mercredi 3 février 2016

L’Europe est-elle en train de se désintégrer ?



Interview de Noam Chomsky : l’Europe est-elle en train de se désintégrer ?
Par C.J. Polychroniou, le 25 janvier 2016 - Truth out / Le Saker francophone (trad.)

Noam Chomsky, un des plus grands intellectuels critiques, offre son point de vue sur le sujet des migrants en Europe, mais aussi sur d’autres problèmes européens comme la crise financière grecque  
L’Europe est prise dans un tourbillon. La crise des migrants et des réfugiés menace de désintégrer le projet de regroupement du continent européen. Comme les nations de l’Union européenne (UE) ne veulent pas accueillir les vagues des gens fuyant leurs maisons du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord, elles ont commencé par réimposer des contrôles aux frontières.
Mais ce ne sont pas seulement des Syriens ou des Irakiens, comme le suggèrent les médias dominants, qui essaient d’atteindre l’Europe, de nos jours. Les réfugiés viennent aussi du Pakistan, d’Afghanistan ou d’Afrique subsaharienne. Les chiffres sont impressionnants et semblent augmenter de mois en mois. Pendant ce temps, un sentiment anti-immigration se répand comme un feu de forêt à travers l’Europe, donnant de la voix aux extrémistes qui menacent les fondations mêmes de l’UE et sa vision d’une société démocratique et ouverte.
A la lumière de ces défis, les fonctionnaires de l’UE ont déployé les grands moyens pour tenter de gérer cette crise des migrants, offrant une assistance tant technique qu’économique aux États membres dans l’espoir qu’ils assument leur part du travail et que le projet de regroupement européen y survive. Y arriveront-ils ou pas, cela reste à voir. Ce qui, en revanche, ne fait pas l’ombre d’un doute est que la vague de migrants va grossir, car l’on prévoit que plus de 4 millions de migrants atteindront les côtes européennes dans les deux prochaines années.

C.J. Polychroniou : Noam, merci pour cette interview sur les événements actuels en Europe. Je voudrais commencer en vous posant cette question : pourquoi maintenant, cette crise des migrants en Europe ?

Noam Chomsky : Les racines de la crise remontent à longtemps. Elle touche l’Europe maintenant parce que celle-ci a fait exploser les dernières bornes, du Moyen-Orient comme de l’Afrique. Deux coups de massue occidentaux ont provoqué des conséquences dramatiques. Le premier a été l’invasion anglo-américaine de l’Irak, qui a porté un coup fatal à un pays déjà dévasté par une guerre militaire de grande envergure 20 ans auparavant, suivie de sanctions économiques quasiment génocidaires. En plus des massacres et des destructions, cette occupation brutale a enclenché un conflit sectaire qui déchire maintenant le pays et toute la région. Cette invasion a déplacé des millions de personnes, dont beaucoup ont fui et se sont implantées dans les pays voisins, des pays pauvres que l’on a laissé se débattre avec les conséquences de nos crimes.

Un des rejetons de cette invasion est la monstruosité nommée État islamique, qui contribue aux horreurs de la catastrophe syrienne. De nouveau, les pays voisins ont été contraints d’absorber le flux de réfugiés. Rien que la Turquie en héberge plus de deux millions. Paradoxalement, elle contribue à ce flux à cause de sa politique vis-à-vis de la Syrie. Elle aide le front extrémiste al-Nusra et d’autres islamistes radicaux et attaque les Kurdes qui sont la principale force de résistance au sol contre EI, qui a aussi bénéficié d’une aide kurde pas si tacite. Mais ce flux de réfugiés ne peut plus être contenu au Moyen-Orient.

Le deuxième coup de massue a détruit la Libye, devenue maintenant un chaos de groupes guerriers, une base de EI, une abondante source d’armes arrivant d’Afrique de l’Ouest et allant au Moyen-Orient, et un passage pour le flot de réfugiés venant d’Afrique. Tout cela a provoqué des conséquences à long terme. Pendant des siècles, l’Europe a torturé l’Afrique ou, pour le dire plus gentiment, exploité l’Afrique dans le but de favoriser son propre développement, pour adopter la résolution du grand planificateur américain, George Kennan, après la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire, qui devrait être connue, est au-delà du grotesque. Pour ne prendre qu’un exemple, considérons la Belgique, qui gémit actuellement à cause de la crise des migrants. Sa richesse provient, d’une manière conséquente, du fait qu’elle a exploité le Congo, et cela avec une brutalité qui a dépassé même celle des ses concurrents européens. Le Congo a finalement acquis son indépendance en 1960. Il aurait pu devenir un pays riche et avancé un fois libéré des griffes de la Belgique, stimulant d’autant le développement africain. Il y avait de réels potentiels sous la direction de Patrice Lumumba, un des personnages africains les plus prometteurs. Hélas, celui-ci a été la cible d’une tentative d’assassinat par la CIA, mais les Belges l’ont eu avant. Son corps a été découpé en morceaux et dissout dans l’acide sulfurique. Les États-Unis et leurs alliés ont alors mis en place Mobutu, un meurtrier kleptomane. De nos jours, l’est du Congo est la scène des plus grands massacres de l’humanité, aidé par le favori américain, le Rwanda, pendant que les milices guerrières alimentent les besoins des multinationales occidentales en minéraux pour construire des tablettes informatiques et autres merveilles de la technologie. Ce phénomène touche une grande partie de l’Afrique et provoque d’innombrables crimes. Pour l’Europe, tout cela s’est transformé en une crise des migrants.

Est-ce que ces vagues d’immigrants (visiblement beaucoup sont de simples migrants, pas des réfugiés venant de zones en guerre) pénétrant le cœur de l’Europe représentent une sorte de catastrophe naturelle ou est-ce simplement le résultat de la politique ?

Il y a une part de catastrophe naturelle. La sévère sécheresse qui a secoué la société syrienne est probablement l’effet du réchauffement climatique, qui n’est pas vraiment naturel. La crise du Darfour était en partie la conséquence de la désertification qui a poussé les populations nomades vers les régions sédentaires. Les terribles famines d’Afrique centrale sont aussi dues aux assauts contre l’environnement pendant l’anthropocène, cette nouvelle ère géologique où les activités humaines, l’industrialisation, détruisent les possibilités d’une survie décente pour l’humanité et continueront jusqu’à que l’on arrête.

Les autorités de l’Union européenne ont beaucoup de mal à gérer la crise des réfugiés car de nombreux pays membres de l’Union ne veulent pas assumer leur part de responsabilité en acceptant rien de plus qu’une poignée de réfugiés. Qu’est-ce que cela nous dit à propos de la gouvernance européenne et des valeurs de nombreux peuples européens ?

La gouvernance européenne fonctionne très bien pour imposer des mesures d’austérité qui dévastent les pays les plus pauvres et profitent aux banques des pays du Nord. Mais elle est complètement dépassée quant il s’agit de gérer une catastrophe humaine due en grande partie aux crimes occidentaux. Le poids est sur les épaules de ceux qui, au moins temporairement, ont fait plus que lever le petit doigt, comme la Suède ou l’Allemagne. Beaucoup d’autres ont tout simplement fermé leurs frontières. L’Europe essaie de pousser la Turquie à empêcher ces misérables épaves d’atteindre les côtes, comme le font les États-Unis en faisant pression sur le Mexique pour qu’il interdise aux victimes des crimes étasuniens en Amérique centrale d’atteindre les frontières US. On parle même de cela comme d’une politique humaine de réduction de l’immigration clandestine.

Qu’est-ce que tout cela nous raconte des valeurs dominantes ? Il est même difficile d’utiliser le mot valeur, et encore plus de commenter. Et ceci particulièrement lorsque l’on écrit aux États-Unis – probablement le pays le plus sûr au monde, actuellement embrasé par un débat pour savoir si l’on va accueillir des Syriens parce que l’un d’eux pourrait être un terroriste déguisé en docteur ou, aux extrêmes, qui sont hélas devenus le centre dans la population américaine – pour savoir, donc, si nous allons laisser entrer les musulmans, alors qu’un mur immense nous protège d’immigrants fuyant le naufrage qui se déroule au sud de nos frontières.

Qu’en est il de l’argument qui veut ce soit tout simplement impossible pour de nombreux pays européens d’accueillir autant d’immigrants et de réfugiés ?

C’est l’Allemagne qui en a fait le plus en accueillant environ 1 million de réfugiés dans un pays riche de plus de 80 millions d’habitants. Comparons avec le Liban, un pays pauvre souffrant de graves problèmes intérieurs. Sa population est maintenant syrienne à 25%, en plus des descendants de ceux qui ont été expulsés de l’ancienne Palestine. De plus, à la différence du Liban, l’Allemagne a vraiment besoin d’immigrants pour maintenir une population au taux de fertilité déclinant du fait du niveau d’éducation des femmes. Kenneth Roth, le dirigeant de Human Rights Watch, a sûrement raison d’observer que «cette vague de gens ressemble plus à une vaguelette quand on regarde la piscine qui doit l’absorber… Considérant la richesse et l’économie avancée de l’UE, il est difficile de prétendre que l’Europe manque de moyens pour assimiler ces nouveaux arrivants», particulièrement dans les pays qui ont besoin d’immigrants pour maintenir leur santé économique.

De nombreux réfugiés essayant de rejoindre l’Europe n’y arrivent jamais et leurs cadavres s’échouent sur les plages de Grèce et d’Italie. En fait, selon l’agence aux réfugiés des Nations Unies, rien que l’été dernier plus de 2500 personnes sont mortes en essayant de traverser la Méditerranée, et la côte sud-ouest de la Turquie est devenue le point de départ pour des milliers de réfugiés entassés dans des bateaux vétustes manœuvrés par des passeurs turcs. Pourquoi l’Europe n’exerce-t-elle pas plus de pression sur le gouvernement turc pour qu’il fasse quelque chose de cette horrible situation ?

Le premier effort européen, comme je l’ai remarqué, a été de faire pression sur la Turquie pour éloigner la misère et la souffrance de nous. Comme les États-Unis et le Mexique. Une fois à l’abri de la contagion, leur sort ne nous importe plus beaucoup.

Tout récemment, vous avez accusé Erdogan de double standard au sujet du terrorisme, lorsqu’il vous a visé, vous traitant de terroriste, pour avoir signé avec des centaines d’autres intellectuels une pétition protestant contre l’action de la Turquie envers la population kurde. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet qui est devenu un incident international ?

Je vais être direct. Un groupe d’universitaires turcs a lancé une pétition protestant contre la répression sévère et qui va en augmentant envers la population kurde. J’étais l’un des nombreux étrangers invités à la signer. Tout de suite après l’attaque terroriste meurtrière d’Istanbul, Erdogan s’en est pris violemment aux signataires de la pétition, déclarant à la façon de Bush que vous êtes soit avec nous, soit avec les terroristes. Comme il m’avait stigmatisé dans sa série d’invectives, des amis et médias turcs m’ont demandé de répondre. Je l’ai donc fait de cette manière : «La Turquie condamne EI, alors qu’Erdogan l’aide de différentes manières, tout en soutenant le front al-Nusra, qui n’est pas vraiment différent. Il s’en est pris ensuite à ceux qui condamnaient ses actions contre les Kurdes, pourtant les principales forces au sol s’opposant a EI, autant en Syrie qu’en Irak. Est-il nécessaire de commenter plus avant ?»

Des universitaires turcs qui ont signé la pétition ont été arrêtés et menacés, d’autres ont été physiquement attaqués. Pendant ce temps, la répression étatique continue de se renforcer. Les jours sombres des années 1990 n’ont pas encore disparu des mémoires. Comme toujours, les universitaires turcs ont fait preuve d’un courage et d’une intégrité remarquables en s’opposant aux crimes d’État, d’une manière rarement vue ailleurs, risquant et parfois subissant des punitions sévères pour leurs honorables écrits. Heureusement, on assiste à une aide internationale grandissante en leur faveur, bien qu’elle ne soit pas encore au niveau de ce qu’ils mériteraient.

Dans notre correspondance, vous avez parlé d’Erdogan comme le dictateur de ses rêves. Qu’avez-vous voulu dire ?

Pendant plusieurs années, Erdogan a franchi les étapes pour consolider son pouvoir, inversant les avancés encourageantes de la Turquie vers la démocratie et la liberté des années précédentes. Il a montré tous les signes de quelqu’un en train de devenir un dirigeant extrêmement autoritaire, presque un dictateur, très dur et très répressif.

La crise grecque continue et les prêteurs internationaux du pays demandent sans arrêt des réformes additionnelles telles qu’aucun gouvernement démocratique hors d’Europe ne pourrait les mettre en place. Quelquefois, leurs demandes pour plus de réformes ne sont pas accompagnées de mesures spécifiques, donnant l’impression de n’être rien de plus qu’une démonstration de brutalité sadique envers le peuple grec. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Les conditions imposées à la Grèce par ses créanciers ont ravagé le pays. L’objectif proclamé était de réduire le poids de la dette qui a en réalité augmenté avec ces mesures. Comme l’économie a été mise en difficulté, le PIB a naturellement baissé et le taux de dettes sur PIB a augmenté malgré les coupes drastiques dans les dépenses. En théorie, la Grèce a bénéficié d’un allègement de dettes. En réalité, c’est devenu un passage grâce auquel les aides européennes remontent vers les banques du Nord qui ont fait des investissements risqués et veulent être renflouées par l’argent des contribuables européens, une caractéristique classique des institutions financières à l’ère du néolibéralisme.

Quand le gouvernement grec a suggéré de demander au peuple grec d’exprimer son avis sur son destin, les élites européennes ont été horrifiées par tant d’impudence. Comment les Grecs pouvaient-ils considérer la démocratie comme une valeur à respecter dans son pays d’origine ? Les élites européennes ont réagi d’autant plus sadiquement, imposant des mesures plus strictes afin de ruiner la Grèce, tout en faisant sans doute le maximum pour accaparer tout ce qu’elles pouvaient. La cible du sadisme n’est pas tant le peuple grec que quiconque osant imaginer que les peuples puissent avoir des droits égaux a ceux des institutions et des investisseurs. En général, les mesures d’austérité pendant les périodes de récession n’ont aucun sens économique, comme le reconnaissent eux-mêmes les économistes du FMI (mais pas ses représentants politiques). Il est difficile de considérer cela autrement que comme une guerre des classes qui cherche à découdre le tissu social et démocratique qui a été l’une des contributions majeures de l’Europe à la civilisation moderne.

Et votre point de vue sur le gouvernement Syriza qui a renié ses promesses électorales et fini par signer le nouvel accord de financement, devenant par là même un nouveau gouvernement mettant en place des mesures d’austérité contre la population ?

Je ne me sens pas assez proche du sujet pour commenter les choix spécifiques de Syriza et évaluer les différentes alternatives. Leurs choix auraient été beaucoup plus larges s’ils avaient reçu un encouragement significatif de la part des forces populaires du reste de l’Europe, comme cela aurait été, je le pense, possible.

L’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis, va lancer son nouveau parti dont le but est, comme il le dit, une idée simple mais radicale : démocratiser l’Europe. J’ai deux questions pour vous à ce sujet : d’abord, pourquoi est-ce que la démocratie sociale devient une idée du passé dans de nombreuses sociétés européennes et, ensuite, jusqu’où peut-on démocratiser le capitalisme ?

La démocratie sociale, pas seulement sa version européenne, mais les autres aussi, a subi de sévères attaques pendant la période néolibérale de la génération précédente, ce qui a été douloureux pour la population de presque tous les pays, tout en profitant à une petite élite. Une illustration de l’obscénité de ces doctrines est montrée dans l’étude d’Oxfam, qui vient de sortir, révélant que la tranche des 1% les plus riches de la population mondiale détiendra bientôt plus de la moitié de la richesse mondiale. Pendant qu’aux États-Unis, la plus riche des sociétés développées, des millions d’enfants essayent de survivre dans des foyers vivant avec 2 dollars par jour. Même cette aumône subit encore les attaques de soi-disant conservateurs.

On pourrait débattre de la limite de ces réformes sous les différentes formes de capitalisme d’État. Mais qu’ils puissent aller encore plus loin que la situation actuelle ne fait aucun doute. Ne devrait aussi faire aucun doute que tous les efforts doivent être entrepris pour les contrecarrer. Cela devrait être un objectif même pour ceux qui adhérent à une révolution sociale radicale, car celle-ci n’entraînerait que les pires horreurs si elle ne vient pas de l’implication directe d’une grande part de la population, qui doit prendre conscience que les centres de pouvoir vont tout faire pour bloquer toute évolution sociale.

La crise européenne des réfugiés a forcé plusieurs pays de l’UE, dont l’Autriche, la Suède, le Danemark et la Hollande, à suspendre les accords de Schengen. Pensez vous que nous assistions au détricotage du projet d’unification européenne et peut être même de la monnaie unique ?

Je pense que nous devons différencier la monnaie unique, dont les circonstances n’étaient pas favorables à son succès, et le projet d’unification européenne qui, je pense, a été une avancée majeure. Assez, si l’on se souvient que pendant des centaines d’années l’Europe s’est acharnée à des massacres de masse mutuels. Avoir surpassé ces hostilités nationalistes et dissout les frontières est une réussite importante. Ce serait une grande honte si les accords de Schengen s’écroulaient à cause d’une menace apparente qui ne devrait pas être trop difficile à gérer d’une manière humaine, et pourrait même contribuer à la santé économique et culturelle de la société européenne.

Noam Chomsky

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