tentes pour passer la nuit. Les actions du jour sont annoncées : aller repeindre une agence de Société générale voisine, soutenir des migrants en détresse près de la station métro Stalingrad ou partir par dizaines dans les rues pour tenter de « prendre un apéro chez Manuel Valls ». La parole est censée y être libre, les prises de décisions horizontales et la démocratie directe et participative. Objectif : « Lancer un nouveau mouvement démocratique, en dehors de tout parti et de toute organisation ».




« Pas de place pour les comportements racistes ou sexistes »

Sous le regard figé de la statue incarnant la République, c’est une véritable fourmilière. Des stands sont montés dans l’urgence. Une « biblio debout », une « radio debout », une « télé debout », un « jardin des savoirs » – un potager improvisé – ont éclot en un rien de temps... Tenir cette place repose sur une myriade de petites mains invisibles qui ne rechignent pas à la tâche. « Allô, coordo pour place ». Devant l’infirmerie, Benjamin, pigiste précaire de 33 ans, ne quitte pas son talkie-walkie. Ce samedi soir, c’est lui qui coordonne les trente bénévoles de l’équipe « Accueil et Sérénité ». Ce « service d’ordre » d’un autre genre accueille les personnes blessées par les forces de l’ordre, gère ceux qui ont un peu abusé de l’apéro ou tient à distance les vendeurs de merguez. Leur mandat est décidé en assemblée générale : « Pas de place pour les comportements racistes, sexistes ni pour les fascistes ».

Au bureau logistique on croise Augustin, un grand brun de 20 ans. Depuis une semaine, ce photographe parisien édifie les stands, récupère des palettes, répartit le matériel gracieusement donné par des commerçants ou des particuliers. A la restauration, il participe également à la récupération des invendus de marché pour approvisionner la cantine. « J’ai le temps de venir ici parce que je ne fais pas d’étude, je gagne assez d’argent pour ne pas travailler tous les jours et je vis chez mes parents ». A force, les « hommes à tout faire » de la place commencent à fatiguer. « C’est comme ça que t’épuise un mouvement, si ce sont toujours les mêmes personnes, cela ne prendra pas d’ampleur », poursuit Augustin qui déplore parfois un manque d’initiatives personnelles.


Nuit Debout « n’appartient à personne »

Ce mouvement n’a rien de spontané. Tout est parti du collectif « convergence des luttes » créé en amont de l’occupation, explique Marion, membre de la commission communication, devant la « bulle » en plastique abritant une salle de projection qui s’improvise aussi boîte de nuit. Plusieurs activistes, dont des indignés espagnols, ont créé un Media Center à la faveur de la contestation de la Loi travail. Objectif ? Agréger les différentes forces militantes sur internet. Page facebook, compte twitter et Periscope – une application pour partager de petites vidéos – sont utilisés en appui.

« On sentait qu’il y avait un terreau fertile à une mobilisation ». Toutes ces énergies issues de réseaux différents se sont retrouvées le 23 février lors de la soirée « Leur faire peur » à la bourse du Travail à l’appel du journal Fakir, producteur du film « Merci Patron ! ». Un objectif : réunir salariés, chômeurs, précaires, intermittents, occupants des « zones à défendre » contre le gaspillage de l’argent public ou pour la préservation de l’environnement. Leur cible commune : l’oligarchie financière et politique. L’occupation de la place débute donc le 31 mars, avec ses premiers débats et concerts. « Chaque jour, nous sommes étonnés de voir autant de monde. C’est comme la construction d’une maison, des personnes posent les fondations puis chacun vient poser sa pierre ». Lydia, déjà présente à la Bourse du travail, s’en réjouit : « Tant mieux si cela nous échappe, le 31 mars n’appartient à personne ».


« L’envie de construire un monde meilleur »

Y participent des gens de tous les horizons. Ainsi, Jacques dit « Jacko-collectif », cheminot et militant à la CGT, vient là pour que « convergent luttes syndicales et luttes citoyennes ». Avec « l’envie de construire un monde meilleur, une société qui respecte l’être humain, qui prend en compte la nature », où « toutes les démarches démocratiques que l’on peut construire au niveau local, dans les entreprises et dans nos quartiers » avancent dans un même but.


Sylvie est aussi syndiquée. Technicienne de laboratoire, elle est à République « en solidarité avec ceux qui luttent ». Parce qu’en « travaillant à l’hôpital qui subit une vraie casse sociale », elle vient ici « pour montrer davantage que son mécontentement ».


Il y a aussi des personnes qui n’appartiennent à aucune organisation syndicale ou collectif militant. Parfois éloignées du profil des contestataires. Ainsi, Victoria, 28 ans, travaille dans une start-up. Elle est « très intéressée par les mouvements démocratiques, surtout depuis Charlie Hebdo ». « J’aspire surtout à des mouvements où les débats sont ouverts à tout le monde, à toutes les opinions. Je ne suis pas forcément une déçue de la politique, car je sais qu’il faut encore des partis pour mener un programme. Ce qui compte c’est que ce type de mouvement permette la naissance d’un processus où les gens soient davantage là pour construire plutôt que critiquer. Et tant mieux si cela mène à un Podemos à la française ».


Donner la parole à celles et ceux qui n’en ont pas l’habitude

Nuit Debout se veut donc horizontal, sans parti, sans leader, sans étiquette. Les membres d’organisations participent à titre personnel. Des organisations comme Droit au Logement, l’association Attac ou la confédération syndicale Solidaires, apportent un simple « soutien logistique », comme le prêt de sono ou la déclaration en préfecture. Ici les coordinateurs changent et la parole circule. « C’est 100% citoyen. Tout le monde est bienvenu sur cette place à partir du moment où son discours n’est pas discriminatoire ou raciste », insiste Marion. Cette mobilisation d’un nouveau type invite les catégories qui n’ont pas « l’habitude de descendre dans la rue » à venir exprimer leur sentiment, leur point de vue, leur ras-le-bol.

Ahmed n’est membre d’aucun parti. A 21 ans, il est réfugié ivoirien et veut contribuer à « changer les choses ». Une fois son statut de réfugié obtenu, il a constaté avec amertume la réalité à laquelle les jeunes en France étaient confrontés : « Servir de cartouches à stages à répétition pour des patrons qui ne veulent pas embaucher, mais simplement faire toujours plus de bénéfices ».


Olivier est réalisateur. Il le dit d’emblée, il est « utopiste ». Même s’il voit les limites de ce mouvement, il est plein d’espoir « car les choses ne se restreignent pas à la place de la République, elles bougent aussi ailleurs. Comme en Islande où ils ont réussi à virer leur premier ministre (suite aux révélations sur sa société offshore au Panama, ndlr). Ou comme en Martinique où viennent de commencer les premières Nuit Debout. Les choses peuvent changer ».


« Avant tout, Il faut commencer par faire connaissance »

Le changement ? Il ne va pas assez vite pour certains qui critiquent le fait que les personnes qui se rassemblent place de la république sont avant tout « des blancs et des bobos ». Qu’il y manque des ouvriers et des personnes issues des banlieues. C’est dans ce sens qu’intervient Almamy Kanouté, porte-parole du mouvement Émergence et infatigable militant des quartiers. « On nous parle de convergence des luttes et on nous demande : "Où est la banlieue ?" Cette convergence, j’espère qu’elle va se concrétiser, car on va aussi aller en banlieue. Si on arrive à faire la fusion entre banlieusards et parisiens, là ils auront peur. Les choses sont en mouvement un peu partout en France. Il faut commencer par faire connaissance, avant tout. Je souhaite mener des actions, pour que nous obtenions la même justice pour tout le monde, l’égalité pour tous. »

Mohamed Mechmache est porte-parole d’AC Le Feu, créé après les émeutes de 2005 en banlieue, et conseiller régional EE-LV. Il tient à rappeler que « les quartiers vivent depuis trente ans dans un état d’exception. Quand en 2005, l’état d’urgence ne concernait qu’eux, les autres membres de la population se contentaient de regarder ça depuis leur fenêtre. Aujourd’hui tout le monde est concerné par cet état d’urgence. Notre but est donc de mettre en œuvre des convergences des luttes et de classes. » Il conclut : « Les quartiers sont debout depuis trente ans, on espère qu’ils (les participants à Nuit Debout place de la République, ndlr) arriveront à traverser le périph’ et on espère qu’on va aider à réveiller les consciences ».


« Assurer la diversité sociale et ethnique des participants »

Au-delà du couvre-chef qu’il arbore ce jour-là, Fik’s Niavo porte plusieurs casquettes. C’est d’abord un rappeur qui a produit plusieurs albums, mais qui refuse le « rap business » et le « bling-bling », avec ses chaînes en or, des voitures de luxe ou ses piscines hollywoodiennes. En plus de tenter de conscientiser les gens à travers ses lyrics, c’est un militant associatif hyper-actif. Il mène dans sa ville des Ulis (Essonne) des actions sociales et éducatives ainsi que des listes citoyennes autonomes aux élections locales. Il se qualifie lui-même de « jeune vétéran en politique ».

Pour Fik’s, la « Nuit Debout est une belle expression de la démocratie et de la réappropriation de l’espace public. Ce genre d’événements est essentiel ». Reste, selon lui, à éviter deux écueils majeurs, à savoir « la récupération politique » et assurer la « diversité sociale et ethnique des intervenants et des participants ». Pour lui, la banlieue n’aura toute sa place dans ce mouvement qu’à « condition de la laisser exprimer en son nom propre ». Almamy Kanouté a annoncé qu’était lancé un hashtag #BanlieusardsDebout. Dans plusieurs banlieues d’Ile-de-France, des actions se préparent. En parallèle, des tracts sont distribués aux travailleurs dans le métro le matin, dans les usines, dans les facs et les lycées pour ouvrir au plus grand nombre.


« Nuit Debout sera ce que l’on en fera »

Les noctambules parisiens font des émules dans une soixantaine de villes françaises. A Toulouse, une Nuit Debout a vu le jour fin mars. De l’avis de Lise, étudiante militante de 24 ans, la version toulousaine est « moins festive qu’à Paris mais très sérieuse ». Des familles, des étudiants, des profs, des intermittents planchent dans les divers ateliers et débats. L’idée a émergé après l’occupation du Théâtre Garonne le 31 mars par des intermittents, des étudiants, des membres de Droit au Logement et des bénévoles du journal Fakir. Marc, étudiant en école d’ingénieurs, était de la partie. Pas spécialement politisé, c’est après avoir vu le film « Merci Patron ! » qu’il s’est investi. Il s’est rendu à la Bourse du Travail à Paris.

Les liens entre les différentes « Nuits » sont encore informels mais se structurent peu à peu, comme l’explique Lisa à Lyon. « On apprend des erreurs de Paris. On veille par exemple à ce qu’il n’y ait pas un unique visage pour parler aux médias. » Ce 9 avril, pour la première « vraie » Nuit Debout lyonnaise, deux personnes répondent à France 3 et sept autres à une interview d’un journal local. Aucun drapeau n’est visible sur la place Guichard, située à deux pas de la Bourse du travail. « On ne demande pas de renier ses affiliations, mais nous n’en avons pas besoin pour se retrouver. Chacun a ses revendications propres, mais ne les impose pas, sinon cela exclurait des gens. Nuit Debout sera ce que l’on en fera. »


De Châteauroux à Berlin

Le mouvement gagne doucement de plus petites villes, comme Châteauroux, 45 000 habitants, en région Centre - Val-de-Loire. Après un échange sur facebook, une trentaine de personnes se retrouvent devant l’entrée de la mairie. Parmi eux, Claire explique n’être ni syndiquée, ni membre d’un parti politique. « Mais ce mouvement est au-delà de tout ça. C’est une autre façon de se retrouver et de faire converger nos luttes. » « Quand on est jeune, on a envie de rejoindre un tel mouvement et de le lancer localement », poursuit Aymeric. « A Châteauroux, nous sommes à une petite échelle, mais nous pouvons contribuer à notre petit niveau, peut-être faire remonter nos idées au groupe national », espère Alison.

Nuit Debout traverse aussi les frontières. À Berlin, une centaine de personnes se sont réunies samedi soir sur une place de Kreutzberg pour lancer un mouvement similaire dans la capitale allemande. Des Français surtout, mais aussi quelques Allemands et Espagnols venus les soutenir. « Nous sommes très heureux que les Français nous rejoignent enfin ! », lance Noemie devant l’assemblée. Elle est Espagnole et membre du mouvement des indignés 15 M, né en Espagne face aux mesures d’austérité et aux affaires de corruption impliquant des membres du parti au pouvoir. Pendant l’assemblée générale en petit comité, dans le froid, les jeunes et moins jeunes ont parlé, en anglais, français et allemand, de la loi Travail, de l’État d’urgence, de la violence en marge des manifestations, de celle de la police, avant de se lancer dans des commissions pour donner, là aussi, suite au mouvement.


Ce mouvement essaime des graines qui ne demanderont qu’à refleurir

Quelle en sera l’issue ? Comment « leur faire peur » ? Ces questions brûlent toutes les lèvres à République. Tous ici se méfient de la récupération politicienne ou électorale. « Comment un mouvement sans instance dirigeante se donne-t-il une voie ? Un mouvement qui ne se donne pas d’objectif politique s’éteindra rapidement », prévient au micro l’économiste Frédéric Lordon, un des initiateurs. Le retrait de la Loi El Khomry serait une première étape. Mais c’est la logique de domination de cette loi que visent les participants. Celle qui « plonge les salariés dans la peur », celle « de l’arbitraire patronal ». « On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du lexomil », conclut Frédéric Lordon.

Plusieurs noctambules planchent sérieusement sur l’élaboration d’une nouvelle Constitution. « Nos revendications émergeront si on instaure un rapport de force », espère Benjamin. Jean-Pierre Mercier, délégué syndical CGT de PSA-Peugeot Citroën, est plus sceptique. Pour lui, ce n’est pas la place de la République qu’il faut occuper, mais les usines [1]. L’heure est donc à amplifier davantage le mouvement en vue d’actions concrètes, comme l’occupation de banques. Au delà des revendications, Augustin vit le moment présent : « Je ne sais pas du tout sur quoi cela peut aboutir mais nous montrons que s’entendre et s’organiser dans une société si clivée est possible ». Pour Marion, « même s’il échoue, ce genre de mouvement essaime des graines qui ne demanderont qu’à refleurir ». Demain est un autre jour. Pour l’instant la nuit leur appartient.

Texte : Ludo Simbille et Eros Sana (à Paris), avec Morgane Thimel (à Châteauroux), Rachel Knaebel (à Berlin), Sophie Chapelle (à Lyon)

Photos de Nuit Debout et de ses participants à Paris : © Eros Sana - Collectif OEIL

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