République ou guerre civile
Par Jacques Sapir, le 18 novembre 2015 - RussEurope
Nous sommes confrontés aujourd’hui à un défi absolu : la République ou la guerre civile. Nous voyons bien, à l’occasion des ces tragiques attentats du 13 novembre qui font écho à ceux de janvier dernier, que se profile la guerre de tous contre tous. Il nous faut comprendre ce défi si nous voulons le relever et éviter le scénario du pire. Mais, pour cela, il nous faut mesurer l’importance et saisir la signification de ces mots que sont la Souveraineté, la Légitimité, la Légalité et la Laïcité. S’impose à nous tel un nouvel impératif catégorique de comprendre et percevoir pourquoi et comment ces notions sont indissolublement liés. Il faut aussi comprendre comment ils s’articulent dans une société qui est historiquement hétérogène.
La souveraineté et l’hétérogénéité
La souveraineté définit cette liberté de décider qui caractérise les communautés politiques que sont les peuples à travers le cadre de la Nation et de l’Etat. Mais, cette liberté n’est pas construite à partir des individus. Elle ne peut se construire que collectivement. Cet oubli de la dimension nécessairement sociale et collective de notre liberté caractérise d’ailleurs le point de vue « libéral » (au sens que les français donnent à ce terme). Il conduit en réalité à l’anomie.
Il faut alors comprendre ce qui constitue un « peuple », et il convient de comprendre que quand nous parlons d’un « peuple » nous ne parlons pas d’une communauté ethnique ou religieuse, mais de cette communauté politique d’individus rassemblés qui prend son avenir en mains[1]. Le « peuple » auquel on se réfère est un peuple « pour soi », qui se construit dans l’action et non un peuple « en soi ». Se référer à cette notion de souveraineté, vouloir la défendre et la faire vivre, se définir donc comme souverainiste, implique de comprendre que nous vivons dans des sociétés hétérogènes et que l’unité de ces dernières se construit, et se construit avant tout politiquement. Cette unité n’est jamais donnée ni naturelle[2]. Il nous faut comprendre que l’hétérogénéité des individus est un fait indépassable. Elle résulte de l’histoire de la population française, mais aussi du fonctionnement quotidien et permanent de l’économie capitaliste qui produit en permanence de nouvelles formes de divisions ; elle résulte, enfin, de notre rapport à l’environnement qui nous entoure, des réponses différentes que nous pouvons apporter aux diverses contraintes auxquelles nous sommes confrontés. L’hétérogénéité est donc première. Mais, cette hétérogénéité doit se fondre en une culture politique commune qui permet à des individus hétérogènes et différenciés de former des vues du futur, ce qu’en économiste on appelle des anticipations, qui soient convergentes. Sans de telles anticipations, on ne peut passer du « peuple en soi » au « peuple pour soi ». C’est la souveraineté de la nation qui constitue la condition rendant possible cette constitution d’une culture politique commune. Ce qui fait de la souveraineté un bien fondamental, ce qui justifie le fait que l’on se définisse comme souverainiste, c’est justement le fait de notre hétérogénéité ex-ante qui doit donner naissance, ex-post, à cette culture politique commune sans laquelle on ne peut plus distinguer des projets communs, des choses communes, et sans laquelle il ne peut y avoir de démocratie.
Se référer à la notion de souveraineté implique donc de dépasser l’idée d’un peuple qui serait naturellement homogène, qui serait constitué sur des bases ethniques ou par une communauté de croyants et de penser la question de la laïcité.
Qui sont les bourreaux ?
Revenons à ces événements, hélas tragiques, de janvier et de novembre 2015. On a immédiatement affirmé que les auteurs des crimes de janvier n’étaient que des enfants perdus issus de la désespérance. Soit ; on veut bien l’admettre. De même nous admettrons que ces enfants ont pu être les victimes de discriminations. Mais, il convient de ce souvenir que tous les enfants en souffrance, tous les enfants perdus, ne prennent pas nécessairement les armes pour tuer leurs prochains. L’existence d’une souffrance sociale est difficilement contestable, même si on ne peut généraliser. On trouve aussi, dans les profils des auteurs de ces actes atroces, des fils de commerçants, de ce que l’on nomme la petite bourgeoisie. Jamais l’explication sociologisante de ces crimes n’a été autant mise en échec par une étude poussée de la trajectoire de certains de ces criminels. Souffrance sociale, peut-être, mais elle ne justifie ni n’explique le passage à l’acte terroriste. Il y a bien eu, aussi, une idéologie terroriste à l’œuvre, et le fait que cette idéologie ait une base religieuse semble poser problème à certains.
De nouveau le discours sur le « ne faisons pas d’amalgame » emplit certains médias. Reconnaissons pourtant qu’il se fait plus rare en novembre qu’il ne fut en janvier. Aurait-on mesuré ses limites ? De même on va beaucoup dire « ne tombons pas dans l’islamophobie » ». Qu’entend-on au juste par là ?
S’il s’agit de dire que tous les musulmans ne sont pas des terroristes, il s’agit d’une évidence. Elle est assurément bonne et saine à répéter, mais cela ne fait guère avancer le débat, car cela ne pose pas le problème de lectures littérales de textes religieux. S’il s’agit de dire, ce qui est, hélas, bien plus rare, que des populations de religions musulmanes sont très souvent les premières victimes de l’islamisme, c’est aussi une autre évidence. Il convient, d’ailleurs, d’affirmer cette vérité haut et fort. S’il s’agit, enfin, de dire que la montée de l’islamisme est le fruit de la destruction du nationalisme arabe, par les puissances occidentales, le fruit d’un processus historique qui a commencé avec le coup d’Etat contre Mossadegh en Iran dans les années 1950 et qui s’est répété dans de multiples pays et occasions, voilà qui constitue une vérité qui est largement oubliée[3]. L’islamisme est aussi le produit des alliances tissées par les puissances occidentales au Moyen-Orient avec des régimes réactionnaires véhiculant et produisant comme un bien d’exportation à l’instar du pétrole et du gaz, des valeurs profondément régressives. Car, qui finance l’installation en France de mosquées et d’imams qui sont les vecteurs d’un discours profondément antirépublicain ? Ces trois affirmations constituent alors trois éléments essentiels d’un discours qui fait la différence entre des individus et leurs croyances et une idéologie. Et ce discours contient des vérités qui sont aujourd’hui essentielles à dire dans les pays occidentaux, mais qui sont fort peu dites, et en premier lieu par tous ceux qui prétendent lutter contre « l’islamophobie ».
Le reniement de la République
Mais, le discours peut aussi avoir un autre sens qui est bien plus contestable. A vouloir combattre une soi-disant « islamophobie » on peut prépare le terrain à une mise hors débat de l’Islam et des autres religions. Et c’est là une erreur grave, aux conséquences potentiellement tragiques. Cette erreur signe une capitulation intellectuelle par rapport aux principes fondateurs de la république. Il convient ici de réaffirmer que toute religion relève du monde des idées et des représentations et qu’à ce titre, toute religion est critiquable. Toute religion doit pouvoir être soumise à la critique et à l’interprétation. Cette interprétation n’a pas à être limitée aux seuls croyants. Dire que seuls les juifs auraient le droit de critiquer la Thora, les chrétiens le Nouveau Testament, les musulmans le Coran, et ceci s’applique à TOUTES les religions, est la négation du principe de critique et de son universalité. Le droit de dire du mal (ou du bien) du Coran comme de la Bible, de la Thora comme des Evangiles, est un droit inaliénable de tous et sans lequel il ne saurait y avoir de libre débat. Un croyant doit accepter de voir sa foi soumise à la critique s’il veut vivre au sein d’un peuple libre et s’il veut aussi que ce peuple libre l’accepte en son sein. Cette démarche implique que l’on se soumette aux lois librement discutées entre tous et que l’on ne cherche pas à imposer la sienne. C’est l’un des principes de la constitution de la communauté politique que l’on nomme peuple. Et, de ce point de vue, les lectures littérales des textes religieux, la prétention à vouloir faire appliquer une « loi divine » au dessus des lois humaines, tout ce qui caractérise le fanatisme, est inconciliable avec la participation à cette communauté politique. La confusion dans laquelle se complet une grande partie de l’élite politique française, est ici tragique. Elle est lourde de conséquences. Les attaques contre les musulmans (comme celles contre les juifs, les chrétiens, les bouddhistes, etc…) sont inqualifiables et insupportables. Mais, et il faut le répéter sans relache, on a le droit de critiquer, de rire, de tourner en dérision, et même de détester TOUTES les religions.
Il est par contre scandaleux, et criminel, de prétendre réduire un être humain à sa religion. Ceci doit être justement réprimé par des lois, C’est d’ailleurs ce à quoi s’emploient les fanatiques de tout bord. Il faut comprendre que c’est cela qui nous sépare radicalement de leur mode de pensée. Parce que, en descendants de la Révolution française et de l’histoire politique qui l’a précédée, nous considérons que la République ne doit distinguer que le mérite et non le sexe, ou un appartenance communautaire. Il est alors triste de voir une partie de la gauche suivre en réalité les fondamentalistes religieux sur le chemin de la réduction d’un homme à ses croyances et épouser le chemin qui mène au communautarisme. En reniant ses propres principes, cette gauche se renie elle-même. Elle perd tout droit à pouvoir conserver le qualificatif de « gauche ». Et ce reniement a pour origine un reniement plus ancien : celui de la souveraineté.
De la Res Publica
Il convient donc de bien comprendre les enjeux du drame qui se joue sous nos yeux. La Res Publica ce principe d’un bien commun qui est à la base de la République, et qui découle de la souveraineté, implique la distinction entre un espace privé et un espace public. Cet espace public est constitué tant par un processus d’exclusion que par un processus d’inclusion. Le processus d’exclusion est constitué par l’existence des frontières. Nul ne pourrait tolérer que dans un espace public on fasse entrer de nouveaux membres juste pour inverser une décision. On comprend bien qu’admettre un tel principe signe la mort de la démocratie. Mais, la contrepartie de cela est qu’il ne doit pas y avoir de nouvelles exclusions entre les membres de la communauté politique. Il s’ensuit que les citoyens ne doivent pas être distingués par une appartenance religieuse, ou une « race », ou on ne sait encore quel critère prétendument naturel. Les citoyens n’existent que par leur appartenance à un corps politique territorialisé, la Nation.
On découvre alors que le principe de laïcité découle de la souveraineté. La laïcité n’est pas un supplément d’âme à la République : elle en est en réalité le ciment[4]. Il n’est pas anodin que l’un des grand penseur de la souveraineté, Jean Bodin, qui écrivit au XVIème siècle dans l’horreur des guerres de religion, ait écrit à la fois un traité sur la souveraineté[5] et un traité sur la laïcité[6]. Car, une fois établie que la « chose publique » ou la Res Publica est le fondement réel de ce souverain, comme nous y invite Jean Bodin, il nous faut définir le « peuple » qui exercera, soit directement soit par l’entremise de formes de délégation, cette souveraineté. C’est bien pourquoi la question de la souveraineté est aussi centrale, car elle implique la définition de la communauté politique qui l’exerce.
[1] On avoue ici une influence de Lukacs G., Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments »
[2] Cette question est largement traitée dans le livre écrit pour le Haut Collège d’Economie de Moscou, Sapir J., K Ekonomitcheskoj teorii neodnorodnyh sistem – opyt issledovanija decentralizovannoj ekonomiki (Théorie économique des systèmes hétérogènes – Essai sur l’étude des économies décentralisées) – traduction de E.V. Vinogradova et A.A. Katchanov, Presses du Haut Collège d’Économie, Moscou, 2001. Une partie de l’argumentation est reprise sous une forme différente dans Sapir J., Les trous noirs de la science économique – Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, Paris, 2000.
[3] Voir Sapir J., « Le tragique et l’obscène », note publiée sur le carnet RussEurope le 25 septembre 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2841
[4] Poulat E. Notre Laïcité, ou les religions dans l’espace public, Bruxelles, Desclées de Bouwer, 2014.
[5] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.
[6] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591, désormais Heptaplomeres.
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Oser la confiance, commencer le dialogue...
Tariq Ramadan professeur de philosophie à Oxford, le 19 novembre 2015 - TdG
Comment sortir du chaos? C'est effectivement la bonne question à se poser aujourd’hui. Notre monde va mal. La violence et la mort sont partout, jusque dans nos rues, avec la peur et la suspicion. Ici et là-bas, le rejet de l’autre nous guette avec la crainte de la normalisation du racisme ou, pire, de la déshumanisation de nos «ennemis» ou perçus comme tels.
Il faut commencer par rappeler un certain nombre de principes forts, immuables et non négociables. Notre humanité est une et chaque femme, chaque homme, chaque enfant, blanc, noir, asiatique, arabe, avec ou sans religion et/ou spiritualité, a la même valeur, la même dignité et doit être considéré et traité de façon égalitaire. On ne doit pas accepter, sous aucun prétexte, ou au nom d’une quelconque illusion d’optique, que notre vie ici a plus de valeur que la vie des autres. C’est donc avec la même indignation que nous devons refuser la terreur, la torture, le meurtre, l’extrémisme et l’oppression. Ici et là-bas. C’est avec le même respect et la même empathie que nous devons accueillir les larmes des familles et comprendre la mort des victimes. Une communauté de destin, une égale valeur. Ici et là-bas.
Pour autant nous devons tous, nous tous, du Nord au Sud, en Occident comme en Orient, refuser de nous penser en victimes. Victimes de l’autre, responsables de rien. Partout, malheureusement, on retrouve cette attitude un peu lâche et très émotionnelle. «Ce n’est pas nous, cela n’a rien à voir avec l’islam, c’est l’Occident le responsable… Ils n’aiment pas l’islam et rejettent les musulmans.» Ces propos faisant écho à: «Ces musulmans nous colonisent, ils ne respectent pas nos valeurs, ils veulent nous convertir, refusent de s’intégrer et détestent nos libertés.» Dans ce nouveau monde, plus personne n’est donc responsable du chaos justement. Si telle est la réalité, il n’y a donc plus d’espoir.
Nous avons besoin de citoyens, d’intellectuels, de politiques, de femmes et d’hommes qui – de toutes les nationalités, toutes les appartenances et croyances – osent ensemble être constructivement autocritiques. Il s’agit d’étudier les raisons du chaos (religieuses et historiques autant que politiques et économiques) et de prendre ses responsabilités dans la recherche de solutions concrètes. Nous avons tous une part de responsabilité, il faut oser dire que certains musulmans trahissent le message de l’islam, que les gouvernements du Sud corrompus et dictatoriaux sont indignes. Il faut avoir le courage de mettre en évidence nos contradictions en Occident quand il s’agit de défendre nos intérêts économiques au prix d’alliances inacceptables avec les pires des régimes. Nous avons besoin d’êtres humains responsables et courageux qui refusent le simplisme des lectures binaires, «eux contre nous», et développent une attitude fondée sur des valeurs universelles partagées avec lesquelles ils n’acceptent plus d’être, eux-mêmes, en contradiction. Un souci de cohérence. Ici et là-bas.
Mais les discours ne suffisent pas. Il faut travailler ensemble. Il faut un nouveau «nous»: des femmes et des hommes déterminés et engagés qui, ensemble, brisent les cloisonnements et travaillent à des projets communs, ici et là-bas. La défense de la citoyenneté égalitaire et commune; la protection des immigrés, des réfugiés et de leur dignité; la promotion de l’environnement, la résistance aux politiques sécuritaires qui fracturent nos cohésions nationales et qui ont des conséquences liberticides. Plus fondamentalement, il faut lutter ensemble, et pratiquement, contre le climat ambiant de peur et de suspicion. Là commence le chaos. Oser la confiance, commencer le dialogue et être déterminé à faire avec notre semblable plutôt que d’observer et de blâmer cet autre qui nous paralyse. Notre semblable, ici et là-bas, qui nous appelle à notre humanité. Cela commence en chacun de nous: mettre de l’ordre dans le chaos qui colonise nos esprits, refuser que l’émotion nous aveugle et ouvrir nos cœurs. Ici et là-bas. (TDG)
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