vendredi 14 avril 2017

"Car si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque"

MAJ de la page : Maitre Eckhart / Isabelle Raviolo


Dans la seconde moitié du XIVe siècle, le Saint Sépulcre monumental connaît un véritable succès. L’engouement pour ce genre de monument se confirme tout au long de la seconde moitié du XIVe siècle, aussi bien dans la ville de Strasbourg que dans les régions avoisinantes. Or de 1313 à 1323, Maître Eckhart séjourna à Strasbourg, et y rencontra Jean Tauler. Dans cet article, nous voudrions montrer en quoi le retentissement de cette prédication a pu exercer une influence dans la représentation du Christ gisant propre au Saint Sépulcre monumental. Nous nous interrogerons donc sur un possible lien de causalité entre la renommée qu’acquit le Saint Sépulcre monumental à la fin du Moyen Âge et l’essor de la mystique rhénane.

Isabelle Raviolo, L’étincelle de l’âme et la cavité à l’endroit du cœur du Christ dans les Saints sépulcres monumentaux, 2014. Résumé
Source et Texte intégral : Revue des sciences religieuses


II.1. Une cavité à l’endroit du cœur et le « cœur » dans la prédication des mystiques rhénans

(...)

26 Dans le Sermon 81, Eckhart affirme que l’« on doit donc commencer [à aimer Dieu] par le cœur. Il est l’organe le plus noble du corps et il se trouve au centre afin de donner la vie à tout le corps, car la source de vie jaillit dans le cœur et opère comme le ciel 33 ». Le cœur est décrit comme cet organe « le plus noble » car il est le siège même de la vie 34. Principe de la vie du corps, il l’est aussi, au sens figuré, de la vie de l’esprit. En effet, Dieu sonde le cœur de l’homme, touche l’homme dans son cœur, et parle au cœur de l’homme. Le cœur traduit donc l’intériorité de l’homme spirituel, et dans certains sermons d’Eckhart, se confond parfois avec l’âme. Ainsi, à travers l’image du cœur, ne faut-il pas voir le lieu du plus intime, de cette profondeur même du lien entre Dieu et l’homme ? Dieu ne conduit-il pas Osée au désert pour « parler à son cœur » ? Cette réalité du cœur traduit donc avant tout l’intimité d’une conversation mystique entre le Créateur et sa créature. La profondeur de l’intime renvoie ainsi à la vie mystique, à ce dialogue intérieur et fécond entre le Verbe et l’âme. Or il est intéressant de constater que la cavité du Christ est à l’endroit même de son cœur (Kaysersberg 35 ; Fribourg-en-Brisgau…). Cette réalité iconographique est-elle l’expression d’un simple hasard, ou encore celle d’une recherche esthétique ? Je ne le crois pas. En effet, selon moi, il y aurait une correspondance directe entre les effets de la prédication des mystiques rhénans et les productions artistiques de la région, comme s’il fallait voir en ces dernières l’expression en image de pierre de toute une dévotion populaire pour « le cœur » du Christ, son « temple », et par extension pour cette vie intérieure, dans le fond, dans le cœur de l’homme qui est le lieu même de la naissance de Dieu, ce « tabernacle » : « Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur 36 ».

27 Et ce trésor, n’est-ce pas la petite étincelle de l’âme elle-même ? Ainsi, on comprend pourquoi Eckhart, dans le Sermon 51 37, après un long développement sur le cœur, emploie l’image d’une coque qui se brise pour que le fruit en sorte :

J’ai souvent dit déjà : la coque doit être brisée pour que sorte ce qu’elle contient. Car si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque. Et donc, si tu veux trouver la nature dans sa nudité, tous les symboles doivent être brisés et plus on y pénètre, plus on est proche de l’être. Et quand elle (l’âme) trouve l’Un où tout est un, elle demeure dans cet unique Un. Qui honore Dieu ? Celui qui a en vue l’honneur de Dieu en toutes choses.

28 Cette coque n’est-elle pas tout ce qui nous retient à l’extérieur, dans les créatures, dans la multiplicité des images, et dans le temps ? N’est-elle pas l’expression de cette écorce terrestre qu’il est nécessaire de dépasser, de franchir, pour aller au plus profond, au plus essentiel, c’est-à-dire au plus intime, au cœur ? Le cœur est le foyer de la vie intérieure, ce lieu même de la naissance du Verbe, et donc l’expression de l’union en Dieu et de la transformation en Dieu : là, dans le cœur, on pourrait dire, avec Eckhart, que l’on voit « avec l’œil même de Dieu 38 ». Il y a donc, dans cette cavité à l’endroit du cœur du Christ, l’expression de tout un mystère : celui de l’union de l’âme à Dieu, et par suite, celui de sa transformation par grâce :

L’homme qui s’est tourné en lui-même, en sorte qu’il connaît Dieu dans le propre goût et dans le propre fond de celui-ci – cet homme est affranchi de toutes choses créées, il est enfermé en lui-même sous un véritable verrou de vérité. J’ai dit un jour que Notre-Seigneur vint le jour de Pâques vers ses disciples, les portes étant fermées ; il en est de même pour cet homme affranchi de toutes choses étrangères et de tout le créé. Dans un tel homme, Dieu ne vient pas, il est en lui dans son essence 39.

29 Or comment ce mystère s’opère-t-il dans le temps de la vie humaine ? Et comment cette cavité du cœur vient-elle traduire l’union de l’âme à Dieu dans le temps ? La fonction de la cavité creusée à l’endroit du cœur est reliée à la liturgie : elle est l’endroit où l’on place le corps de Dieu lors du Jeudi Saint. Elle sert donc de tabernacle. En effet, c’est uniquement pendant cette liturgie que le prêtre officiant ouvre cette cavité 40. Pourquoi ? Rappelons que le Jeudi Saint célèbre le dernier repas que le Christ prit avec ses disciples avant de souffrir sa Passion. C’est durant cette sainte Cène que Notre Seigneur institue l’Eucharistie, centre de gravité de toute la vie ecclésiale. Ouvrir cette cavité uniquement le Jeudi Saint constitue donc un geste chargé d’un grand sens théologique : l’événement de la Sainte Cène est ici consubstantiel à celui de la Passion qui est lui-même inséparable du mystère de la Résurrection. Et c’est donc tout le Triduum pascal qui se concentre dans cette cavité : le mystère de la mort et de la résurrection du Christ et par lui, de toute vie de baptisé qui plonge dans cette mort pour ressusciter avec le Christ :

À celui qui me demanderait : « […] pourquoi sommes-nous baptisés, pourquoi Dieu s’est-il fait homme – ce qui fut le plus sublime - ? », je dirais : pour que Dieu naisse dans l’âme et que l’âme naisse en Dieu 41.

30 Cette cavité, comme réceptacle du corps du Christ, nous invite à réfléchir sur le lien entre le sacrement de l’Eucharistie et la notion de cœur, renvoyant à celle du fond de l’âme où le Verbe naît éternellement par grâce. Si la vie éternelle c’est de connaître Dieu comme seul vrai Dieu 42, cette connaissance ne passe pas par la raison ou par les sens, mais par le cœur, c’est-à-dire par une expérience de la présence de Dieu dans les profondeurs de l’âme, là où l’on éprouve que Dieu est plus intime à soi-même que soi :

Réfugiez-vous ensuite, avec votre faculté d’aimer, dans le cœur divin béant et plein d’amour, afin qu’il s’y unisse à vous et qu’il détourne à fond votre amour et votre affection de tout ce qui n’est pas lui-même purement et essentiellement, afin qu’il vous attire pleinement en lui, intérieurement et extérieurement, avec toutes vos facultés, et que tout cela se fasse par les saintes et adorables plaies, par son amère et grande Passion. Faites tout cet exercice avec application intérieure, mais c’est à Dieu de l’accomplir en vous tous, selon qu’il importe à sa gloire 43.

31 Car l’épreuve de cette présence s’actualise dans le temps à travers le mystère de l’Eucharistie. Et le gisant du Saint Sépulcre monumental traduirait ce mystère de la présence de l’éternité dans le temps : il semble en effet, par son étonnante présence et l’expression réaliste de son visage et de son corps, se donner éternellement vivant à celui qui trouve le chemin de son cœur – comme si ce gisant n’était pas mort mais ressuscité, comme si son corps et son sang étaient concentrés dans la cavité même de son cœur, et se donnaient aux fidèles comme nourriture spirituelle :

Je suis le pain de la vie. Vos ancêtres ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts.
Voici comment est le pain qui descend du ciel : celui qui en mange ne mourra pas.
Je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai, c’est mon corps, [que je donnerai] pour la vie du monde 44.

32 Eckhart interprète ce grand mystère du Jeudi Saint dans son Sermon 20b, Homo quidam fecit cenam magnam :

Quand, dans la Cène, l’âme goûte la nourriture et que la petite étincelle de l’âme saisit la lumière divine, elle n’a plus besoin d’autre nourriture, elle ne cherche pas au-dehors et se tient complètement dans la lumière divine 45.

33 Le Jeudi Saint traduit le mystère d’une intimité entre Dieu et l’âme – intimité dont la profondeur est rendue par le verbe « goûter » qui, rapporté à l’âme, dit l’intensité d’une lumineuse union 46. La communion au corps et au sang du Christ exprime dans le temps de cette vie le miracle de la naissance éternelle de Dieu dans l’âme. Ici s’opère le mystère d’une transformation : celle d’une nourriture terrestre en nourriture céleste qui alimente l’âme elle-même. Ainsi le gisant du Saint Sépulcre monumental n’est pas seulement une sculpture de pierre, mais un corps de chair – un corps rendu dans toute sa force vivante par la cavité à l’endroit même du cœur – ; non pas seulement un corps de chair mais un corps divin, incréé. Si l’artiste rend ce corps à échelle humaine c’est pour mettre l’accent sur l’humanité du Christ, porte d’entrée vers sa divinité. Et c’est là l’expression d’une réalité christologique fondamentale : Christ, vrai  homme et vrai Dieu, s’est donné comme tel à ses disciples, dans le mystère de son union hypostatique. La matière et la taille de la sculpture viendraient ainsi figurer le mystère de l’Incarnation et celui de la Passion :

Notre-Seigneur priva de lui ses disciples comme Dieu et homme et il se donna de nouveau à eux comme Dieu et homme, mais selon un autre mode et dans une autre forme. Il en est ainsi pour un objet sacré : on ne le laisse pas toucher ou voir sans voile, on l’enchâsse dans du cristal ou quelque autre matière. C’est ainsi que fit Notre-Seigneur lorsqu’il se donna en un autre soi-même. Dans la Cène, Dieu se donne en nourriture à ses chers amis avec tout ce qu’il est 47.

34 Dans la cavité du gisant c’est l’hostie que l’on place : une hostie qui, par la consécration, devient véritablement corps du Christ. Ainsi, le lien entre le Saint Sépulcre monumental et la mystique rhénane trouverait toute sa validité dans une pratique dévotionnelle centrée sur l’Eucharistie. Or on sait que les mystiques rhénans n’ont cessé de mettre l’accent sur ce mystère et d’en révéler les enjeux essentiels dans la vie du chrétien et dans la vie de l’Église. Il apparaît ainsi tout à fait probable que par l’influence de leur prédication, cette nouvelle forme esthétique se soit développée : elle venait rappeler aux fidèles l’importance du Jeudi Saint, et par là tout le mystère pascal, cœur de leur foi et de leur espérance :

Contemple l’aimable image de Notre Seigneur Jésus-Christ, de plus près et plus à fond que je ne puis t’apprendre à le faire. […] Pour cela, il n’est rien ici bas de plus utile et de meilleur que le Sacrement de l’adorable corps de Notre Seigneur 48.

Notes :
31 Aballea, p. 281.

32 Ibidem, p. 282.
33 Eckhart, Sermon 81, JAH III, p. 140-141.
34 « La vie réside dans le cœur » dit Eckhart dans le Sermon 51 (JAH I, p. 135-136) ; et dans le Sermo (...)
35 Voir photos 1 et 2, p. 93.

36 Matthieu 6, 21.
37 Eckhart, Sermon 51, JAH II, p. 135-136.
38 Id., Sermon 10, JAH I, p. 122-123. « L’œil dans lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu (...)
39 Sermon 10, JAH I, p. 109.
40 Le prêtre dit au nom du Christ : « Ceci est mon corps livré pour vous »., paroles de la consécratio (...)
41 Eckhart, Sermon 38, JAH II, p. 48.
42 Jean 17, 3.
43 Tauler, Sermon 79, p. 645.
44 Jean 6, 48-51.
45 Eckhart, Sermon 20b, JAH I, p. 178. Cf. Eckhart, Sermon 6, JAH I, p. 85-86 : « Nous sommes totalement (...)
46 « Dans cette lumière, l’âme a quelque chose de commun avec les anges et aussi avec les anges qui so (...)
47 Ibidem.
48 Tauler, Sermon 15, p. 115.

Isabelle Raviolo, Professeur de Philosophie, Chargée de cours à l’Institut Catholique de Paris : L’étincelle de l’âme et la cavité à l’endroit du cœur du Christ dans les Saints sépulcres monumentaux, 2014. Résumé
Source et Texte intégral : Revue des sciences religieuses

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