Le CERN repart enfin à la chasse aux particules
Par Bertrand Beauté, le 12 mars 2015
Après deux ans de travaux, le plus grand accélérateur de particules au monde va redémarrer. Grâce à une puissance presque doublée, il devrait permettre de percer les mystères de l’univers.
Ce n’est pas encore le jour J. Mais presque. Rolf Heuer, directeur général de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), a annoncé jeudi, lors d’une conférence de presse, le redémarrage du Grand Collisionneur de hadrons (LHC). «Après deux ans de travaux, nous sommes tous très excités et impatients de recommencer les expériences, s’est réjoui Rolf Heuer. Nous ouvrons une nouvelle fenêtre sur l’univers. Et nous ne savons absolument pas ce que nous allons y voir. C’est un défi passionnant.»
Enfoui à 100 mètres de profondeur sous le Pays de Gex, le LHC est le plus grand accélérateur de particules au monde, avec ses 27 kilomètres de circonférence. Il permet d’accélérer des protons à une vitesse proche de celle de la lumière puis de les faire se percuter afin de créer de nouvelles particules. Ces collisions ont conduit à la découverte du fameux boson de Higgs en juillet 2012.
Une nouvelle machine
Après trois ans d’activité pleine, le CERN a arrêté cette formidable machine à découvertes le 14 février 2013, afin d’initier les travaux. Nom de code de l’opération: «First Long Shutdown» (ou «LS1»). «Ce cycle de maintenance et d’amélioration était prévu dès le début de l’exploitation, précise Frédérick Bordry, directeur des accélérateurs et de la technologie. Il va permettre d’exploiter le LHC à une énergie de 13 téraélectronvolts (TeV), contre 8 auparavant. Grâce à ces modifications, le LHC est presque une nouvelle machine.»
Dans le Globe de la science et de l’innovation du CERN, l’excitation est palpable. Il faut dire que l’énergie est le nœud du problème dans le domaine de la physique des particules. «Tout part de la fameuse formule E = mc2, explique Tiziano Camporesi, porte-parole de l’expérience CMS. Cette équation montre qu’il est possible de transformer de l’énergie en matière. En augmentant l’énergie, nous aurons accès à des particules de masse plus importante.»
Matière noire et antimatière
Avec une énergie de 8 TeV, le LHC a déjà permis de trouver le boson de Higgs. Alors que reste-t-il à découvrir? «D’abord, nous voulons mieux connaître le boson de Higgs, répond Dave Charlton, le porte-parole de l’expérience Atlas. Nous avons identifié cette particule, mais il nous reste beaucoup à apprendre sur elle.» Ensuite, et c’est le plus passionnant, les scientifiques partiront en terre inconnue. «Le modèle de la physique, qui explique comment agissent les particules et leurs forces, nous a donné une compréhension formidable de la matière, raconte Guy Wilkinson, porte-parole de l’expérience LHCb. Mais si cette théorie a prédit avec exactitude une grande variété de phénomènes, comme le boson de Higgs, elle reste incomplète. Elle n’explique pas, par exemple, la matière noire, dont serait constituée une grande partie de l’univers.»
La matière visible, que nous observons chaque jour autour de nous, ne constituerait en effet que 5% de notre Univers. Les 95% restants seraient formés d’énergie et de matière encore inconnues et invisibles, que l’on appelle noires. Mais comment sait-on au juste que cet univers sombre existe bel et bien? Parce que les galaxies que les chercheurs observent dans le cosmos ne tournent pas comme elles le devraient. Elles tournent trop vite. A cette vitesse, si elles n’étaient composées que de matière observable, elles se désintégreraient sous l’effet de la gravité. Et pourtant elles tiennent! Pour expliquer ce phénomène, les physiciens sont convaincus qu’intervient un élément invisible: la mystérieuse matière noire.
A la tribune de la conférence de presse, Rolf Heuer se permet une envolée quelque peu lyrique: «J’ai fait un rêve, paraphrase le directeur général du CERN. Que le LHC permette d’allumer une première lumière dans l’univers noir. Nous rentrons ici dans un monde totalement inconnu et passionnant. Mais je ne peux pas vous dire quand cette découverte sera faite. Si nous avons de la chance, cela pourrait intervenir dès 2015. Ou alors dans vingt ans. Nous ne savons pas.»
Entre prudence et impatience
Pour y parvenir, il faut remettre en marche le LHC et redémarrer les expériences. «Mais ce n’est pas comme allumer une télévision. Il ne suffit pas d’appuyer sur le bouton «on», souligne Frédérick Bordry. Nous devons notamment vérifier chaque aimant supraconducteur (ndlr: il y en a 1232), chaque jonction électrique (plus de 10 000) et tous les autres éléments. Cela prend beaucoup de temps. Pour le moment, nous en sommes encore à la phase de test. Il faut être très prudent, afin d’éviter un incident.» Car à de telles énergies, cela ne pardonne pas.
Le 19 septembre 2008, un câble mal soudé avait rompu, seulement neuf jours après l’inauguration du LHC. Bilan: un an de réparation. Alors cette fois, pas question de prendre le moindre risque. «Les premiers protons devraient circuler d’ici à deux semaines et les premières collisions auront lieu d’ici à deux mois, détaille Frédérick Bordry. Mais cela peut être un peu plus ou un peu moins.»
A la conférence de presse, les scientifiques ne cachent par leur impatience. «Nous ne savons pas ce que nous allons découvrir ni même quand, reprend Rolf Heuer. Mais je suis certain que ce sera extraordinaire.»
De quoi est constituée la matière noire ?
«Matière noire.» L’expression fait rêver les profanes et saliver les physiciens. Cette substance mystérieuse semble représenter une masse cinq fois supérieure à celle de la matière visible et constituer plus de 80% de l’ensemble de la matière de l’Univers. Et pourtant on ne la voit pas. Elle reste inconnue, presque vaporeuse. Les scientifiques ne peuvent encore que l’imaginer.
Selon la théorie dominante, elle pourrait être constituée de particules hypothétiques, selon le modèle de la supersymétrie. Cette théorie, qui vise à combler les lacunes du modèle standard, prédit une particule partenaire pour chaque particule du monde «visible».
Si cette théorie se révèle exacte, les expériences menées au Grand Collisionneur de hadrons (LHC) apporteront peut-être des éléments de confirmation, en identifiant l’une ou l’autre de ces particules noires. Encore faudrait-il que leurs masses les rendent décelables par la machine. Trop lourdes, elles ne pourraient être créées avec l’énergie de 13 téraélectronvolts (TeV) du LHC. Si elles sont plus légères, en revanche, les collisions de protons réalisées dans l’anneau circulaire devraient permettre de les fabriquer. Elles traverseront alors les détecteurs sans être repérées, mais en emportant avec elles un peu d’énergie. Et les physiciens déduiront leur existence de cette énergie manquante. «En 2012, nous savions exactement ce que nous cherchions: le boson de Higgs, rappelle Johannes Wessels, porte-parole de l’expérience Alice. Là, nous ne connaissons pas la réponse avant de commencer l’expérience. Nous devons regarder dans toutes les directions.» D’autant que le modèle de la supersymétrie n’est pas le seul à devoir être vérifié. La théorie des dimensions supplémentaires permettrait également d’expliquer la matière noire. Les scientifiques se pencheront également sur l’antimatière, qui prévoit qu’à chaque particule correspond une antiparticule parfaitement identique, mais de charge opposée. Beaucoup de travail en perspective donc et une question: que se passera-t-il si le LHC ne trouve rien? «Nous ne savons pas quand nous allons faire la prochaine grande découverte, mais nous allons la faire, tranche Rolf Heuer, le directeur général du CERN. Nous avons le temps. Le LHC va fonctionner au moins jusqu’en 2030, avec encore deux cycles d’amélioration et de maintenance.» Et au-delà, les physiciens imaginent déjà construire un nouvel accélérateur d’une circonférence de 100 kilomètres (contre 27 pour le LHC), afin de produire une énergie de 100 TeV.
Source : TDG
Lumière sur la matière noire
CERN, 2010
Environ 96 % de l’Univers se présente sous forme de matière et d'énergie inconnues. Les 4 % restant constituent la matière ordinaire, celle dont nous sommes faits et qui compose toutes les planètes, étoiles et galaxies que nous observons. Les expériences LHC sont en mesure de découvrir des particules nouvelles qui pourraient constituer une grande partie de l'Univers.
Ces dernières années, les scientifiques ont recueilli de nombreux indices de l’existence dans l’Univers d’un nouveau type de matière. Ils lui ont donné le nom de « matière noire », car celle-ci n’émet ni n’absorbe aucun rayonnement électromagnétique. « La mesure de la vitesse de rotation des corps astronomiques dans les galaxies spirales nous apporte l’une des principales preuves de son existence », explique Gian Giudice, membre du groupe Théorie du CERN et auteur du récent ouvrage intitulé A Zeptospace Odyssey, traitant de la physique au LHC et destiné au grand public. Selon les lois du mouvement de Newton, cette vitesse varie selon la distance depuis le centre de la galaxie : plus un objet en est éloigné, moins sa vitesse de rotation serait élevée. Cependant, dans les années 70, des astronomes ont découvert que la vitesse de rotation des étoiles lointaines était plus rapide que ce que l’on prévoyait. « À une telle vitesse, la force gravitationnelle attractive exercée par la masse visible ne serait pas suffisante pour maintenir les étoiles à l'intérieur de la galaxie ; celles-ci s’échapperaient tout simplement », poursuit Gian. Par conséquent, il doit exister quelque chose qui exerce une attraction gravitationnelle capable de maintenir la galaxie en place.
« La deuxième preuve solide laissant penser que la matière noire existe est l'effet de « lentille gravitationnelle », qui s’observe lorsqu'un amas galactique courbe la lumière provenant d’objets lointains. La manière dont cette lumière est déviée montre que la masse totale contenue dans l’amas galactique doit être bien plus importante que ce que l’on peut observer », explique Gian. De plus, des études sur la manière dont les premiers atomes et les premières molécules ont formé l’Univers montrent que la matière ordinaire ne peut pas constituer plus de 4 % de celui-ci. De ce constat, les scientifiques excluent la possibilité que la matière invisible se compose d'objets massifs, tels que des planètes de la taille de Jupiter. Pour autant, la théorie et les observations n'excluent pas que la matière noire soit faite de trous noirs primordiaux, dans lesquels pourraient être retenues de grandes quantités de matière. Cette dernière possibilité semble toutefois très peu probable, et les scientifiques seraient enclins à penser que la matière noire est formée de particules d’un genre nouveau.
Comment le LHC pourrait-il éclairer les physiciens ?
« La matière noire, qui reste à découvrir, devra répondre à certains critères établis à partir des observations et de la théorie, précise Gian. Elle doit être stable, ne transporter aucune charge et être relativement lourde. »
En s’appuyant sur les études réalisées sur l’évolution de l’Univers, les scientifiques ont pu déduire la masse des constituants de la matière noire et l’ont située entre 100 GeV et 1 TeV (pour référence, la masse du proton est d’environ 1 GeV). Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit exactement de la même gamme de masses dans laquelle les théories au-delà du modèle standard prévoient l’existence de nouvelles particules.
« Le LHC explorera précisément cette gamme d’énergies. Par conséquent, si des particules nouvelles existent, le LHC a de grandes chances de les découvrir, confirme Gian. Selon la théorie du modèle supersymétrique, trois particules sont possibles pour la matière noire : le neutralino, le gravitino et le sneutrino. Il importe toutefois de noter que la supersymétrie n’est pas l’unique scénario possible. »
Il y a donc pléthore de scénarios possibles, et même si les expériences LHC trouvent des preuves de l’existence de particules nouvelles, on ne pourra pas affirmer qu’il s’agit des véritables constituants de la matière noire ; d'autres expériences spécifiques devront le confirmer (voir encadré).
Source : CERN
Voir aussi les pages : Matière noire (tag)
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