mercredi 27 mai 2015

Noam Chomsky et la stupidité institutionnelle

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Noam Chomsky et la stupidité institutionnelle 
avril 2005 - Philosophy now

En janvier, Noam Chomsky a reçu le trophée décerné par Philosophy Now [NdT : revue bimestrielle de philosophie diffusée aux États-Unis, en Angleterre, en Australie et au Canada, et aussi en ligne https://philosophynow.org/], pour son combat contre la stupidité].

Introduction par Rick Lewis :

Bienvenue à cette 4e remise du prix de Philosophy Now pour les contributions à la lutte contre la stupidité. Je suis très heureux d’annoncer que nous l’attribuons cette année au professeur Noam Chomsky.

La stupidité peut se présenter sous plusieurs formes. Généralement, elle est plus facile à identifier lorsqu’elle se manifeste chez les autres, et plus difficile à remarquer lorsqu’on en est soi-même victime, la stupidité étant ici entendue comme le fait de se fier à des affirmations non vérifiées, des schémas de pensée bien ancrés ou des raisonnements boiteux. Pourtant, nous cédons tous parfois à de tels vices. Essayer de les éviter pour ne pas se mettre le doigt dans l’œil est le problème central de la philosophie.

Alors, en quoi Chomsky peut-il nous être utile pour ce problème ? Un des intellectuels les plus connus au monde, il a d’abord connu la gloire pour ses travaux en linguistique, en particulier pour sa théorie selon laquelle la grammaire serait innée et sous-tendrait toutes les langues naturelles du monde. Ensuite il a mené un travail important et novateur sur beaucoup de sujets variés, incluant la traduction automatique, la logique, la philosophie et la nature des médias. Commentateur infatigable de la société, il n’hésite pas à marquer son engagement politique sur un grand nombre de sujets extrêmement polémiques.

La récompense
Nous voulons décerner le Prix de la Lutte contre la Stupidité à Noam Chomsky non pas pour son militantisme, car Philosophy Now reste neutre sur les questions politiques, ni pour ses fascinants premiers travaux sur la grammaire universelle, mais principalement pour ses travaux sur la structure des médias, et pour son apologie incessante de la pensée critique indépendante. Dans leur livre de 1988, Manufacturing Consent [NdT : La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie], Chomsky et son collaborateur Edward S. Herman ont examiné divers biais institutionnels qui affectent les médias partout dans le monde. Chomsky a continué à explorer le sujet avec des travaux comme son livre de 1991, Media Control: The Spectacular Achievements of Propaganda.

Emmanuel Kant a dit que notre expérience dépend non seulement de la nature du monde extérieur mais aussi de notre appareil perceptif et de nos catégories mentales. Il y a le monde phénoménal, le monde tel qu’on en a l’expérience, et il y a le monde nouménal, le monde extérieur tel qu’il est en réalité, et que l’on ne peut jamais pleinement connaître.

Le projet de Chomsky, sous certains rapports fait penser à celui de Kant. Il étudie de quelle façon on obtient notre connaissance du monde social et du monde politique. Le monde étant très vaste, il n’est pas possible d’être témoin direct de la plupart des événements qui s’y déroulent, et à la place on doit les découvrir par des intermédiaires, sous une forme condensée. C’est parce qu’ils sont des intermédiaires qu’on les appelle des médias. Mais avant de diffuser des informations, ils doivent décider de ce qui mérite d’être diffusé, et de quelle façon. Dans les régimes autoritaires ce processus est soumis à une censure qui est souvent flagrante et parfois brutale.

Chomsky soutient que, dans les démocraties capitalistes aussi, la manière de diffuser les informations est façonnée par de puissants intérêts, quoiqu’ils s’y prennent de façon beaucoup moins visible. Dans Manufacturing Consent, Chomsky et Herman montrent que le choix et la présentation des nouvelles en Occident est soumise au passage de cinq “filtres”. Le premier est le propriétaire (les conglomérats géants qui à présent possèdent la plupart des médias du monde ont des intérêts commerciaux étendus et ont tendance à décourager le rapport de nouvelles qui nuiraient à ces intérêts). Le second est que les médias dépendent de la vente de placards publicitaires, et auront tendance à exclure les sujets qui entreraient en conflit avec les “humeurs d’achat”. Le troisième est que, étant donné les ressources éditoriales limitées, ils dépendent tous de nouvelles fournies par des organismes extérieurs, y compris les services de presse des gouvernements et des entités commerciales, et sont souvent peu disposés à s’aliéner ces sources. Le quatrième est qu’ils sont contenus par leur désir d’éviter d’être “descendus en flammes” par la critique, en d’autres termes d’éviter les réactions hostiles à leurs articles. Et le cinquième est qu’ils travaillent sous contrainte idéologique, dans le passé c’était l’anticommunisme, et maintenant c’est la guerre contre la terreur. Chomsky et Herman présentent aussi des analyses statistiques sur les différents sujets traités, afin de tester la validité de leur modèle. Si l’on prend pour argent comptant les nouvelles telles qu’elles sont écrites sans prendre en considération les forces qui les déterminent, on peut s’égarer. Si l’on comprend ces mécanismes, alors on peut aussi les prendre en compte et peut-être y gagner une compréhension plus claire du monde lui-même.

Dans sa fonction de critique social, Chomsky met constamment en question la politique publique et la présentation des informations. Il pose des questions épineuses, et même si vous n’êtes pas d’accord avec lui, il vous force à justifier ce que vous pensez de la société et de ses valeurs. Pour toutes ces raisons, il est cette année le très méritant gagnant du prix.

Chomsky intervenant à la cérémonie des Philosophy Now Awards au Conway Hall de Londres en visioconférence depuis sa maison du Massachusetts

Réponse de Noam Chomsky :

Naturellement je suis très heureux de recevoir cet honneur, et de pouvoir aussi accepter cette récompense au nom de mon collègue Edward Herman, co-auteur avec moi de la Fabrique du Consentement, et qui a lui même effectué un grand nombre de remarquables travaux sur ce sujet crucial. Évidemment, nous ne sommes pas les premiers à l’avoir traiter.

Comme on peut s’y attendre, on dira que l’un des tout premiers a été George Orwell. Il a écrit un essai pas très connu qui est une introduction à son livre célèbre la Ferme des Animaux. Il n’est pas connu parce qu’il n’a pas été publié – on l’a trouvé des décennies plus tard dans ses papiers non publiés, mais il est à présent disponible. Dans cet essai il souligne que la Ferme des Animaux est évidemment une satire de l’ennemi totalitaire ; mais il presse le peuple de la libre Angleterre de ne pas trop se sentir porté à donner des leçons là-dessus, parce que, comme il le dit, en Angleterre, les idées impopulaires peuvent être interdites sans qu’il soit fait usage de la force. Il poursuit en donnant des exemples de ce qu’il veut dire, et seulement quelques mots d’explication, mais je crois qu’ils frappent exactement là où il faut.

L’une des raisons, dit-il, est que la presse appartient à de riches personnes qui ont tout intérêt à ce que certaines idées ne soient pas exprimées. La deuxième raison qu’il invoque est un point intéressant, que nous n’avons pas développé, mais nous aurions dû le faire : la qualité de l’éducation. Si vous êtes allés dans les meilleures écoles, on vous aura inculqué qu’il y a certaines choses qu’il serait inconvenant de dire. C’est là, affirme Orwell, un puissant moyen pour prendre les gens au piège, qui va bien au-delà de l’influence des médias.

La stupidité se présente sous plusieurs formes. Je voudrais dire quelques mots d’une forme particulière que je crois être la plus inquiétante de toutes. On peut l’appeler la « stupidité institutionnelle ». C’est une sorte de stupidité entièrement rationnelle dans le cadre où elle s’exerce, mais le cadre lui-même s’étend du grotesque au virtuellement dément.

Au lieu d’essayer de l’expliquer, il est probablement plus utile d’évoquer deux ou trois exemples pour illustrer ce que je veux dire. Il y a trente ans, au début des années 80 – les premières années de Reagan – j’ai écrit un article intitulé « la rationalité du suicide collectif ». C’était au sujet de la stratégie nucléaire, et de comment des gens parfaitement intelligents étaient en train de définir un projet de suicide collectif d’une façon qui était raisonnable dans leur cadre d’analyse géostratégique.

J’ignorais à l’époque à quel point la situation était mauvaise. Nous avons depuis beaucoup appris. Par exemple, un numéro récent du Bulletin of Atomic Scientists présente une étude des fausses alarmes lancées par les systèmes de détection automatique que les États-Unis et d’autres utilisaient pour détecter les attaques de missiles et d’autres menaces pouvant être perçues comme une attaque nucléaire. L’étude porte sur les années 1977 à 1983 et on estime que durant cette période il y eut un minimum d’environ 50 fausses alarmes, et au plus d’environ 255. Il s’agit d’alarmes auxquelles une intervention humaine a mis fin, prévenant le désastre à quelques minutes de l’irréparable.

Il est plausible de supposer que rien de fondamental n’a changé depuis. Mais en réalité, la situation a empiré – ce que je n’avais pas non plus compris à l’époque de la rédaction du livre.

En 1983, à peu près au moment où je l’écrivais, il y avait une très grande peur de la guerre. C’était dû en partie à ce que l’éminent diplomate George Kennan appelait à l’époque « les caractéristiques indubitables de la marche vers la guerre – et rien d’autre ». Elle a été initiée par des programmes que l’administration Reagan a entrepris dès l’entrée en fonctions de Reagan. Tester les défenses russes les intéressait, ils ont donc simulé des attaques aériennes et navales sur la Russie.

C’était une période de grande tension. Des missiles Pershing américains avaient été installés en Europe occidentale, ce qui leur donnait un temps de vol jusqu’à Moscou de cinq à dix minutes. Reagan a aussi annoncé son programme de « guerre des étoiles », compris par les stratèges des deux camps comme une arme de première frappe. En 1983, l’Opération Able Archer a inclus un entraînement qui « a amené les forces de L’OTAN à une simulation grandeur nature de lancement d’armes nucléaires ». Le KGB, nous l’avons appris d’archives récemment publiées, a conclu que les forces américaines avaient été placées en état d’alerte, et auraient même commencé le compte à rebours.

Le monde n’a pas tout à fait atteint le bord de l’abîme nucléaire; mais en 1983, sans en être conscient, il en a été terriblement près – certainement plus près qu’à tout autre moment depuis la Crise cubaine des Missiles de 1962. Les dirigeants russes ont cru que les États-Unis préparaient une première attaque, et qu’ils auraient bien pu avoir lancé une frappe préventive. Je cite en fait une analyse récente faite à un haut niveau des services secrets américains, qui conclut que la peur bleue de la guerre a été réelle. L’analyse indique qu’au fond d’eux-mêmes, les russes gardaient l’ineffaçable mémoire de l’Opération Barberousse, le nom de code allemand pour l’attaque de 1941 d’Hitler sur l’Union soviétique, qui a été le pire désastre militaire de l’histoire russe et a été bien près de détruire le pays. L’analyse américaine dit que c’était exactement ce que la situation évoquait pour les russes.

C’est déjà assez grave, mais il y a encore pire. Il y a un an, nous avons appris que en plein milieu de ces événements menaçant le monde, le système de première alerte de la Russie – semblable à celui de l’Ouest, mais beaucoup plus inefficace – avait détecté l’entrée d’un missile lancé des États-Unis et avait lancé l’alerte de plus haut niveau. Le protocole pour les militaires soviétiques consistait à riposter par une frappe nucléaire. Mais l’ordre doit passer par un être humain. L’officier de service, Stanislav Petrov, décida de désobéir aux ordres et de ne pas transmettre l’avertissement à ses supérieurs. Il a reçu une réprimande officielle. Mais grâce à son manquement au devoir, nous sommes maintenant en vie pour en parler.

Nous avons connaissance d’un nombre énorme de fausses alertes du côté des États-Unis. Les systèmes soviétiques étaient encore bien pires. Mais maintenant les systèmes nucléaires ont été modernisés.

Le Bulletin des Scientifiques atomistes possède une célèbre Horloge de la fin du monde et ils l’ont récemment avancée de deux minutes. Ils expliquent que l’horloge « affiche maintenant trois minutes avant minuit parce que les dirigeants internationaux ne remplissent pas le plus important de leurs devoirs, assurer et préserver la santé et la vitalité de la civilisation humaine. »

Individuellement, ces dirigeants internationaux ne sont certainement pas stupides. Cependant, dans leur fonction institutionnelle, leur stupidité a des implications mortelles. Si l’on regarde rétrospectivement depuis la première – et unique jusqu’ici – attaque atomique, cela semble un miracle que nous en ayons réchappé.

La destruction nucléaire est une des deux menaces majeures et très réelles de notre survie. La deuxième, bien sûr, est la catastrophe environnementale.

Il existe au sein de PricewaterhouseCoopers une équipe reconnue de services professionnels qui vient tout juste de publier son étude annuelle sur les  priorités des PDG. Au sommet de la liste se trouve la sur-réglementation. Le rapport indique que le changement climatique n’apparaît pas dans les dix-neuf premières. Encore une fois, sans aucun doute, les chefs d’entreprise ne sont pas des individus stupides. On peut supposer qu’ils gèrent leurs entreprises intelligemment. Mais la stupidité institutionnelle est colossale, littéralement c’est une menace pour la survie des espèces.

On peut remédier à la stupidité individuelle, mais la stupidité institutionnelle est beaucoup plus résistante au changement. A ce stade de la société humaine, elle met réellement en danger notre survie. C’est pourquoi je pense que la stupidité institutionnelle doit être une préoccupation de première importance.

Merci.

Questions du public :

Comment pourrions-nous surmonter la propagande médiatique et améliorer les médias ? par l’éducation ?

C’est un vieux débat. Aux États-Unis, cela a été débattu pendant près d’un siècle dans le cadre du premier amendement de la constitution américaine, lequel interdit au gouvernement de censurer une publication. Notez que cela ne protège pas la liberté de parole, et n’empêche pas d’être sanctionné pour un discours.

Avant le XXe siècle, il n’y a vraiment pas eu beaucoup d’affaires en rapport avec le premier amendement. Auparavant la presse américaine était très libre, et il existait une large gamme de médias de toutes sortes : journaux, magazines, tracts. Les “Pères fondateurs” croyaient en la liberté de l’information, et beaucoup d’efforts étaient faits pour pousser à avoir la plus large gamme possible de médias indépendants. Néanmoins, la liberté de parole n’était pas fortement protégée.

Des décisions sur la liberté d’expression avaient commencé à être prises au temps de la première guerre mondiale, mais pas par les tribunaux. Ce n’est qu’à partir des années 60 que les États-Unis établissent un niveau de protection élevé de la liberté d’expression. Pendant ce temps, durant l’entre-deux-guerres nombre de discussions avaient pris place dans le cadre de ce qui avait été dénommé liberté “positive” et liberté “négative”, selon Isaiah Berlin, de ce que le Premier Amendement impliquait pour la liberté d’expression et de la presse. Il y avait un point de vue parfois appelé “libertarianisme du monde des affaires”, qui tenait que le Premier Amendement devait s’occuper de la liberté négative : c’est-à-dire que le gouvernement ne peut pas interférer avec le droit des propriétaires des médias à faire ce qu’ils veulent. L’autre point de vue était social démocrate, et était issu du New Deal après la Grande Dépression et au début de l’après seconde guerre mondiale. Celui-là tenait qu’il devait y avoir aussi la liberté positive : en d’autres termes, que les gens devaient avoir droit à l’information en tant que base d’une société démocratique.

La bataille a été menée dans les années 40, et le libertarianisme du monde des affaires a gagné. Les États-Unis sont un cas rare de ce point de vue. Il n’y a aux États-Unis rien qui ressemble à la BBC. La plupart des pays ont des sortes de médias nationaux qui sont aussi libres que l’est la société. Les États-Unis rejettent brutalement tout ceci dans les marges. Les médias ont été fondamentalement remis à des puissances privées qui se servent de leurs moyens selon leur bon vouloir. C’est une interprétation de la liberté d’expression en termes de liberté négative : l’état ne peut pas intervenir et n’affecte en rien les décisions des propriétaires privés. Il y a quelques restrictions, mais pas beaucoup. Les conséquences sont pratiquement l’existence d’un contrôle des idées tel qu’Orwell le décrit, et Edward Herman et moi en discutons de façon très détaillée.

Comment venir à bout de ce problème ? Un moyen est l’éducation ; mais un autre est de revenir au concept de liberté positive, ce qui signifie que dans une société démocratique un grand prix est accordé au droit des citoyens d’accéder à un large éventail d’opinions et de croyances. Ceci signifierait, aux États-Unis, revenir à ce qui en effet était la conception première des fondateurs de la République, à savoir qu’il devait y avoir non pas tant de réglementation de ce qui est dit, mais plutôt un soutien du gouvernement pour une large variété d’opinions, de recueil et d’analyses d’informations – ce qui peut être stimulé de beaucoup de façons.

Gouvernement signifie public : dans une société démocratique, le gouvernement ne doit pas être quelque Léviathan prenant des décisions. Il y a plusieurs importants projets fondamentaux qui cherchent à développer des médias plus démocratiques. C’est un grand combat, à cause de l’énorme pouvoir du capital concentré qui évidemment cherche à empêcher cet avènement par tous les moyens. Mais c’est un combat qui se poursuit depuis longtemps, et il y a des problèmes fondamentaux en jeu, y compris la question des libertés négatives ou positives.

Avez-vous une idée de l’impact que peuvent avoir les algorithmes de recherche et le bouillonnement des recherches sur les tentatives individuelles d’obtenir des informations en vue d’essayer de subvertir le Grand Média ?

Comme vous tous, je me sers tout le temps de moteurs de recherche. Pour les gens suffisamment privilégiés, internet est très utile ; mais en gros il ne vous est utile que dans la mesure où vous avez des privilèges. “Privilèges” ici signifie éducation, ressources, une aptitude de fond à savoir ce qu’il faut chercher.

C’est comme une bibliothèque. Supposons que vous décidiez “je veux être biologiste”, et alors vous vous inscrivez à la bibliothèque du département de biologie de l’université de Harvard. Tout y est, donc en principe vous pouvez devenir biologiste, mais évidemment tous ces livres ne servent à rien si vous ne savez pas quoi chercher, si vous ne savez pas comment interpréter ce que vous voyez, et ainsi de suite. C’est la même chose avec internet. Il y a là une énorme quantité de matériel, parfois de valeur et parfois sans valeur, mais il faut de la compréhension, de l’interprétation et une préparation ne serait-ce que pour savoir quoi chercher. C’est un problème assez différent du fait que le système Google, par exemple, ne soit pas un système neutre. Il reflète les intérêts des annonceurs par ce qu’il met ou ne met pas en avant, et vous devez apprendre à trouver votre chemin dans ce dédale. Donc nous en revenons à l’éducation et l’organisation qui vous permettent d’agir.

Il faut mettre l’accent sur le fait que, en tant qu’individu, vous êtes assez limité dans ce que vous pouvez arriver à comprendre, dans les idées que vous pouvez développer, et même pour savoir comment penser. Donc être isolé limite fortement votre capacité à avoir et à évaluer des idées, que ce soit pour devenir un scientifique créatif ou un citoyen à part entière. C’est une des raisons pour lesquelles le mouvement ouvrier a toujours été en première ligne dans le combat contre la suppression de l’information, avec par exemple des programmes d’éducation des travailleurs, qui avaient autrefois une grande influence à la fois en Angleterre et aux États-Unis. Le déclin de ce que les sociologues appellent les “associations secondaires”, où des gens se réunissent pour chercher et se renseigner, est l’un des processus d’atomisation qui conduit les gens à se retrouver isolés et à devoir faire face seuls à cette masse d’information. Donc, le net est un instrument de valeur, mais comme tous les outils, vous devez être en état de l’utiliser, et ce n’est pas simple. Il exige un développement social significatif.

Comment serait-il possible de rendre les institutions moins stupides ?

Eh bien, cela dépend de quelle institution il s’agit. J’en ai mentionné deux : l’une est le gouvernement au contrôle d’une capacité nucléaire ; l’autre est le secteur privé, qui est pratiquement contrôlé par des concentrations assez réduites de capitaux. Ils exigent des approches différentes. En ce qui concerne la situation du gouvernement, cela nécessite l’élaboration d’une société démocratique qui fonctionne, dans laquelle des citoyens informés joueraient un rôle central dans la détermination de la politique. Le public ne souhaite pas être confronté à la mort et à la destruction par des armes nucléaires, et dans ce cas nous connaissons, en principe, la façon d’éliminer cette menace. Si le peuple était impliqué dans l’élaboration des politiques de sécurité, je pense que cette stupidité institutionnelle pourrait être surmontée.

Il existe une thèse en théorie des relations internationales selon laquelle la principale préoccupation des états serait la sécurité. Mais cela laisse ouverte la question : la sécurité pour qui ? Si vous y regardez d’un peu plus près, il s’avère qu’il ne s’agit pas de la sécurité de la population, mais de celle des secteurs privilégiés de la société – les secteurs qui détiennent le pouvoir de l’état. Il y a des preuves accablantes à cela, malheureusement, je n’ai pas le temps de les passer en revue. Donc, une chose à faire est d’arriver à comprendre de qui l’état protège en fait la sécurité : ce n’est pas la vôtre. Ceci peut être résolu par la construction d’une société démocratique qui fonctionne.

Sur la question de la concentration du pouvoir privé, il y a aussi essentiellement un problème de démocratisation. Une entreprise est une tyrannie. C’est le plus pur exemple d’une tyrannie que vous puissiez imaginer : le pouvoir réside au sommet, les commandes sont envoyées vers le bas étage par étage, et au plus bas de l’échelle, vous avez la possibilité d’acheter ce qu’elle produit. Les gens, les prétendues parties prenantes de la communauté, n’ont presque aucun rôle dans le choix que fait cette entité. Et ces entités ont reçu des droits et pouvoirs extraordinaires, bien au-delà de ceux de l’individu. Mais rien de tout cela n’est gravé dans la pierre. Rien de tout cela n’est fondé par la théorie économique. Cette situation est le résultat, essentiellement, de la lutte des classes, réalisée par les classes d’affaires hautement conscientes de leur position sociale sur une longue période, qui ont maintenant établi leur domination effective sur la société sous diverses formes. Mais cette situation n’a pas de raison d’être, elle peut changer. Encore une fois, la question est de démocratiser les institutions de la vie sociale, politique et économique. Facile à dire, difficile à faire, mais je pense que c’est essentiel.

Source : Philosophy Now, le 04/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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