jeudi 14 avril 2016

Complotisme et anti-complotisme. Double peine.



François-Bernard Huyghe, Directeur de recherche à l'Iris, La désinformation : un enjeu stratégique (Iris, 2016)

François-Bernard Huyghe (né en 1951) est un spécialiste français de l'information et de la stratégie.
Source (et suite) du texte, bibliographie : wikipedia
Site officiel : Huyghe

Info, intox ? Complot, rumeur ? La désinformation serait partout, et la vérité nulle-part. Ces questions obsèdent nos sociétés où il semble qu’en ligne tous puissent s’exprimer et que rien ne doive rester caché. Pourtant, la désinformation a une histoire. Elle s’exprime pendant la guerre froide et accompagne la mondialisation, avant que le web et les réseaux sociaux ne lui ouvrent de nouveaux horizons. En explorant les mécanismes de ce qui nous abuse et que nous refusons parfois de croire, des systèmes de pouvoir apparaissent et de nouvelles formes d’idéologies se manifestent. Quand la vérité des faits devient l’objet central de nos luttes, la désinformation n’est plus qu’une question morale : elle est un enjeu stratégique.
Quatrième de couverture. Désinformation : les armes du faux, Ed. Armand Colin, 2016
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Voir aussi la page : Conspirationniste : la paille et la poutre


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Complotisme et anti-complotisme. Double peine
Par François-Bernard Huyghe, le 24 mars 2016 - Huyghe / vu sur Les Crises

Le complotisme, qu'il est si à la mode de dénoncer - nous l'avons nous-même fait ces dernières années - implique un premier paradoxe. Le complotiste est celui qui prend les désirs de son adversaire pour la réalité. Tout va mal. Pourquoi ? Parce que des hommes puissants dirigent tout dans l'ombre et trompent les naïfs. Comment le savez-vous ? Parce que je suis plus malin, que j'ai décrypté des indices (leur conspiration n'est donc pas parfaitement efficace) : je distingue les réalités, stratégies, manœuvres, manipulations, etc. ; la plupart ne le savent pas, mais j'ai compris et, faute de pouvoir améliorer ledit monde, je sais au moins pourquoi il va mal. Cqfd.
Le complotiste est donc à la fois malheureux (les méchants gagnent et personne ou presque ne s'en aperçoit) et satisfait - car lui, il sait. Du coup, il mélange une grande intelligence (il faut beaucoup d'esprit critique pour distinguer les contradictions de la "version officielle" et découvrir des intérêts dissimulés qui expliqueraient tout) et une grande naïveté. La naïveté ne consiste pas à croire que les autorités ou les médias puissent nous tromper (ou se tromper), ni à imaginer que des actions officielles ou des nobles déclarations dissimulent des desseins inavouables. Cela arrive. L'erreur ne consiste même pas à croire qu'il y a des complots, car il y en a vraiment, si l'on entend par là que des groupes ou des États essaient de parvenir à leur but en coordonnant des influences et sans le proclamer sur la place publique . Le conspirationniste est naïf en supposant :
a ) que tant de faits apparemment contradictoires résultent d'une seule volonté (sans rendre justice à la pluralité des acteurs, au hasard, aux ratages, aux conflits et contradictions),
b ) que cette volonté est consciente et que des gens qui ont des intérêts, une formation et des moyens d'action communs ont besoin de se réunir pour penser leurs plans et faire à peu près la même chose
c ) qu'il est si facile de monter des mises en scène gigantesques ou des milliers de complices sans se prendre les pieds dans le tapis ou sans se faire prendre.
Les "vrais" complots au sens défini plus haut ne sont hélas ni si puissants, ni si explicites, ni si habilement dissimulés. Hélas, car s'il y avait un coupable unique, nous pourrions espérer nous en débarrasser.

En dépit de son succès qui se mesure en nombre de "croyants" (il y a des millions de fans de ces théories, surtout en ligne), le complotisme se condamne à l'impuissance. Il est incapable de comprendre le poids des déterminismes, des idéologies, des imaginaires, des effets de comportement de groupe, et de la culture au sens le plus large (tout ce qui guide nos choix "dans la tête") dans l'action humaine. Du coup, tout en prétendant critiquer le "système", il pense en réalité "des gens" (et de méchantes gens) et pas du tout ce qu'est vraiment un système.
Donc tout à fait d'accord pour moquer les obsédés des extra-terrestres, des Illuminatis, des sociétés secrètes, des services d'espionnage omnipotents et autres variantes des maîtres du monde. Le monde ne dissimule pas un arrière-monde si organisé et si grotesque.

Mais le complotisme produit un autre effet pervers plus subtil. Il contamine son adversaire. En tant que catégorie explique-tout et baîllone-tout, l'accusation de complotisme, présenté comme le nouveau péril mais qu'il est si facile (et gratifiant) de dénoncer, se prête aussi à des usages douteux .

- Exagération du péril complotiste. Ainsi lorsque le magazine Society proclame couverture que le complotisme est "la nouvelle idéologie dominante" (ce qu'elle n'est certainement pas sauf à imaginer que Society, mais aussi l'ensemble de la presse écrite, des médias audiovisuels, des autorités, etc soient les foyers de résistance à une idéologie qui contrôlerait les esprits, où ça d'ailleurs ? sur le Facebook ou dans les cours de récréation?).
Ou encore lorsque le gouvernement se réfère de plus en plus souvent au complotisme comme ennemi de la jeunesse. Il lance des campagnes type #ontemanipule pour initier les jeunes cerveaux à des méthodes de critique du discours manipulateur (curieusement, cette campagne qui conclut que "Daesh te manipule" ne donne aucun exemple qui ait le moindre rapport avec le jihadisme, l'islam, la religion, le terrorisme, etc.). L'idée qu'une bureaucratie d'État, quelle que soit sa couleur politique, nous apprenne à distinguer la vérité et à avoir l'esprit critique n'est pas totalement rassurante.
Plus exactement, si le complotisme présente un tel danger politique (et pas seulement pour l'équilibre mental de ceux qui s'y adonnent), en quoi consiste ce péril ? En ce qu'il nourrit les "discours de peur" et les "discours de haine", nous répondra-t-on ! Et si c'était l'inverse ? En ce qu'il est un facteur de dépolitsation objective ? En effet quand vous croyez que nous sommes dirigés par les Illuminati, vous n'avez guère envie de militer. Le complotisme serait-il si terrible par ce qu'il favoriserait l'extrémisme et la radicalisation, deux autres catégories valises ? Ou est-ce l'autre qui explique l'un ? La référence à des catégories aussi vagues - qui ne précisent ni de quelle idéologie, ni de quelle catégorie sociale ou politique ils faudrait se méfier- favorise les projections et les fantasmes. On finit ainsi par produire une version complotiste du complotisme qui le réduit à une opération souterraine menée par des groupes malintentionnés et professionnalisés).

L'emploi du terme "thèse complotiste" comme injure politique qui décrédibilise un discours par son intention et non pour son fond, suppose des amalgames. Or il y a quand même une différence entre les maniaques de l'invasion reptilienne [cf. article ci-dessous] et les dénonciateurs de la haute finance, ou entre Ron Hubbard et Noam Chomsky.
Dire que nous sommes menacés par l'idéologie complotiste ou que toutes les idéologies "dangereuses" reposent sur la théorie du complot, est une opération profondément idéologique. C'est suggérer que les opinions s'éloignant trop de notre modèle politique et économique, par ce que trop critiques, trop utopistes, trop catastrophistes, ne traduisent pas un autre système de valeurs, d'autres espérances ou d'autres intérêts, mais sont les symptômes d'une quasi folie. La croyance au complot serait un problème d'équilibre individuel et de mauvaises intentions. Ou alors ceux qui adhèrent à des "idéologies anti systèmes", moins malins que nous, auraient été trompés par des artifices rhétoriques : une réfutation rationnelle de ces mensonges les amènerait, comme le fait tout être humain normal, à approuver nos démocraties libérales tolérantes de marché et de progrès. Dingo ou gogo, le complotiste avec ses pauvres fantasmes nous rassure : tous les gens raisonnables savent bien que...

L'obsession complotiste et l'obsession du complotisme obligent à plus de disciplines encore dans un monde numérique où se concurrencent les représentations les plus contradictoires. Quand toutes les versions de la réalité sont à portée d'écran. Mais il existe un critère simple. Celui qui allègue d'un fait imaginaire qu'il ne peut prouver (alors qu'il est si brillant pour critiquer les représentations communes) et qui affirme, par exemple, que les maîtres du monde, ou les envahisseurs, ou les gros capitalistes, se sont réunis et ont décidé que..., celui là est complotiste. Celui qui renvoie à une cause abstraite comme l'impérialisme, le capitalisme ou l'islamisme - et pas à des gens supposés tout puissants-, celui-là dit peut-être une bêtise, mais il faut le réfuter et non pas le congédier.


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Non, le Premier ministre néo-zélandais n'est pas un reptile extraterrestre 
Le 7 février 2014 - FranceTVinfo

John Key a dû se justifier publiquement, et passer une visite médicale, après qu'un habitant d'Auckland a déposé une requête officielle à ce sujet. [sic]

"J'ai vu un médecin ainsi qu'un vétérinaire et tous deux ont confirmé que je ne suis pas un reptile." Le Premier ministre néo-zélandais John Key a été obligé de répondre très officiellement à cette curieuse question, rapporte mercredi 12 février le site 3news (lien en anglais).

A l'origine de cette déclaration : Shane Warbrooke, un citoyen d'Auckland qui a déposé le mois précédent un "official information act" auprès du bureau du chef du gouvernement. Il y demandait "toute preuve démentant la théorie selon laquelle John Key serait en réalité un reptile alien usant de la forme humaine pour la conduire à l'esclavage comme l'explique David Icke". Cet auteur britannique raconte, depuis le début des années 1990, que des reptiles humanoïdes domineraient secrètement le monde.

"Je ne suis certainement pas un reptile. Je n'ai jamais été dans un vaisseau spatial, jamais été dans l'espace, et ma langue n'est pas trop longue non plus", a donc martelé, non sans sourire, le Premier ministre néo-zélandais devant la presse. Et de se décrire comme "un kiwi [surnom des habitants de Nouvelle-Zélande] ordinaire".


    

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