lundi 31 octobre 2011

Marcel Conche



Marcel Conche, né le 27 mars 1922 à Altillac, est un philosophe français, professeur émérite de philosophie à la Sorbonne.(...)

Agrégé de philosophie, docteur ès lettres, Marcel Conche a produit une œuvre colossale et variée qui traite de nombreuses questions de la métaphysique. Dès ses premiers ouvrages, il a développé une métaphysique générale et vaste, avec des études sur la mort (La Mort et la pensée, 1975), le temps et le destin (Temps et destin, 1980), Dieu, la religion (Nietzsche et le bouddhisme) et les croyances, la nature, L'Aléatoire (1989) et le hasard, la liberté enfin.
Dès son plus jeune âge, la notion de Dieu perdit toute espèce de consistance aux yeux de Marcel Conche : « L'expérience initiale à partir de laquelle s'est formée ma philosophie fut liée à la prise de conscience de la souffrance de l'enfant à Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c'est-à-dire comme ne pouvant être justifié en aucun point de vue. »
Bien qu'élevé dans le christianisme, Marcel Conche a très tôt rejeté l'explication théologique du monde. La philosophie de Conche ne conçoit pas l'existence de Dieu ; en cela, il est un philosophe athée. Néanmoins, si la philosophie se coupe par essence de la théologie, elle ne doit pas se constituer en science ni prétendre vouloir le faire.
Conche soutient (en prenant pour base son expérience personnelle) que le questionnement philosophique naît « par l'essor spontané de la raison »: « La philosophie, c'est l'œuvre de la raison humaine et elle ne peut pas rencontrer Dieu ». C'est pourquoi il s'est toujours senti proche de la philosophie grecque qui commence avec Anaximandre « le premier écrivain philosophe ».
Selon Conche, les grands penseurs modernes (Descartes, Kant, Hegel) ne sont pas des philosophes authentiques car ils ont voulu utiliser « la raison pour retrouver une foi pré-donnée ». Ils n'ont pas compris ce qu'est la philosophie comme métaphysique mais ont tenté d'en faire une science, ce qui apparaît à Conche comme une erreur fondamentale : « La philosophie comme métaphysique, c'est-à-dire comme tentative de trouver la vérité au sujet du tout de la réalité, ne peut pas être de la même nature qu'une science. Elle est de la nature d'un essai, non d'une possession : il y a plusieurs métaphysiques possibles, parce qu'on ne peut trancher quant à ce qui est la vérité au sujet de la façon de concevoir la totalité du réel. La métaphysique n'est donc pas affaire de démonstration, mais de méditation. »
Le vrai philosophe de l'époque moderne serait Montaigne (Montaigne et la philosophie), car il a réussi, de l'avis de Conche, à écrire son œuvre indépendamment des croyances collectives de son époque.(...)

Dans son naturalisme, Conche soutient la phusis grecque, la nature au sens le plus englobant du terme : « L'absolu pour moi, c'est la nature. La notion de matière me paraît insuffisante. Elle a d'ailleurs été élaborée par les idéalistes et c'est hors de l'idéalisme que je trouve ma voie. Il est très difficile de penser la créativité de la matière.[...] La nature est à comprendre non comme enchaînement ou concaténation de causes, mais comme improvisation; elle est poète. »
Il retrouve sur ce point la pensée des présocratiques, avec lesquels il ne cesse de dialoguer sur le Tout de la réalité (en particulier dans la Présence de la Nature, 2001) : « L'homme est une production de la nature et la nature se dépasse elle-même dans l'homme. En donnant des aperçus sur la nature qui se complètent, les présocratiques sont tout à fait différents des philosophes de l'époque moderne qui, eux, construisent des systèmes qui s'annulent. Parménide nous révèle l'être éternel, Héraclite, le devenir éternel, Empédocle, les cycles éternels. Il y a une complémentarité entre eux. De la même façon, les poètes se complètent. La physis grecque ne s'oppose pas à autre chose qu'elle-même, alors qu'au sens moderne la nature s'oppose à l'histoire, à l'esprit, à la culture, à la liberté. La physis est omni-englobante. »
Soucieux du devenir de la planète, il se revendique « en faveur de ce que l'on appelle la décroissance». (...)
Source du texte : wikipedia


Bibliographie : 


- La Mort et la pensée (1972), 2007, Ed. Cécile Defaut.
- Nietzsche et le bouddhisme (1987), 2007, Ed. Michalon
- Avec des si, Journal étrange, T.1, 2006, Ed. PUF, 2006
- Oisivetés, Journal étrange, T.2, Ed. PUF, 2007
- Noms, Journal étrange, T.3, Ed. PUF, 2008
- Diversités, Journal étrange, T.4, Ed. PUF, 2009
- Corsica, Journal étrange, T.5, Ed. PUF, 2010
- Philosopher à l'infini, Ed. PUF, 2005
- Épicure (Lettres et Maximes), Ed, PUF, 2005
- Lao Tseu - Tao Te King, traduction et commentaires, Ed. PUF, 2003
- Héraclite - Fragments, traduction et commentaires (1986), Ed. PUF, 2005
- Analyse de l'amour et autres sujets, Ed. PUF, 2005
- Parménide (le poème), Ed. 2004
- Heidegger par gros temps, Ed, Les Cahiers de l'Égaré, 2004
- Confession d'un philosophe - Réponses à André Comte-Sponville, Ed. Albin Michel, 2003
- Le sens de la philosophie, Ed. Encre Marine, 2003
- Quelle philosophie pour demain ? Ed. PUF, 2003
- Lucrèce et l'Expérience, Ed. Fides, 2003
- Ma vie antérieure & le destin de solitude, Ed. Encre Marine, 2003
- De l'amour, pensées trouvées dans un vieux cahier de dessin, Ed. Les Cahiers de l'Égaré, 2003
- Le fondement de la morale, Ed. PUF, 2003
- Essai sur Homère (1999), Ed, Quadrige, PUF, 2003
- Montaigne ou la conscience heureuse, Ed. PUF, 2002
- Temps et destin, Ed. PUF, 1999

- Présence de la nature, Ed. PUF, 2001
- L'aléatoire, Ed. PUF, 1999
- Montaigne et la philosophie, Ed. PUF, 1999
- Vivre et philosopher, Ed. PUF, 1998
- Orientation philosophique, Ed, PUF, 1996
- Pyrrhon ou l'apparence, Ed. PUF, 1994
- Anaximandre. Fragments et Témoignages, Ed. PUF, 1991.
- La Voie certaine vers "Dieu" ou L'Esprit de la religion, Ed. Les Cahiers de l'Égaré, 2008
Etudes :
Pliar Sanchez Prozco, Actualité d'une sagesse tragique, la pensée de Marcel Conche, 2005, éd. Les Cahiers de l'Égaré.

Voir aussi la page : L'auto-dévoilement de l'apparence

« La mort ne peut plus m'enlever ma vie »
Marcel Conche, à l'occasion de la parution de son Journal étrange, nous a reçus chez lui, dans l'Ain. Il revient sur ses origines ­paysannes, son athéisme, sa conception de la nature, de la morale et sa vision de la mort. « A sauts et à gambades », comme le disait son maître Montaigne, se dessine une sagesse libre, loin de tout dogmatisme, ouverte sur l'être, disponible à l'autre. Propos recueillis par Juliette Cerf

Philosophie Magazine : Votre philosophie, athée, découle en partie d'une réflexion sur la souffrance des enfants comme « mal absolu ». Dans Orientation philosophique, vous écrivez : « La souffrance des enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu. » Pourriez-vous développer cette idée ?

Marcel Conche : Philosopher par soi-même, cela veut dire être initialement bouleversé par une expérience fondamentale. Schopenhauer a dit que toute philosophie n'était que le développement d'une unique pensée. Bergson a repris cette idée. En ce qui me concerne, l'expérience initiale à partir de laquelle s'est formée ma philosophie fut liée à la prise de conscience de la souffrance de l'enfant à Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c'est-à-dire comme ne pouvant être justifié en aucun point de vue. L'article véhément que vous citez est initialement paru dans la Revue de l'enseignement philosophique en 1958 ; je l'écrirais autrement aujourd'hui. Dans le numéro suivant, Albert Sandoz publiait une réponse où il reprochait au comité de rédaction d'avoir laissé passer sans aucune réserve un tel article. Albert Sandoz eût dû voir dans mon article une invite à purifier sa conviction chrétienne de toutes les scories qu'a produites chez les théologiens et les philosophes théologiens la rationalisation de la parole. Mais Sandoz philosophe pouvait difficilement­comprendre qu'il devait, en tant que croyant, renoncer à la réflexion. Si j'ai souvent dit que la notion de Dieu n'est pas une notion philosophique, c'est pour que mon argument à partir de la souffrance des enfants n'ait pas de portée contre la religion comme forme de vie. Je m'en prends aux philosophes théologiens, aux justificateurs de Dieu, non à ceux qui croient à la révélation.

La philosophie, absolument coupée de la théologie, ne peut prétendre, selon vous, à se constituer comme ­science... Quelle est-elle alors ?

M. C. : Moi qui avais été élevé dans le christianisme (sans avoir été croyant, mais seulement superstitieux), j'ai rejeté très tôt l'explication théologique du monde. Je me suis tourné vers la philosophie dès mon adolescence, sans avoir subi une influence culturelle quelconque. J'ai été élevé dans un milieu paysan où cette discipline était totalement ignorée. Le questionnement philosophique est né en moi par l'essor spontané de ma raison. La philosophie, c'est l'oeuvre de la raison humaine et elle ne peut pas rencontrer Dieu. C'est pourquoi la vraie philosophie est grecque. La spiritualité sans Dieu. Les philosophes de l'époque moderne – Descartes, Kant, Hegel – sont des chrétiens qui utilisent la raison pour retrouver une foi pré-donnée. Je ne les considère pas comme des philosophes authentiques. Ce sont de grands penseurs par leur influence. Mais le vrai philosophe de l'époque moderne, c'est Montaigne. Il a écrit son oeuvre dans une grande indépendance à l'égard des ­croyances collectives, notamment à l'égard de la croyance monothéiste qui imbibait la société. Descartes, Kant, Hegel n'ont pas compris ce qu'est la philosophie comme métaphysique. Pour eux, elle doit prendre la forme de la science. C'est une erreur fondamentale car la philosophie comme métaphysique, c'est-à-dire comme tentative de trouver la vérité au sujet du tout de la réalité, ne peut pas être de la même nature qu'une science. Elle est de la nature d'un essai, non d'une possession : il y a plusieurs métaphysiques possibles, parce qu'on ne peut trancher quant à ce qui est la vérité au sujet de la façon de concevoir la totalité du réel. La métaphysique n'est donc pas affaire de démonstration, mais de méditation. Quand vous élaborez vous-même une métaphysique, les autres vous semblent être des possibilités abstraites, théoriques, que vous ne pouvez pas vivre. Nos affirmations métaphysiques expriment non des opinions, mais des convictions vécues. Les opinions sont changeantes… Par exemple, mes jugements au sujet des hommes politiques peuvent changer. Je n'aurais jamais imaginé que Ségolène Royal, prétendument socialiste, ferait l'éloge de Tony Blair, qui s'est rendu coupable d'une guerre d'agression en Irak.

Sceptique, vous vous méfiez des systèmes, des dogmes, des philosophies constituées. Votre philosophie n'a cessé d'évoluer et de trouver sa cohérence en évoluant…

 M. C. : Pendant longtemps, j'ai été très sensible au caractère transitoire de toute chose, au caractère évanouissant des êtres finis. J'ai alors donné une interprétation nouvelle du pyrrhonisme. Le scepticisme de Pyrrhon consiste à dire que si nous ne pouvons ­connaître le fond des choses, nous pouvons être certains de la façon dont elles nous apparaissent. Nous ne pouvons dire que le miel « est », mais seulement qu'il nous « semble » doux. Cette opposition entre l'être et l'apparence, qui est l'opposition fondamentale de la métaphysique, notamment de celle d'Aristote, j'ai montré qu'elle était abolie chez Pyrrhon. En définitive, il n'y a plus d'être, intuition que l'on retrouve chez Montaigne : « Pourquoy prenons-nous titre d'estre, de cet instant qui n'est qu'une eloise [un éclair] dans le cours infini d'une nuict ­eternelle ? » A ce moment-là, je n'étais pas arrivé à la distinction que je fais dans Présence de la nature entre temps immense et temps rétréci. Nous pensons dans un temps rétréci. Nous ne pensons pas que ce temps présent n'est rien du tout dans le temps immense de la nature. Quand nous nous voyons les uns les autres, nous ne nous pensons pas comme des ­mortels, des êtres éphémères qui vont bientôt s'évanouir. Au début, j'ai soutenu une sorte de nihilisme ontologique. C'est à cette époque que j'ai commenté Héraclite : « Tu ne peux entrer deux fois dans le même fleuve », « Tout ­s'écoule », etc. Mais en définitive, il m'est apparu que le « tout s'écoule » est éternel, que le devenir est éternel. Donc la nature est éternelle : c'est ce qu'avait dit Parménide.

Tout s'écoule oui, il y a ceci et après, il y a cela, mais il y a toujours le « il y a ». Vous êtes naturaliste et non matérialiste. Comment ­comprendre cette différence ?

M. C. : L'absolu pour moi, c'est la nature. La notion de matière me paraît insuffisante. Elle a d'ailleurs été élaborée par les idéalistes et c'est hors de l'idéalisme que je trouve ma voie. Il est très difficile de penser la créativité de la matière. Or Epicure a bien montré qu'il fallait qu'il y ait une génialité de la nature sans laquelle elle n'aurait rien créé. Le jaune du forsythia n'était pas présent dans le terreau. Ce jaune, cette qualité, a surgi. Si, dans les faits, il n'y avait rien de plus que la cause, la nature serait d'une absolue monotonie. La causalité n'est pas une simple répétition, c'est une innovation. Ainsi, Epicure a imaginé cette espèce d'espièglerie de l'atome. J'ai découvert la nature comme physis (totalité) avec Anaximandre, le premier philosophe de la nature la pensant comme infini (apeiron), comme étant l'origine de toute chose, douée d'une capacité de créativité indéfinie. La nature est à comprendre non comme enchaînement ou concaténation de causes, mais comme improvisation ; elle est poète. Créatrice, elle doit être pensée poétiquement – ce qu'a très bien vu Bergson, le philosophe moderne le plus en phase avec les philosophes naturalistes d'avant Socrate. L'homme est une production de la nature et la nature se dépasse elle-même dans l'homme. En donnant des aperçus sur la nature qui se complètent, les présocratiques sont tout à fait différents des philosophes de l'époque moderne qui, eux, construisent des systèmes qui s'annulent. Parménide nous révèle l'être éternel, Héraclite, le devenir éternel, Empédocle, les cycles éternels. Il y a une complémentarité entre eux. De la même façon, les poètes se complètent. La physis grecque ne s'oppose pas à autre chose qu'elle-même, alors qu'au sens moderne la nature s'oppose à l'histoire, à l'esprit, à la culture, à la liberté. La physis est omni-englobante.

Là-dessus, je suis en accord avec Spinoza. La nature tient une place essentielle dans votre philosophie. Vos origines rurales ont-elles influencé son élaboration ?

M. C. : Oui, bien entendu, car durant toute mon enfance et mon adolescence, j'ai travaillé comme paysan. Mais ce rapport à la nature, dans mon cas foncier, constitutif, je l'avais oublié sous l'influence de la philosophie universitaire. J'étais destiné à être instituteur. Au lycée de Tulle, j'ai fait la connaissance de ma professeure de lettres qui m'a aidé à apprendre le latin et le grec, et que, plus tard, j'ai épousée. Inscrit à la Sorbonne, j'ai ensuite passé l'agrégation. Là, je me retrouve dans un élément d'intellectualité abstraite où la nature est totalement oubliée. Je me suis ressaisi grâce à Montaigne, et j'ai repris contact avec le fond substantiel de mon être qui est lié à la nature, à une ouverture sur l'être. Cette présence de la nature rend la saisie du monde immédiate. Elle frappe d'inanité les notions de « sujet », de « représentation ».

La question de l'existence du monde extérieur est un faux problème. Voilà pourquoi je me situe bien plus du côté du Dasein heideggerien que du Cogito cartésien. Vous avez expliqué qu'il y avait plusieurs métaphysiques alors qu'il n'y a qu'une morale…

M. C. : Oui, la morale est un absolu. Certains philosophes ne distinguent pas la morale de l'éthique. Elles sont à distinguer radicalement. En venant chez moi, mettons que vous avez vu un blessé sur le bord de la route, c'est un impératif inconditionnel de vous arrêter. Si un peu plus loin, sur la route, quelqu'un vous invite à un spectacle, vous pouvez décider d'y aller ou non. Cela n'a rien d'obligatoire. La recherche du bonheur n'est pas un impératif inconditionnel. Il y a une éthique du pouvoir, du bonheur, du plaisir. Achille cherche la gloire et pose une éthique de la gloire. On choisit d'organiser sa vie en fonction de ce qui nous intéresse. Mais vous n'avez pas le droit de l'organiser d'une manière qui impliquerait le non-respect de la personne des autres. La morale limite donc le domaine dans lequel vous pouvez développer votre éthique. La morale, c'est une sorte de minimum, mais certaines morales abolissent l'éthique. C'est le cas de la morale chrétienne, dont la logique est d'aimer l'ennemi. La logique, c'est la sainteté de Mère Teresa, selon laquelle vous devez vous consacrer à autrui.

C'est un au-delà de ce que la morale rigoureusement exige. Elle n'exige pas que vous aimiez votre ennemi, mais que vous le respectiez en tant qu'être humain. Vous êtes un fervent pacifiste. Ce pacifisme relève-t-il d'une éthique personnelle ou de la morale ?

M. C. : Je ne participe à aucune guerre, quelle qu'elle soit. Je ne tombe pas dans le piège consistant à penser qu'il y aurait des guerres justes. Les enfants ne pouvant comprendre la différence existant entre des bombes justes et des bombes injustes, j'abolis cette différence. Pourtant, que se passe-t-il si l'ennemi est à nos ­frontières ? Là, je n'ai plus le droit de développer une propagande pacifiste, car elle est universelle. Lorsque l'ennemi est là, le pacifisme est en contradiction avec lui-même, puisqu'il perd son sens universel en favorisant l'ennemi. Mais moi, personnellement, je reste pacifiste. Ma position ­universalisable, mais ne pouvant être universalisée, reste abstraite, contradictoire. Fondamentalement, pour moi, le rôle de l'homme politique consiste à établir la paix, ce que de Gaulle a très bien compris. Vouloir réaliser la démocratie en l'exportant par la guerre, c'est criminel.

Votre rapport à l'histoire semble contradictoire. D'un côté, vous montrez que c'est la profonde instabilité du siècle qui a orienté votre philosophie. De l'autre, le philosophe doit, selon vous, faire abstraction de son temps. La vraie vie serait-elle anhistorique ?

M. C. : Sur ce point, il me semble qu'il faut distinguer l'action et l'activité. Le philosophe n'a pas à être un homme d'action. Il n'a pas à agir, il a à penser. On ne peut faire les deux choses à la fois : on ne peut aller à Boulogne-Billancourt comme Sartre et formuler la ­vérité la plus juste. Dans le Tao Te king, cette différence est fondamentale, car si le philosophe ne s'engage pas dans l'action, cela n'empêche pas qu'il soit actif. Cette activité consiste en une spontanéité créatrice : lorsque j'étais enseignant, j'étais assujetti à une action, à un emploi du temps. Je ne le suis plus aujourd'hui. J'improvise mes journées. Comme si vivre, c'était poétiser... L'activité, elle, laisse davantage sa chance à la surprise, à l'imprévu. Si l'on considère que la vraie vie réside dans les événements sociaux, politiques, on se situe du côté de Hegel. Selon lui, la vraie vie consiste à nous réaliser, nous objectiver. On se réalise en étant quelqu'un dans la société. Si vous êtes poète, il vous faudra être édité sans quoi vous ne serez pas « réel ». Je prends le contre-pied de cette façon de voir. Je crois qu'il faut attacher une importance infinie aux nuances de nos relations avec les autres. La substantialité de la vie est faite des nuances de l'amitié, de l'amour. A mon âge, l'amour s'est purifié de la sexualité… Il y a plus ou moins de délicatesse chez les êtres. Tous n'ont pas cette intuition d'autrui. Ceux qui vous cataloguent trop rapidement, il faut s'en méfier. Mon athéisme, par exemple, ne me rend pas antichrétien. Ma femme était catholique. Le discernement de la personne est plus essentiel que toutes les croyances et opinions. Ce que l'on oublie parfois précisément dans cet affrontement entre la droite et la gauche. Il y a une fossilisation des personnalités. La vraie vie ne réside pas dans cette fixité.

Dans une très belle page de votre Journal étrange, vous confiez que si la mort survenait aujourd'hui elle ne serait plus privation de vie.

M. C. : Oui, les hommes vivent en moyenne jusqu'à 77 ans et les femmes jusqu'à 83 ans. J'ai aujourd'hui presque 84 ans, je suis déjà de six ans au-delà de la moyenne ! Si je mourais aujourd'hui, je ne perdrais rien. Si j'étais mort à 20 ans, j'aurais perdu presque soixante ans de vie. La mort ne peut plus m'enlever ma vie. Ma vie, je l'ai eue. Je n'appréhende pas le fait d'être mort. Epicure le dit très bien, la mort n'est rien. Il n'y a rien après la mort : je disparais, je m'évanouis, la vie s'arrête. Mais il faut distinguer la mort et le mourir, que j'appréhende. On ne sait jamais comment on va mourir, en dormant ou dans des souffrances atroces. Cela a beaucoup préoccupé Montaigne qui souhaitait mourir sans s'en apercevoir. Dans le cas où l'euthanasie soit une chose raisonnable (si j'avais perdu toutes mes capacités), pour moi, le véritable ami serait celui qui pourrait m'aider à mourir. Mais je n'ai aucun ami à qui je pourrais demander cela. Je n'ai donc pas d'ami parfait… Emile Cioran, que j'ai découvert il y a quelques jours seulement, raconte une scène se déroulant rue de l'Odéon, à Paris. Une femme de 94 ans lui confie qu'elle n'a pas peur de la mort, mais que ce qui l'ennuie le plus est l'idée de devoir quitter la rue de l'Odéon ! Cette rue, dit Cioran, ne présente pourtant aucun intérêt… Les gens n'ont pas peur de ce qui viendra après la mort. Ce qui fait peur, c'est de quitter la vie, ce à quoi l'on est le plus attaché.
Source du texte : Philosophie magazine





Les Racines du ciel par Frédéric Lenoir, Leili Anvar
Un philosophe en ses terres avec Marcel Conche 30.11.2014

















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