samedi 20 février 2021

Giorgio Agamben. L'épidémie comme politique.

MAJ de la page : Coronavirus 


Vincent Pavan, enseignant chercheur, mathématicien, les chiffres du Covid-19. Un crime contre la science, contre les mathématiques (Hold-up+, bonus, février 2021) 
Ce qu'on vit aujourd'hui c'est vraiment une humiliation des mathématiques (...) Il n'a a pas de prédictions à faire en épidémiologie (...) C'est pas la peine de faire de la simulation ou de la modélisation, cela ne sert à rien (...) Les modélisations qui ont été faites, c'est de l'imposture. 
Extrait de : Hold-up+ Bonus

La particularité de ce texte est qu’il s’intéresse à la pensée mathématique de Grothendieck sur le plan mathématique en essayant de la relier à celle de Giorgio Agamben sur le langage et d’en déplier les conséquences politiques.


Giorgio Agamben (né le 22 avril 1942 à Rome) est un philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d'Aby Warburg ; il est particulièrement tourné vers l'histoire des concepts, surtout en philosophie médiévale et dans l'étude généalogique des catégories du droit et de la théologie. La notion de biopolitique, empruntée à Foucault, est au cœur de nombre de ses ouvrages.
Source (et suite) du texte, bibliographie : wikipedia 


Des articles de Giorgio Agamben sur la crise de la Covid-19 ont été réunis dans un ouvrage (pas encore traduit) : A che punto siamo? L’epidemia come politica, Ed Quodlibet, 2020
En attendant en voici quelques uns extraits de ce recueil, mais aussi d'autres parus par la suite, tous traduits par le site Lundi.am
On pourra constater que le philosophe, comme le mathématicien (et les gens avec un peu de bon sens), avait vu juste dès le début de cette crise.  

La disproportion face à ce qui, selon le CNR, est une grippe normale, peu différente de celles qui se répètent chaque année, est évidente.
Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes les limites.
L’autre facteur, non moins inquiétant, est l’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte idéal.
Ainsi, dans un cercle vicieux et pervers, la limitation de la liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité qui a été induit par ces mêmes gouvernements qui interviennent maintenant pour le satisfaire.

Les gouvernements sécuritaires ne fonctionnent pas nécessairement en produisant la situation d’exception, mais en l’exploitant et en la dirigeant quand elle se produit. (...)
La peur est une mauvaise conseillère et je ne crois pas que transformer le pays en un pays pestiféré, où chacun regarde l’autre comme une occasion de contagion, soit vraiment la bonne solution. La fausse logique est toujours la même : comme face au terrorisme on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de même on nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger. (...) 
Ce que l’épidémie montre clairement, c’est que l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps familiarisés, est devenu la condition normale. Les hommes se sont tellement habitués à vivre dans un état de crise permanente qu’ils ne semblent pas s’apercevoir que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et a perdu non seulement sa dimension politique, mais aussi toute dimension humaine. Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre. Nous vivons dans une société qui a sacrifié sa liberté aux prétendues « raisons de sécurité » et s’est ainsi condamnée à vivre sans cesse dans un état de peur et d’insécurité (...) 
La politique moderne est de fond en comble une bio politique, dont l’enjeu dernier est la vie biologique en tant que telle. Le fait nouveau est que la santé devient une obligation juridique à remplir à tout prix  (...) 
La peur fait apparaître bien des choses que l’on feignait de ne pas voir. La première est que notre société ne croit plus à rien d’autre qu’à la vie nue (...) 
C’est un spectacle vraiment attristant de voir une société tout entière, face à un danger d’ailleurs incertain, liquider en bloc toutes ses valeurs éthiques et politiques (...) 
Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. Tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies néfastes, il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la fin de l’urgence sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser : que l’on ferme les universités et que les cours se fassent en ligne, que l’on cesse une fois pour toutes de se réunir pour parler des questions politiques ou culturelles et qu’on échange uniquement des messages digitaux, et que partout il soit possible que les machines remplacent tout contact, toute contagion, entre les humains.
 

Costume de médecins lors de l'épidémie de peste noire

L’une des conséquences les plus inhumaines de la panique que l’on cherche par tous les moyens à répandre en Italie à l’occasion de l’« épidémie » de coronavirus est dans l’idée même de contagion, qui est à la base des exceptionnelles mesures d’urgence adoptées par le gouvernement

Les réflexions qui suivent ne concernent pas l’épidémie, mais ce que nous pouvons comprendre des réactions qu’elle suscite chez les hommes. Il s’agit donc de réfléchir sur la facilité avec laquelle une société toute entière a accepté de se sentir pestiférée, de s’isoler à la maison et de suspendre ses conditions normales de vie, ses liens de travail, d’amitié, d’amour, et jusqu’à ses convictions religieuses et politiques. Pourquoi n’y a-t-il pas eu, comme cela était pourtant imaginable et comme il advient habituellement en pareil cas, des protestations et des oppositions ? L’hypothèse que je voudrais suggérer, c’est que, d’une certaine façon, et pourtant inconsciemment, la peste était déjà là, que, de toute évidence, les conditions de vie des gens étaient devenues telles qu’il a suffi d’un signe improvisé pour qu’elles apparaissent pour ce qu’elles étaient, c’est-à-dire intolérables, justement comme une peste.

Il est important de ne pas laisser échapper l’idée qu’une communauté fondée sur la distanciation sociale n’aurait rien à voir, comme on pourrait le croire naïvement, avec un individualisme poussé à l’excès : elle serait, tout à l’inverse, comme celle que nous voyons aujourd’hui autour de nous, une masse raréfiée et fondée sur un interdit, mais, justement pour cela, particulièrement compacte et passive.

Comment avons-nous pu accepter, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, que les personnes qui nous sont chères et les êtres humains en général non seulement mourussent seuls – chose qui n’était jamais arrivée auparavant dans l’histoire, d’Antigone à aujourd’hui – mais que leurs cadavres fussent brûlés sans funérailles ?

Je n’ai pas besoin de rappeler que sous le nazisme des scientifiques fort estimés ont guidé la politique eugéniste et n’ont pas hésité à profiter des camps pour mener des expérimentations mortelles qu’ils retenaient utiles pour le progrès de la science et pour le soin des soldats allemands. Dans le cas présent le spectacle est particulièrement déconcertant, parce qu’en réalité, même si les médias le cachent, il n’y a pas de consensus entre les scientifiques, et quelques-uns des plus illustres d’entre eux, comme Didier Raoult, peut-être le plus grand virologue français, ont des opinions diverses sur l’importance de l’épidémie et sur l’efficacité des mesures d’isolement, que le professeur a défini dans un entretien comme une superstition médiévale. J’ai écrit ailleurs que la science est devenue la religion de notre temps. L’analogie avec la religion est à prendre à la lettre : les théologiens déclaraient ne pas pouvoir définir avec clarté ce qu’est Dieu, mais en son nom ils dictaient aux hommes des règles de conduite et ils n’hésitaient pas à brûler les hérétiques ; les virologues admettent ne pas savoir exactement ce qu’est un virus, mais en son nom ils prétendre décider comment doivent vivre les êtres humains (...)
Selon Bolk, l’espèce humaine est caractérisée par une inhibition progressive des principes vitaux naturels d’adaptation au milieu, qui viennent à être remplacés par une croissance hypertrophiée des dispositifs technologiques pour adapter le milieu à l’humain. Quand ce processus dépasse une certaine limite, il atteint un point où il devient contreproductif et se transforme en autodestruction de l’espèce. Des phénomènes comme celui que nous sommes en train de vivre me semblent montrer que ce point a été atteint et que la médecine qui devait soigner nos maux risque de produire un mal encore plus grand. C’est aussi contre ce risque que nous devons lutter par tous les moyens.
 
Deux et deux font cinq.
Lorsque la perception obéit à une injonction indéfiniment répétée
et non plus à la réalité.

L’orchestration rhétorique d’une « guerre » contre le virus semble permettre non seulement de mener mais aussi de façonner la masse selon de nouvelles normes de vie. Effet de la puissance de frappe du spectacle arrivé à son point d’achèvement ? La sidération collective révèle un possible inquiétant : gouvernement par le mensonge consenti, quand l’humain enchaîné en sa propre conscience, indifférent aux vérités de fait, accepte de croire aux simulacres. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Le mot de Guy Debord trouve ici un écho en forme de variation ; esquisse d’une humanité qui, perdant son souverain langage, se laisse régir par la falsification. Plus que jamais la vérité est le septentrion d’une résistance obstinée (...) 
Ce que nous vivons actuellement, avant d’être une manipulation inouïe des libertés de chacun, est, en effet, une gigantesque opération de falsification de la vérité. Si les hommes consentent à limiter leur liberté personnelle, cela advient, en effet, parce qu’ils acceptent sans les soumettre à aucune vérification les données et les avis que les médias fournissent. Et depuis longtemps, l’accord politique lui aussi se donnait sans une conviction profonde, étant considéré d’une certaine façon pour acquis que, dans les discours électoraux, la vérité ne fût pas en question. Ce qui arrive maintenant sous nos yeux, est, pourtant, quelque chose de nouveau, au moins parce que, dans la vérité ou la fausseté d’un discours qui est passivement accepté, il en va de notre mode de vie lui-même, de notre entière et quotidienne existence. Pour cela il serait urgent que chacun passât tout ce qui lui est proposé au crible d’une vérification au moins élémentaire. (...)
Je n’ai pas été le seul à noter que les données de l’épidémie sont fournies d’une façon générique et sans aucun critère de scientificité (...) 
L’humanité entre à présent dans une phase de son histoire où la vérité est réduite à un moment dans le mouvement du faux. Vrai est le discours faux qui doit être tenu pour vrai même quand sa non-vérité est démontrée. Mais de cette façon c’est le langage lui-même comme lieu de la manifestation de la vérité qui est confisqué aux êtres humains. Ceux-là ne peuvent à présent qu’observer muets le mouvement – vrai parce que réel – du mensonge. C’est pourquoi, pour arrêter ce mouvement, il faut que chacun ait le courage de chercher sans compromis le bien le plus précieux : une parole vraie.

(...) la vie entière des êtres humains doit devenir à chaque instant le lieu d’une célébration cultuelle ininterrompue. L’ennemi, le virus, est toujours présent et doit être combattu incessamment et sans trêve possible. La religion chrétienne elle aussi connaissait des tendances totalitaires similaires, mais elles concernaient seulement quelques individus – en particulier les moines – qui choisissaient de placer leur entière existence sous la devise « priez sans cesse ». La médecine comme religion recueille ce précepte paulinien et, en même temps, le renverse : là où les moines se réunissaient dans des monastères pour prier ensemble, maintenant le culte doit être pratiqué avec autant d’assiduité, mais en se tenant séparés et à distance.
La pratique cultuelle n’est plus libre et volontaire, exposée seulement à des sanctions d’ordre spirituel, mais elle doit être rendue réglementairement obligatoire.

Ce qui frappe dans les réactions aux dispositifs d’exception qui ont été mis en place dans notre pays (et pas seulement dans celui-ci) est l’incapacité de les observer au-delà du contexte immédiat dans lequel ils semblent opérer. Rares sont ceux qui essaient, à l’inverse, comme pourtant une analyse politique sérieuse imposerait de le faire, de les interpréter comme les symptômes et les signes d’une expérimentation plus large, dans laquelle est en jeu un nouveau paradigme de gouvernement des hommes et des choses. (...)
Il est évident que, au-delà de la situation d’urgence liée à un certain virus, qui pourra dans le futur laisser la place à un autre, ce qui est en question est le dessein d’un paradigme de gouvernement dont l’efficacité dépasse de très loin celle de toutes les formes de gouvernement que l’histoire politique de l’Occident avait jusqu’à présent connues. Si déjà, dans le déclin progressif des idéologies et des croyances politiques, les raisons de sécurité avaient permis de faire accepter aux citoyens des limitations des libertés qu’ils n’étaient pas disposés à accepter auparavant, la biosécurité s’est démontrée capable de présenter l’absolue cessation de toute activité politique et de tout rapport social comme la forme maximale de participation civique. L’on a ainsi pu assister au paradoxe d’organisations de gauche, traditionnellement habituées à revendiquer des droits et à dénoncer des violations de la constitution, accepter sans réserve des limitations de la liberté décidées par des décrets ministériels privés de toute légalité et que même le fascisme n’avait jamais rêvé de pouvoir imposer.

Comme nous l’avions prévu, les cours universitaires se tiendront à partir de l’an prochain on line. Ce qui, pour un observateur attentif, était évident, à savoir que la “pandémie” serait utilisée comme prétexte pour la diffusion toujours plus envahissante des technologies digitales, s’est exactement réalisé.

Dans les polémiques durant l’urgence sanitaire sont apparus deux vocables infâmes, qui avaient de toute évidence pour seul but de discréditer ceux qui, face à la peur qui avait paralysé les esprits, s’obstinaient encore à penser : « négationniste » et « complotisme » (...) 
Comme toujours dans l’histoire, dans ce cas aussi il se trouve des hommes et des organisations qui poursuivent leurs objectifs licites ou illicites et cherchent par tous les moyens à les réaliser et il est important que celui qui veut comprendre ce qui arrive les connaisse et en tienne compte. Parler, pour cela, d’un complot n’ajoute rien à la réalité des faits. Mais définir complotistes ceux qui cherchent à connaître les événements historiques pour ce qu’ils sont est simplement infâme.
 

Juliette c'est toi ?
  
Un pays qui décide de renoncer à son propre visage, de couvrir avec des masques en tout lieu le visage de ses propres citoyens est, alors, un pays qui a effacé de soi toute dimension politique. Dans cet espace vide, soumis à chaque instant à un contrôle sans limites, se meuvent maintenant des individus isolés les uns des autres, qui ont perdu le fondement immédiat et sensible de leur communauté et peuvent seulement échanger des messages adressés à un nom désormais sans visage. À un nom désormais sans visage.

À la source du poème, un acte de résistance contre la destruction insidieuse du langage : saper le pouvoir en son cœur, par inversion du geste mortifère. Ciseler une parole belle et vraie qui garde la mémoire des hommes.

On a aboli l’amour
au nom de la santé
puis on abolira la santé.

On a aboli la liberté 
au nom de la médecine
puis on abolira la médecine.

On a aboli Dieu
au nom de la raison
puis on abolira la raison.

On a aboli l’homme
au nom de la vie
puis on abolira la vie.

On a aboli la vérité
au nom de l’information
mais on n’abolira pas l’information.

On a aboli la constitution
au nom de l’urgence
mais on n’abolira pas l’urgence.
 

* * *


Radiohead, 2+2=5 (2003) 
  

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