jeudi 31 mars 2016

ISDS (Investor-State Dispute Settlement) ou les transnationales contre la démocratie - Suite

MAJ de la page : ISDS (Investor-State Dispute Settlement) ou les transnationales contre la démocratie

Avec les deux derniers articles :
- Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats
- Traité de libre-échange et arbitrage privé : une justice à sens unique en faveur des riches ?

Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats
Par Adriana Homolova, Eva Shram, Frank Mulder, le 24 mars 2016 - Bastamag (trad.)


On connaissait la spéculation financière sur les denrées alimentaires, les ressources naturelles, l’immobilier, les produits financiers, et même sur les émissions de CO2. Voici venu le temps de la spéculation sur les plaintes que déposent des investisseurs contre des Etats en cas de conflit commercial ou fiscal. C’est le nouveau business que permet la multiplication des procédures intentées par des multinationales, qui se disent lésées, contre des Etats pour leur faire payer de lourdes amendes. Un business qui dispose d’une plaque tournante, les Pays-Bas, et qui pose, encore une fois, la question des conflits d’intérêt.

À mesure que les arbitres étendent leur juridiction et que le nombre de procédures ISDS (Investor-state dispute settlement, « mécanisme de règlement des différents entre Etats et investisseurs ») augmente, de nouveaux acteurs font leur entrée sur le marché : des investisseurs appelés third party funders (« financeurs tiers »). Mick Smith travaillait auparavant dans l’équipe dédiée aux marchés de capitaux de Freshfields, la grande firme anglo-allemande présente dans le monde entier. Puis, identifiant une opportunité commerciale, il décida de créer sa propre firme. Désormais, il apporte de l’argent à des entreprises qui souhaitent poursuivre un État, mais ne peuvent pas payer les frais légaux elles-mêmes. Sa firme Calunius Capital dispose aujourd’hui d’un fonds de 90 millions de livres sterling à cet effet.

Sa méthode est simple, nous explique-t-il après une conférence sur l’arbitrage à Rome. « Nous payons les frais légaux d’une entreprise qui souhaite poursuivre un État. Cela peut être un million de dollars, mais cela peut aussi être plus de dix millions de dollars. En échange, nous recevons une partie de l’amende que cet État est condamné à verser. » Cette part peut s’élever jusqu’à une fourchette allant de 10 et 40 % de l’amende totale. Si l’arbitrage est perdu, Calunius reçoit un montant fixe.

Selon Smith, il s’agit souvent d’histoires de David contre Goliath. « Imaginez une entreprise minière avec seulement un actif, une mine. Et cette mine est confisquée par un État. Les États ont souvent des ressources inépuisables à leur disposition, tandis que l’investisseur se retrouve démuni. » Que peut-il faire ? Calunius apporte son aide afin de permettre à David de lutter à armes égales contre le méchant Goliath. L’un des David que Smith aide actuellement est une entreprise minière canadienne, qui veut obtenir 400 millions de dollars du Venezuela. Les critiques caractérisent les activités de Smith d’une manière un peu différente : selon eux, il ne fait, au fond, que spéculer sur des procédures d’arbitrage contre des États.

Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ?

On ne sait pas combien de procédures sont ainsi financées par des tierces parties. Celles-ci ne se font généralement pas connaître. Mais il est clair que même certains arbitres et avocats s’inquiètent de ce phénomène. Après tout, la justification fondamentale de l’arbitrage s’effondre s’il s’avère que les arbitres sont en conflit d’intérêts. Qu’adviendrait-il si un financeur entretenait des relations amicales avec un cabinet juridique qui fournirait un arbitre pour trancher un cas dans lequel il aurait investi ? Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ? Vannin Capital, une firme britannique enregistrée à Jersey (île Anglo-Normande) et qui finance des procédures ISDS, a annoncé en 2015 s’être assurée les services de Bernard Hanotiau. Un peu comme si un arbitre acceptait de travailler pour un casino. Hanotiau nous a déclaré que la nouvelle avait été rendue publique trop rapidement et qu’il avait finalement refusé la proposition en raison des conflits d’intérêts potentiels.

Pour Eduardo Marcenaro, avocat italien travaillant pour un important consortium de BTP, le problème va cependant bien au-delà des conflits d’intérêts. Il doit gérer quotidiennement des procédures d’arbitrage l’opposant à d’autres firmes. « C’est la réalité : il y a des litiges. Mais à quoi sert l’arbitrage ? Pour nous, c’est une manière de trouver un compromis afin de mettre le différend derrière nous. » Or c’est exactement ce que le financement extérieur des procédures ISDS vient remettre en cause. « Je le vois régulièrement : s’il y a un financeur derrière une procédure, cela entraîne toujours davantage d’agressivité. Il ne s’agit plus de trouver un terrain d’entente, il ne s’agit plus que de gagner, à tout prix, et parfois en poussant à la limite de ce qui peut être considéré comme des moyens légaux. En vérité, c’est dégoûtant, ce à quoi ce type de financement mène en pratique. »

Le « sandwich » hollandais

Si l’on examine la liste des pays d’où ont été lancées le plus grand nombre de procédures depuis 2012, on découvre qu’un petit pays y figure en tête : les Pays-Bas. C’est là qu’ont été initiés le plus d’arbitrages en 2014, davantage même qu’aux États-Unis. Les Pays-Bas constituent un carrefour important dans le monde de l’ISDS.


Cet état de fait est le résultat d’une politique active du gouvernement néerlandais pour promouvoir le pays comme une destination attractive pour les multinationales. L’un des aspects clés de cette politique a été la construction d’un vaste réseau de traités bilatéraux d’investissement. Avec 95 traités bilatéraux d’investissement en vigueur, les Pays-Bas atteignent presque le niveau maximal de couverture possible. En outre, le modèle de traité d’investissement privilégié par les Pays-Bas figure parmi les plus larges possible, du point de vue des investisseurs. Par exemple, il n’y a pas besoin de montrer que vous exercez une quelconque activité économique substantielle dans le pays pour pouvoir prétendre au statut d’investisseur néerlandais.

Selon le gouvernement, qui se base sur les informations d’une enquête des Nations unies, 47% des procédures ISDS lancées aux Pays-Bas sont le fait de filiales de convenance n’existant que comme boîtes aux lettres. Mais une simple requête dans la base de données de la Chambre de commerce des Pays-Bas montre que ce chiffre est d’au moins 68%. Seulement 16% des plaintes sont déposées par une véritable entreprise néerlandaise. C’est ce que l’on appelle le « sandwich hollandais » : il suffit de créer une holding aux Pays-Bas entre vous et votre investissement pour devenir néerlandais.

Cela ne signifie évidemment pas que les Pays-Bas forcent les autres pays à signer des traités d’investissement. C’est un choix que ces pays font délibérément, car ils espèrent attirer ainsi les investisseurs. En ce moment même, l’Irak et l’Azerbaïdjan ont tous les deux demandé à signer un traité bilatéral d’investissement avec les Pays-Bas, où nombre de compagnies pétrolières sont présentes.

« Si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé »

Dans nos discussions avec des hauts fonctionnaires néerlandais, lesquels souhaitent rester anonymes, c’est la même vision apolitique et quasi technique déjà rencontrée parmi les arbitres qui prévaut : « Nous faisons simplement notre travail. Il faut protéger les investisseurs, non ? Parfois il y a des conséquences indésirables, mais si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé, n’est-ce pas ? »

Les Pays-Bas ont-ils délibérément cherché à atteindre la position qu’ils occupent dans le monde de l’ISDS ? Impossible de le prouver. Mais il est frappant de constater à quel point le gouvernement néerlandais a toujours activement défendu ses traités bilatéraux d’investissement, y compris ceux négociés avec d’autres pays de l’Union, et qui vont à l’encontre du droit européen. Détail révélateur : le haut fonctionnaire chargé de négocier les traités bilatéraux d’investissement pour le compte des Pays-Bas ces dernières années, Nikos Lavranos, a quitté ses fonctions en 2014 pour prendre la tête de l’EFILA, le lobby européen des avocats spécialisés en droit de l’investissement. Gerard Meijer est enregistré comme lobbyiste auprès des institutions européennes à Bruxelles pour cette même organisation. Jusqu’en 2014, Lavranos s’est posé en défenseur acharné du système des traités néerlandais ; désormais, sa nouvelle mission implique de rédiger des tribunes pour exiger des droits très étendus pour les investisseurs et un cadre robuste de protection des investissements dans le nouveau traité de libre-échange négocié entre l’Europe et les États-Unis (le TAFTA, aussi appelé TTIP). Il a refusé de nous parler.

À travers sa propre firme de consulting, Global Investment Protections, il aide des entreprises à s’enregistrer comme néerlandaises. Ce qu’il désigne comme une « restructuration de la propriété pour bénéficier du cadre le plus solide disponible de protection par des traités d’investissement bilatéraux ». Mais, bon, c’est un argument publicitaire mis en avant par tous les cabinets d’avocats.

Frank Mulder, Eva Schram and Adriana Homolova
Traduction de l’anglais : Olivier Petitjean

Photo : CC Rafael Matsunaga

* * *

Traité de libre-échange et arbitrage privé : une justice à sens unique en faveur des riches ?
Par Adriana Homolova, Eva Shram, Frank Mulder, le 24 mars 2016 - Bastamag (trad.)


Voici le dernier épisode de notre volet sur les coulisses des procédures d’arbitrages : cette discrète juridiction privée internationale qui règle les conflits entre investisseurs – des multinationales en général – et Etats, dans le cadre des traités de libre-échange. S’il est normal que des investisseurs puissent défendre leurs droits face à d’éventuels abus, ces procédures d’arbitrage favorisent les grandes entreprises des Etats les plus riches vis-à-vis des pays pauvres, particulièrement visés.« C’est un système néo-colonial », dénoncent certains, alors que de plus en plus de pays souhaitent rompre les traités qui permettent aux investisseurs de leur réclamer de gigantesques amendes.

Des avocats, des arbitres et des hauts fonctionnaires, nous voilà revenus à notre point de départ : ce système est-il juste ? « Les Pays-Bas jouent dans le monde de l’investissement un rôle comparable à celui de la Suisse dans le monde bancaire, soupire Gerard Mommer, l’ex vice-ministre vénézuélien du Pétrole (lire le premier épisode). Il est plus facile d’enregistrer une firme aux Pays-Bas que d’obtenir un visa touristique pour entrer dans le pays. Savez-vous quelles sont les firmes néerlandaises actives au Venezuela ? ExxonMobil, ConocoPhillips et Chevron. Même CNPC, la compagnie pétrolière d’État chinoise, est néerlandaise. »

Officiellement ce n’est pas permis si la seule raison de ce choix d’implantation est l’arbitrage. Mais c’est là, encore une fois, un point qui doit être tranché par les arbitres eux-mêmes. Conoco et Exxon ont transféré leurs actifs vénézuéliens dans des holdings aux Pays-Bas en 2006. Les deux entreprises affirment que cela n’avait rien à voir avec le litige. Mais un autre câble révélé par Wikileaks démontre que ce transfert n’a été organisé qu’après l’émergence du conflit. Et un employé de Conoco a déclaré, lors d’un entretien à l’ambassade américaine, que sa firme a choisi les Pays-Bas « pour préserver ses droits en matière d’arbitrage ».

« Le sandwich hollandais est un exemple d’abus flagrant du système », déclare George Kahale III, l’avocat new-yorkais. Mais pour Mommer, son client, c’est plus que de l’abus. « C’est ainsi que le système a toujours fonctionné depuis le début. Dans l’économie moderne, il est inacceptable que des pays se déclarent les propriétaires de leurs propres ressources. Ce système juridique privé est une réponse préventive. C’est un système néo-colonial. »

De plus en plus de pays en ont assez

Dans la liste des pays poursuivis figurent également le Canada et les États-Unis, à cause de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Mais les États-Unis n’ont encore jamais perdu une affaire à ce jour. En revanche, si l’on dresse une liste des pays qui ont eu à payer le plus d’amendes ou de compensations dans le cadre de règlements à l’amiable, et si l’on compare cette liste avec celle des pays d’où proviennent les plaintes, un tableau très clair émerge. Que cela plaise ou non, l’arbitrage est un moyen par lequel les pays riches disciplinent les pays pauvres. Au niveau global mais aussi à l’échelle de l’Europe (voir également la carte interactive publiée sur le site dédié à cette enquête).


De plus en plus de pays en ont assez, et il ne s’agit pas seulement de « républiques bananières » comme le Venezuela. C’est le cas aussi du Brésil, dont le Congrès n’a jamais ratifié un traité d’investissement, et qui refuse le système. « Il a de nombreux défauts, nous explique le vice-ministre des Finances Carlos Márcio Cozendey dans les couloirs d’une conférence à Genève. Les investisseurs étrangers ont davantage de droits que les investisseurs nationaux. Et cela ne va que dans un sens. Un gouvernement ne peut jamais poursuivre un investisseur ; cela marche seulement dans le sens inverse. »

« L’ISDS[mécanisme de résolution des litiges entre États et investisseurs] n’est pas adapté à ses objectifs, déclare Xavier Carim, représentant permanent de l’Afrique du Sud à l’Organisation mondiale du commerce. Il y a des problèmes très profonds. Nous avons signé de nombreux traités bilatéraux d’investissement dans le passé. À ce moment-là, nous ne savions pas où cela pouvait nous mener. Nous n’avions pas vraiment conscience de ce que nous signions. »

Un problème qui vient des accords de libre-échange ?

Pour des avocats, c’est un argument inconcevable. « Si l’on ne sait pas ce que l’on a signé, j’appelle cela simplement de la paresse, déclare Meijer. Ils étaient en train de dormir, faut-il comprendre. » Le Canadien Fortier (lire l’épisode 4) refuse de répondre, comme si c’était trop stupide pour même en parler. Mais Nathalie Bernasconi-Osterwalder de l’International Institute of Sustainable Development, confirme les propos de Carim. « Nous nous intéressons à l’ISDS depuis des années mais, en réalité, jusqu’à il y a trois ans, je ne parvenais même pas à attirer l’attention des professeurs spécialistes de commerce et d’économie sur le sujet. Même les gouvernements occidentaux ne savaient pas ce que c’était. Un haut fonctionnaire belge m’a dit une fois qu’il ne faisait que tirer un document tout prêt d’un tiroir à chaque fois qu’il fallait signer un traité bilatéral d’investissement. »

Aussi bien les pays riches que les pays pauvres croyaient honnêtement, se fiant à l’opinion des juristes et des professeurs, mais aussi de la Banque mondiale et de la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), que les traités bilatéraux d’investissement étaient un bon moyen d’attirer les investisseurs et de se faire une bonne réputation. C’est seulement aujourd’hui qu’il devient chaque jour plus clair que ces traités ont aussi des conséquences indésirables.

Respondent countries to ISDS claims
On this map you can see all 629 public ISDS claims submitted until 2014. Read more on our website. Click on  to see the origins of the claims against this country. Click on these countries to see all claims. Check out the map from the perspective of the claimant countries. Toggle  for the fullscreen map. Awards are corrected for inflation.
Cliquez sur un rond (exemple : en Argentine ou en Algérie) pour voir l’ensemble des procédures dirigées contre ce pays et leurs origines, puis cliquez sur les pays d’origine pour voir le détail des procédures

La Cnuced parle aujourd’hui d’une « crise de légitimité ». De plus en plus de pays veulent se débarrasser de leurs traités bilatéraux d’investissement. Ce qui n’a rien d’aisé, dans la mesure où ces traités restent en vigueur pour quinze ou vingt ans après leur annulation. Le Venezuela, l’Équateur, l’Afrique du Sud et l’Inde sont néanmoins en train d’abroger leurs traités existants. La Russie et l’Argentine refusent de payer leurs amendes. Même l’Australie ne veut plus de traités d’investissement, après avoir été confrontée à une demande de compensation de plusieurs milliards par Philip Morris après le durcissement de ses lois anti-tabac. Et l’Italie, qui s’est récemment retrouvée être l’objet de plaintes émanant du secteur énergétique, est sortie l’été dernier de la Charte européenne de l’énergie, un traité qui comprend lui aussi une clause d’ISDS.

« Il n’y a pas d’alternative »

Les arbitres, les avocats spécialisés dans l’investissement et les hauts fonctionnaires occidentaux dénient cette crise de légitimité. « Ce n’est pas parce que certains pensent que ce n’est pas juste que ce n’est effectivement pas juste », nous a ainsi dit Bernard Hanotiau, de la firme d’arbitrage numéro un des classements. « Les gens ne savent pas de quoi ils parlent », répond avec mépris Kaj Hobér, un autre arbitre d’élite que nous avons abordé dans les couloirs d’une conférence à Amsterdam. Il est à la fois arbitre, avocat, professeur, et le prochain secrétaire-général de la prestigieuse Cour d’arbitrage de Stockholm (Suède). Il juge les critiques simplistes. « Il n’y a pas d’alternative. »

C’est peut-être là le fait le plus remarquable qui ressort de nos recherches. Après tout, l’idée même de l’arbitrage implique que ce soit un processus volontaire de résolution des conflits. Si une proportion toujours plus grande des pays du monde ne le considère plus comme volontaire, ne s’agit-il pas d’un problème de légitimité ? Peu de monde dans le milieu de l’arbitrage paraît y prêter une quelconque importance. Les règles sont les règles, font-ils valoir. Ou encore : ils ne font que leur travail. C’est une attitude presque technique, qui paraît complètement décalée par rapport à leurs discours éthiques sur la justice.

Le droit est par définition dans l’intérêt du plus riche

Cette dichotomie, le professeur Bryant Garth la connaît bien. « Les deux visions sont parfaitement complémentaires. Le système de l’arbitrage a été créé pour protéger les investissements avec l’aide du droit. Du point de vue des avocats, seules ces règles comptent. Mais le droit est par définition dans l’intérêt du plus riche. Ce n’est pas du conspirationnisme, c’est ainsi que le droit fonctionne. Les nantis acceptent les règles, car elles leur donnent leur légitimité. » L’argument de Garth est qu’il n’y a pas de droit universel, en dehors des structures de pouvoirs, qui pourrait s’appliquer au monde dans son entier, « même si certains font preuve d’une croyance quasi religieuse en l’existence d’un tel droit ».

« Les avocats n’envisagent l’arbitrage que comme un affrontement technique dans le cadre d’un jeu basé sur des règles strictes. Mais ce jeu est lié à la vision du monde néolibéral. À l’idéal américain d’un monde de libre-échange, où les règles juridiques et les avocats jouent un rôle clé pour donner aux multinationales l’accès aux marchés. »

Dès lors que domine cette vision du monde, il semble tout à fait logique et juste qu’un litige portant sur des milliards de dollars entre le Venezuela et une poignée de compagnies pétrolières se décide dans un tribunal américain, sur la base d’un traité néerlandais et de l’interprétation qu’en fera un avocat et homme d’affaires canadien, avec l’intime conviction qu’il ne fera qu’appliquer équitablement les règles.

« Le lion, c’est nous »

Pendant un cocktail pour des avocats spécialisés dans l’investissement à l’hôtel Amstel d’Amsterdam, après que les exigences du politiquement correct aient été un peu atténuées par le vin, nous avons interrogé Jeroen Luchtenberg, un avocat basé à Paris. « Bien sûr, vous avez raison, nous a-t-il dit. C’est un système injuste. Il y a un problème, même si tout le monde le nie. Mais à qui la faute ? Je ne pense réellement pas que cela soit dû à un manque d’intégrité parmi les arbitres. Écoutez : si un lion et un lièvre dans le même pré reçoivent soudain les mêmes droits, que se passera-t-il ? Rien. Le lion continuera à vouloir manger le lièvre. »

Visiblement, cette magnifique image biblique du lion pacifique, dans le bureau de Daly (lire l’épisode 2), ne reste qu’une vision de l’esprit. « Si le lièvre veut s’en aller dans un autre pré, le lion dit : “D’accord, mais d’abord il faut signer ça.” Et c’est ce que fait le lièvre. Mais cela ne change rien au fait que le lion veut toujours manger le lièvre. » C’est ainsi que va le monde. « Les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent. »

Et, après une autre gorgée de vin : « Le lion, c’est nous. »

Frank Mulder, Eva Schram and Adriana Homolova
Traduction de l’anglais : Olivier Petitjean

Photo : manifestation à Berlin contre le futur traité de libre-échange en négociation entre l’Europe et les Etats-Unis (nommé TTIP ou Tafta) et le traité similaire entre le Canada et l’Europe (Ceta).

À propos de cet article

Cette enquête a été publiée initialement en néerlandais par les magazines De Groene Amsterdammer et Oneworld. Elle est publiée en exclusivité en français par Basta ! et en allemand par le Spiegel online.
Voir aussi, des mêmes auteurs, cet autre article traduit par l’Observatoire des multinationales : « Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange ».

Le texte ci-dessous présente la recherche qui sous-tend l’enquête :

Les critiques du TAFTA, le traité de commerce en discussion entre l’Union européenne et les États-Unis, ont pour cible prioritaire les mécanismes de résolution des litiges État-investisseurs, ou ISDS (pour Investor-State Dispute Settlement, en anglais). Il s’agit d’un mécanisme grâce auquel les investisseurs peuvent poursuivre un État s’ils estiment avoir été traités de manière inéquitable. Selon ces critiques, les multinationales se voient ainsi donner le pouvoir sans précédent d’échapper aux lois, à travers une sorte de système de justice privatisée contre lequel aucun appel n’est possible.

En réalité, l’ISDS n’est pas un phénomène si nouveau. Les plaintes ne sont pas simplement déposées contre nous, pays européens ; au contraire, c’est plus souvent de nous qu’elles proviennent. En 2014, pas mois de 52 % de toutes les plaintes connues avaient pour origine l’Europe occidentale.

Le nombre total de cas est impossible à connaître. Les données sont difficiles à obtenir. C’est pourquoi des journalistes de De Groene Amsterdammer et Oneworld ont entrepris quatre mois de recherches, avec le soutien d’EU Journalism Grants.

Ce travail a notamment débouché sur une cartographie interactive unique en son genre de tous les cas d’ISDS, dont beaucoup n’ont jamais été cités dans la presse. Cartographie qui inclut, autant que possible, le nom des arbitres, les plaintes, les suites et, dans de nombreux cas, le résumé des différends. Pour la présente enquête, nous avons interrogé de nombreux arbitres, des avocats, des investisseurs, des chercheurs et des fonctionnaires, y compris des représentants de pays qui se sentent dupés par l’ISDS, comme le Venezuela, l’Afrique du Sud ou l’Indonésie.

La cartographie et les articles qui l’accompagnent sont disponibles sur le site www.aboutisds.org. Ils ont été publiés initialement en néerlandais à l’adresse www.oneworld.nl/isds.

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