Par Olivier PetitJean, le 15 juillet 2016 - Bastamag
Déversements sauvages de déchets toxiques, contamination des réseaux d’eau urbains, séismes... La ville de Youngstown dans l’Ohio fait l’expérience cruelle des problèmes environnementaux associés à l’expansion du gaz de schiste. Aussi bien la fracturation hydraulique que la pratique – peu connue en Europe – qui consiste à réinjecter ses eaux usées dans le sous-sol, représentent un risque majeur de contamination des ressources en eau. Une question qui concerne aussi les Européens, alors que la Bruxelles envisage d’ouvrir davantage le continent aux importations de gaz de schiste américain. Deuxième volet de notre reportage sur l’industrie du gaz de schiste dans l’Ohio.
Le gaz de schiste est surtout une affaire de gagnants et de perdants. Si l’arrivée dans l’Ohio de cette industrie a profité aux compagnies pétrolières et à leurs actionnaires, les retombées pour les populations locales paraissent autrement plus problématiques. Les propriétaires qui ont loué leurs terres à ces compagnies pour qu’elles en exploitent le sous-sol peinent souvent à recueillir les bénéfices financiers qu’on leur a fait miroiter, tandis que les riverains des sites de fracturations en subissent de plein fouet les nuisances (voir le premier volet de cette enquête). Au-delà, c’est la population dans son entier qui est affectée par l’impact environnemental de l’industrie du schiste.
Autour de Youngstown comme un peu partout dans le monde, ce sont les menaces de contamination de l’eau potable par des produits chimiques toxiques ou du méthane qui focalisent les craintes. Pourtant, malgré les controverses, une grande partie des élus et fonctionnaires américains chargés de réguler le gaz de schiste semblent continuer à se fier aveuglément aux dires des industriels sur l’innocuité de leurs procédés. « Les fonctionnaires d’ici n’ont visiblement jamais entendu parler du principe de précaution », soupire Raymond Beiersdorfer, un habitant de Youngstown qui anime la résistance contre le gaz de schiste.
Un exemple ? À Youngstown même, un permis de fracturer a été accordé à la société Halcón, sur une concession de 5 000 acres (20 km2) en bordure du Meander Reservoir, un immense lac artificiel creusé dans les années 1930 et qui constitue l’unique source d’eau potable de la ville. Apparemment, ni le département municipal de l’eau ni l’agence de l’environnement de l’Ohio n’avaient été notifiés par le département des ressources naturelles de l’État, qui a délivré l’autorisation, malgré le risque que les produits chimiques utilisés pour la fracturation hydraulique ne migrent progressivement dans le réseau d’eau potable de Youngstown. Début 2013, déjà, des fissures ont été repérées sur un puits de gaz de schiste foré par Consol Energy, dans le bassin versant du réservoir.
Des produits toxiques dans les réseaux d’eau potable
Dès les premiers pas de cette industrie, les risques de contamination des nappes phréatiques par la fracturation hydraulique ont focalisé le mouvement de résistance contre le gaz de schiste. Les images d’eau du robinet prenant feu au contact d’une allumette, en raison de la présence de méthane, ont fait le tour du monde. Depuis, plusieurs études sont venues confirmer la réalité de ces risques [1]. Les puits individuels puisant dans les nappes phréatiques – qui restent une forme très répandue d’approvisionnement en eau potable aux États-Unis en dehors des grandes villes – sont les plus vulnérables, mais les réseaux urbains ne sont pas à l’abri.
Selon les militants de Youngstown, les contrôles de la qualité de l’eau réalisés par le département municipal de l’eau de la ville ne sont pas à la hauteur des risques. Les régulations fédérales américaines contraignent les fournisseurs d’eau à tester la présence de seulement 91 substances dans l’eau potable, alors que la fracturation hydraulique en utilise plusieurs centaines, dont certaines sont tenues secrètes. En outre, durant le deuxième trimestre 2013, le département municipal a tout simplement « oublié » de tester la présence de THM et d’AHA [2]. Deux ans plus tard, en septembre 2015, il a alerté la population sur la présence de THM dans l’eau potable de la ville, mais en déniant toute relation avec le gaz de schiste [3].
Pourtant, la contamination par des eaux usées de la fracturation hydraulique figure bien parmi les causes possibles de l’apparition de ces deux classes de substances chimiques, potentiellement toxiques dans l’eau [4]. C’est ainsi qu’en 2010, le département de l’eau de la métropole de Pittsburgh (Pennsylvanie), à une centaine de kilomètres de Youngstown, a constaté une augmentation anormale des THM dans son eau. Les experts mandatés ont fini par identifier la source du problème : des stations de traitement qui recevaient des eaux usées issues de la fracturation hydraulique mais ne possédaient pas les équipements nécessaires pour les dépolluer efficacement. Celles-ci rejetaient ensuite ces liquides dans l’Alleghany et les autres rivières dont Pittsburgh tire son eau potable [5].
Les déchets déversés dans les zones à fort taux de chômage
Malgré ses risques bien réels, la fracturation proprement dite n’est sans doute pas le principal problème de Youngstown ni la principale menace qui pèse sur son approvisionnement en eau. La majorité des forages de gaz de schiste du gisement d’Utica sont d’ailleurs situés davantage vers le sud de l’État (voir les cartes ci-dessous). En revanche, Youngstown et ses environs accueillent depuis plusieurs années des opérations de « réinjection » souterraine des eaux usées issues de la fracturation hydraulique. « L’Ohio est unique au sens où nous avons décidé de faire tout à la fois : de la production d’hydrocarbures par fracturation hydraulique, de l’injection des déchets liquides et du retraitement des déchets solides issus du fracking, explique Ted Auch, de l’ONG FracTracker. Nos voisins de Virginie occidentale et de Pennsylvanie envoient tous leurs déchets dans l’Ohio. »
Localisation des puits de gaz de schiste dans l’Ohio (source : FracTracker). Rouge : puits en production ; bleu : puits autorisés ; vert : puits forés ; violet : forages en cours.
Localisation des puits d’injection dans l’Ohio (source : FracTracker)
De quoi s’agit-il ? Après un forage par fracturation hydraulique, une partie du mélange — eau, sable et produits chimiques — injecté dans le sol remonte à la surface, souvent après s’être chargé de particules toxiques supplémentaires. Trop polluées, ces eaux usées ne peuvent être retournées directement au milieu naturel, et – comme l’a démontré l’expérience de Pittsburgh – les installations de traitement existantes sont généralement insuffisantes pour en retirer tous les contaminants. D’où la pratique consistant à les réinjecter dans le sous-sol. Peu connue en Europe, où les controverses restent largement focalisées sur la fracturation et ses impacts directs, cette pratique est pourtant elle aussi une source de risques environnementaux majeurs.
Moins regardant que ses voisins et disposant d’une géologie plus favorable, l’Ohio s’est imposé comme la destination de choix des déchets du fracking, notamment dans ses comtés les plus frappés par la désindutrialisation, comme les environs de Youngstown. « C’est dégueulasse, ils choisissent délibérément de venir mettre leurs déchets chez les pauvres et les Noirs », fulmine Raymond Beiersdorfer. Selon les chiffres collectés par Fractracker, 90% des eaux usées injectées dans le sous-sol de l’Ohio proviennent de l’extérieur de l’État. Entre le troisième trimestre 2010 et le premier trimestre 2015, de 98 à 128 milliards de litres d’eaux usées issues de la fracturation ont été injectés dans le sous-sol de l’Ohio, et le chiffre a continué d’augmenter rapidement depuis [6].
Quand Youngstown devient une zone sismique
En général, les firmes pétrolières ne s’occupent pas elles-mêmes de leurs eaux usées. Ce sont des petites entreprises qui se chargent d’évacuer les eaux usées dans des camions, puis d’autres petites entreprises qui gèrent les puits de réinjection proprement dits. Le secteur ne semble pas extrêmement précautionneux dans ses pratiques environnementales. Selon les militants de Youngstown, lorsque les transporteurs d’eaux usées ne trouvent pas de puits où laisser leur cargaison, ou qu’ils cherchent simplement à « s’alléger » pour faire baisser leurs coûts, les chauffeurs de camion la déversent tout simplement dans une rivière... Les propriétaires de ces firmes échappent facilement à toute sanction en organisant leur faillite du jour au lendemain.
Youngstown a été l’une des premières villes américaines à faire l’expérience des conséquences de cette injection irréfléchie à grande échelle. Le 31 décembre 2011, elle a subi un tremblement de terre de magnitude 4 sur l’échelle de Richter. Plusieurs autres séismes avaient été ressentis dans la ville au cours des semaines et des mois précédents, mais ils n’avaient pas été reconnus officiellement par l’administration. En tout, selon les calculs de Raymond Beiersdorfer, l’Ohio – un État jusqu’alors quasiment épargné par les séismes – a connu plus de 1 000 tremblements de terre entre 2011 et début 2014, dont plus de la moitié à Youngstown même. Le puits d’injection Northstar 1, situé en pleine ville, à quelques dizaines de mètres de l’usine de Vallourec, a été officiellement reconnu comme la source de la plupart des séismes survenus à Youngstown – qui ont continué bien après que le puits ait été mis à l’arrêt forcé [7].
Déversements sauvages
Peu de temps après, grâce à un lanceur d’alerte, l’entreprise qui gérait Northstar 1 a été prise en flagrant délit de déversement d’eaux usées issues de la fracturation dans la rivière Mahoning. Des centaines de milliers de litres de substances toxiques et radioactives auraient ainsi été déversées à au moins 24 reprises entre fin 2012 et début 2013 dans cet affluent de la rivière Ohio, qui s’écoule vers la Pennsylvanie voisine. Le patron de l’entreprise et l’employé qu’il avait poussé à se débarrasser ainsi de ces eaux usées ont été condamnés à des peines de prison ferme. Le coût du nettoyage a été chiffré à trois millions de dollars.
Un autre déversement de substances toxiques a eu lieu en mars 2015 dans une zone humide, dans la localité de Vienna, à quinze kilomètres de Youngstown. Les déchets provenaient d’un puits d’injection appartenant à une autre entreprise, Kleese. Constatant que son terrain et les cours d’eau qui le traversaient avaient été dévastés, et que toute trace de vie y avait disparu, le propriétaire a tenté d’alerter les autorités de l’État, qui ont refusé de se déplacer pendant plusieurs semaines. Il a fallu qu’il contacte les militants locaux anti-gaz de schiste et les médias pour obtenir une réaction – laquelle a été de faire venir des camions pour nettoyer la zone au plus vite et enterrer l’affaire. La firme, sommée de dépolluer le site, a confié ce travail à des prisonniers venus de l’État de Géorgie, à des centaines de kilomètres de là. Selon les témoignages des riverains, ces prisonniers, chargés de récolter et d’évacuer les sacs pleins de cadavres de poissons, de tortues et d’autres animaux, ne disposaient que d’un équipement rudimentaire, sans protection respiratoire.
Consulter le diaporama de la Frackfree America National Coalition
Autant d’incidents qui sont tout sauf des exceptions : selon une compilation réalisée par l’Associated Press, près de 700 millions de litres d’eaux usées issues de l’extraction de pétrole et de gaz ont été déversées dans la nature entre 2009 et 2015 aux États-Unis, par accident ou de manière délibérée [8].
Une leçon à méditer
Pour Ted Auch, les problèmes qui entourent l’industrie de la réinjection illustrent un enjeu plus général : pour juger du véritable impact du gaz de schiste, il est indispensable de regarder au-delà de la seule fracturation hydraulique, pour considérer cette filière industrielle dans son ensemble. À l’enjeu du traitement des eaux usées s’ajoute ainsi celui des déchets solides. Forer des puits à plusieurs milliers de mètres de profondeur implique de faire remonter des quantités importantes de roche et de terre, elles aussi potentiellement chargées de substances toxiques et radioactives. L’industrie ne communique aucun chiffre, mais Fractracker estime que chaque puits de gaz de schiste produit entre 700 et 800 tonnes de déchets solides. Ces déchets partent dans des camions et, selon Ted Auch, « on n’a aucune idée d’où ils vont. Personne n’est en charge de les superviser. ».
Ce n’est pas tout : il y a aussi l’extraction à grande échelle de sable pour la fracturation, le passage incessant de camions qui abiment les routes, la construction de gazoducs... Ces impacts se font souvent sentir dans des régions différentes : ce sont par exemple les États du Wisconsin, du Minnesota, du Michigan et de l’Illinois, où l’extraction de gaz de schiste est quasi inexistante, qui subissent de plein fouet le développement de l’extraction de sable pour servir les besoins de cette industrie [9]. Ted Auch y voit une leçon que l’Europe devrait méditer. Si, par exemple, l’Angleterre se mettait à pratiquer massivement la fracturation hydraulique — comme l’espère aujourd’hui le gouvernement conservateur — on pourrait voir se multiplier rapidement en France des concessions d’extraction de sable, ou voir arriver les déchets du gaz de schiste.
Olivier Petitjean
- Lire aussi : L’Amérique défavorisée, proie de l’industrie des gaz de schiste, de ses pollutions et de ses escroqueries
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Photos : Mark CC (Une) ; NPCA CC (un puits de gaz de schiste à la frontière du Dakota du Nord et du Montana) ; Sarah Craig/Faces of Fracking CC (eaux usées issues de la fracturation hydraulique, Californie) ; OP (les réservoirs du puits d’injection Northstar 1 à Youngstown).
Notes
[1] Lire par exemple « Drinking water contaminated by shale gas boom in Texas and Pennsylvania », The Guardian, septembre 2014.
[2] Trihalogénométhanes (THM) et acides haloacétiques (AHA).
[3] Voir ici.
[4] Les THM et les AHA sont des composés chimiques qui se forment typiquement après le traitement d’eaux usées ou d’eau brute par des procédés tels que la chloration ou l’ozonation, notamment lorsque ces eaux présentent une forte teneur en bromures et en iodures, comme c’est le cas des eaux fortement salinisées issues de la fracturation hydraulique.
[5] Après la révélation de ces problèmes dans un article mémorable du New York Times (voir aussi cet article du North Carolina Health News), les firmes qui exploitent le gaz de schiste en Pennsylvanie ont globalement renoncé à faire appel à des stations locales de traitement pour disposer de leurs eaux usées : elles les envoient dans l’Ohio, comme on le verra bientôt.
[6] Tous ces chiffres sont tirés de cet article de synthèse de Ted Auch.
[7] Même si de nouvelles régulations ont été mises en place par les autorités de l’État pour encadrer la pratique de la réinjection, elles paraissent confuses et mal appliquées. Les entreprises sont désormais obligées d’installer des sismographes à côté de leurs puits… mais elles restent propriétaires des données.
[8] L’étude menée par Associated Press est de surcroît incomplète, puisque aucune donnée n’est disponible pour certains États, comme la Pennsylvanie
[9] Voir par exemple ici.
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