mercredi 9 novembre 2016

Pourquoi l’“émodiplomatie” française n’est ni crédible, ni constructive

Pourquoi l’“émodiplomatie” française n’est ni crédible, ni constructive
Par Maxime Chaix (source : Le Club de Mediapart - Maxime Chaix

Depuis les Printemps arabes, le moralisme diplomatique à géométrie variable de Nicolas Sarkozy et de son successeur s’est imposé dans la politique étrangère française, en particulier à l’égard de l’« axe chiite » (sous Sarkozy) et de la Russie (sous Hollande). Justifiées par le pilonnage et le siège d’Alep-Est par les forces de Bachar el-Assad et leurs alliés russes, les récentes hésitations et menaces de l’Exécutif français contre Vladimir Poutine en sont un exemple paroxystique, tandis que la France et ses alliés soutiennent clandestinement des rebelles islamistes en Syrie, et qu’ils appuient la « coalition arabe » qui bombarde avec des armes occidentales des milliers de civils yéménites depuis plus d’un an et demi – avec des conséquences humanitaires désastreuses. Cette diplomatie de l’indignation sélective est irrationnelle et contre-productive, pour ne pas dire irresponsable et contraire à nos intérêts nationaux, en ce qu’elle cherche à satisfaire en priorité les objectifs maximalistes de nos alliés pétromonarchiques, israéliens et américains, en particulier ceux des néoconservateurs. Nous pourrions la qualifier d’« émodiplomatie », une contre-politique étrangère de l’émotionnel qui nie le réel, et dont l’une des principales figures est la députée PS Élisabeth Guigou.



"Ça vous regarde" (LCP, 11 octobre 2016)

Régis Le Sommier face à Élisabeth Guigou : des vérités dérangeantes pour l’État français

Récemment, dans l’émission Ça vous regarde d’LCP, le grand reporter Régis Le Sommier s’est risqué à évoquer ouvertement la politique clandestine de la France en Syrie, suscitant l’indignation puis le déni de cette influente parlementaire. En effet, le directeur adjoint de Paris Match – qui revient d’Alep-Ouest en rapportant que sa population subit quotidiennement les attaques de l’opposition –, a déclaré durant cette émission avoir « du mal à comprendre avec le gouvernement français [ce que l’on] va chercher comme rebelles [à soutenir]. La plupart des rebelles modérés sont partis avec les Turcs [pour les] aider dans leur offensive contre les Kurdes », soulignant que les combattants retranchés à Alep-Est sont donc « essentiellement des islamistes ». Lorsqu’Élisabeth Guigou confirma ce fait, elle avança que la radicalisation des rebelles était due aux actions militaires du gouvernement syrien et de ses alliés. Régis Le Sommier lui répondit que ces opposants extrémistes étaient financés par « l’argent de l’Arabie saoudite et puis aussi aidés par les Français, quelque part. Voilà. Cette radicalisation, en leur donnant des armes en plus, en leur permettant de mener une lutte jusqu’au bout, on a quand même largement favorisé cette guerre civile syrienne, dont on est [co-]responsable, et dont on paye les conséquences avec le flux de réfugiés aujourd’hui ». Cette prise de position de Régis Le Sommier tranche avec les opinions de la majorité des journalistes français, qui désignent fréquemment Bachar el-Assad et ses alliés comme les principaux responsables du désastre syrien, et qui refoulent l’implication clandestine de l’État français et de ses alliés occidentaux dans ce conflit.

Manifestement indignée par ces propos, Élisabeth Guigou déplora inexplicablement que « l’on saute au Yémen ! » Régis Le Sommier lui répondit qu’il ne parlait pas du conflit yéménite, mais bel et bien de la guerre en Syrie, rappelant que « nos alliés » d’Arabie saoudite avaient « largement mis [leurs] mains dans la guerre civile syrienne en armant les rebelles, c’est une réalité ». Après s’être agacée du fait qu’on lui coupait la parole, Élisabeth Guigou démentit les arguments de Régis Le Sommier, en prétendant que l’État français n’« est pas là à chercher des [rebelles à aider], à soutenir un camp contre l’autre ; on est là à chercher la paix, et chercher la paix, on ne demande qu’une chose, c’est qu’il puisse y avoir à la fois un dialogue, mais un dialogue responsable, et qu’on arrête les bombardements, et qu’on ait un cessez-le-feu, et qu’on aille sortir ces malheureux [civils d’Alep-Est], et qu’on organise des couloirs humanitaires, et évidemment que les discussions (…) doivent aussi avoir lieu avec Monsieur Poutine, mais encore faut-il qu’il soit ouvert à la discussion, et malheureusement, malheureusement, ça ne se passe pas comme ça ».

Derrière le déni de Madame Guigou, le jeu trouble de la France vis-à-vis des rebelles en Syrie

Dans cet argumentaire, Élisabeth Guigou a omis quelques réalités dérangeantes qu’il semble nécessaire de rappeler. Tout d’abord, elle nia le fait que le gouvernement français appuie « un camp contre l’autre » dans le conflit syrien. Pourtant, François Hollande a lui-même reconnu en août 2014 qu’il avait ordonné à ses services d’armer ce qu’il nomma la « rébellion syrienne démocratique », malgré le risque avéré que ces armements tombent dans de mauvaises mains. En décembre 2015, l’auteur de ces lignes avait interrogé le député LR et ancien juge antiterroriste Alain Marsaud sur la politique clandestine de la France en Syrie. Ce dernier avait alors déclaré sans ambages qu’« il n’est pas sérieusement contesté qu’à un moment ou un autre l’État français a facilité les actions d’al-Nosra qui, je vous le rappelle, est une filiale d’al-Qaïda [en Syrie]. J’ai eu l’occasion de montrer à l’Assemblée Nationale des photos de combattants d’al-Nosra en possession de fusils d’assaut français. Il n’y avait bien évidemment aucune volonté du gouvernement français de voir mis en évidence une telle collaboration avec un groupe terroriste. Ainsi fut rejetée toute idée d’enquête parlementaire. » Récemment interrogé sur cette question, le député PS Gérard Bapt me confirma un « soutien clandestin de l’État français en faveur des différentes mouvances islamistes en Syrie, au regard de la porosité et de la proximité entre ces groupes alliés sur le terrain. Or, l’aide française aux rebelles en Syrie, et plus généralement le soutien occidental en leur faveur, se sont poursuivis y compris après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, pourtant revendiqués par al-Qaïda. »

En décembre 2012, le ministre des Affaires étrangères français Laurent Fabius relaya les arguments des alliés pétromonarchiques de la France, déclarant que le Front al-Nosra faisait du « bon boulot sur le terrain », alors que le Département d’État plaçait cette milice sur la liste onusienne des organisations terroristes. Cette démarche de la diplomatie américaine était en totale contradiction avec la politique clandestine de la CIA et de ses partenaires occidentaux et proche-orientaux, qui soutenaient depuis janvier 2012 le Front al-Nosra en Syrie, c’est-à-dire bien avant le déclenchement de l’opération Timber Sycamore au printemps 2013. Relayée par le journal Le Monde, cette déclaration stupéfiante du locataire du Quai d’Orsay sur le « bon boulot » de la branche syrienne d’al-Qaïda ne fut pas reprise dans la presse francophone. Elle avait été prononcée par Laurent Fabius alors que l’État Islamique d’Irak (EII), qui allait s’autoproclamer « califat » en juin 2014 après la prise de Mossoul, faisait partie intégrante d’al-Nosra. En avril 2013, cette organisation et l’EII décidèrent de se séparer à l’issue d’une importante rencontre entre commandants jihadistes. L’EII se rebaptisa alors « EIIL » (État Islamique en Irak et au Levant), et absorba la grande majorité des combattants, des armes, des munitions, de la logistique et des centres de commandement du Front al-Nosra dans le Nord de la Syrie. De ce fait, le soutien clandestin d’al-Nosra par les services spéciaux occidentaux et leurs alliés proche-orientaux a favorisé la montée en puissance du futur « État Islamique » dans le conflit syrien – un risque anticipé en 2012 par le Renseignement militaire du Pentagone (DIA).

En mars 2016, le magazine Marianne révéla que la direction de la prospective du Quai d’Orsay avait, dès octobre 2012, alerté le ministre des Affaires étrangères et l’Élysée sur le fait que l’Arabie saoudite et le Qatar finançaient les groupes extrémistes en Syrie – ce qui vient d’être confirmé par des propos d’Hillary Clinton rendus publics par Wikileaks. Dans une note qui fut ignorée par leur hiérarchie, ces experts du Quai d’Orsay soulignèrent que le « piège [venait] du Golfe », et que « nous [risquions] d’y tomber ». Finalement, à partir de 2014, plusieurs députés de l’opposition accusèrent le gouvernement français d’avoir soutenu le Front al-Nosra, rappelant qu’il s’agissait de la branche d’al-Qaïda dans le conflit syrien. Au vu de la gravité de ces allégations, on aurait pu s’attendre à un scandale national. Il n’en fut rien, les médias français n’ayant pas repris ces arguments. Présidente de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée Nationale depuis juin 2012, Élisabeth Guigou pouvait-elle ignorer ces politiques clandestines ? Contactée durant l’écriture de cet article, la députée n’a pas répondu à ma sollicitation.

Embargo en Syrie, guerre au Yémen, bataille de Mossoul : le moralisme français n’est pas crédible

Durant ce débat télévisé sur LCP, d’autres vérités dérangeantes ont été passées sous silence par Élisabeth Guigou. Cette dernière, à l’instar du gouvernement français, persiste à nier le réel et à mener une diplomatie moraliste et manichéenne qui met en péril nos relations avec la Russie, un acteur incontournable dans le conflit syrien, un important fournisseur de gaz pour l’Europe et une puissance nucléaire stratégique. Or, ce positionnement irrationnel nécessite d’entretenir l’illusion d’un État français irréprochable, donc de dissimuler le fait que le gouvernement soutient non seulement des islamistes en Syrie – comme nous venons de le rappeler –, mais également une guerre illégale frappant les civils yéménites depuis le printemps 2015, ainsi qu’une véritable guerre économique contre le peuple syrien. En effet, le site TheIntercept.com a récemment dévoilé un rapport interne de l’ONU démontrant que les sanctions unilatérales des pays de l’Union Européenne et des États-Unis contre la Syrie punissent collectivement la population. En effet, ces mesures bloquent ou complexifient l’accès aux médicaments, au carburant ou à des équipements susceptibles de réparer les infrastructures détruites par la guerre – dont les hôpitaux, les stations d’épuration ou les centrales électriques. Considérant la sévérité de ces sanctions approuvées par l’État français – qui d’après ce rapport perturbent grandement les opérations humanitaires de l’ONU et des ONG dans ce conflit –, les préoccupations du gouvernement vis-à-vis du sort de la population syrienne semblent toutes relatives.

L’implication clandestine de l’armée et des services de renseignement français dans la guerre au Yémen suscite la même impression déplaisante. En effet, comme l’a souligné Régis Soubrouillard en avril 2015, le Pentagone, la Direction du Renseignement Militaire (DRM) et la DGSE aident l’Arabie saoudite à planifier ses bombardements et à sélectionner ses cibles, notamment au moyen de renseignements satellitaires. Citant un article du Canard Enchaîné, mais ne mentionnant pas le rôle des Britanniques dans ce conflit, Régis Soubrouillard a rapporté que « les “militaires américains supervisent cette guerre en tant qu’associés”, (…) les opérations [étant] supervisées par le CENTCOM, qui pilote toutes les opérations américaines dans le Moyen-Orient et en Asie centrale. » Il ajouta que, « selon la lettre Intelligence online, “les services de renseignement français ont ouvert en grand les vannes des transferts de renseignement pour soutenir l’opération ‘Tempête décisive’ au Yémen. La Direction du Renseignement Militaire (DRM) et la DGSE ont ainsi reçu l’ordre express de l’Élysée de soutenir par tous les moyens l’offensive de Riyad contre les rebelles houthis ». La « coalition arabe » est donc une expression qui masque, intentionnellement ou non, le rôle central des gouvernements américain, français et britannique dans cette guerre aux conséquences humanitaires désastreuses – notamment en termes d’accès à l’eau potable.

En effet, comme l’a rapporté Amnesty International en février dernier, « j’ai été témoin de ce que les Yéménites endurent – voir des corps tirés des décombres à Sanaa ou des restes humains parmi les gravats jonchant le site d’une station d’épuration visée par une frappe aérienne à Hajja [,] ou assister à une réception de mariage qui se transforme en funérailles ». En janvier 2016, l’UNICEF expliquait que « les enfants représentent au moins la moitié des 2,3 millions de personnes déplacées de leur foyer, et au moins la moitié des 19 millions de personnes qui s’efforcent chaque jour de trouver de l’eau potable ; (…) Les services publics de santé, d’eau et d’assainissement ont été décimés et ne peuvent pas répondre aux besoins toujours croissants d’une population désespérée. » Ainsi, des millions de civils yéménites subissent les conséquences des bombardements massifs d’infrastructures civiles par la coalition « arabe ». Ces opérations militaires aggravent le manque chronique d’eau potable au Yémen, ce qui engendre des épidémies de maladies diarrhéiques et de choléra.

Le blocus de la coalition « arabe » et le pilonnage délibéré des fermes et de l’industrie agricole yéménites constituent également un problème majeur dans ce pays, « plus de la moitié des 28 millions de Yéménites [étant] à court de nourriture [, avec] les enfants (…) en première ligne ». Selon l’UNICEF, 3 millions de personnes ont besoin d’une aide alimentaire immédiate, et 1,5 million d’enfants souffrent de malnutrition. Avec la reprise des opérations de la coalition « arabe » en août dernier, il est difficile d’être optimiste sur l’issue d’une guerre totale qui, contrairement au conflit syrien, attire nettement moins l’attention des citoyens et des médias français. Or, selon le spécialiste du Moyen-Orient Mathieu Guidère, « le Yémen est en train de devenir une nouvelle Syrie ». Dans un tel contexte, le quasi-silence du Quai d’Orsay et de l’Élysée sur la guerre au Yémen est compréhensible, la France étant discrètement impliquée dans le soutien de la coalition « arabe » aux côtés de nos alliés américains et britanniques, tout en aidant clandestinement des rebelles islamistes dans le conflit syrien en coordination avec les principaux services secrets occidentaux et proche-orientaux. Parallèlement, la reconquête de Mossoul par les forces locales et les puissances de l’OTAN a été lancée le 16 octobre, l’ONU craignant « une crise humanitaire sans précédent » et de lourdes pertes humaines au sein de la population. Ces risques ne dissuadent aucunement l’État français d’engager notre armée dans ces opérations en Irak, tout en dénonçant des bombardements à Alep-Est qui ont pourtant le même objectif qu’à Mossoul : libérer une grande métropole d’une force d’occupation islamiste.

Face au risque d’escalade militaire globale, la lucidité diplomatique doit s’imposer

La France étant donc loin d’être irréprochable sur la scène internationale, il faudrait abandonner cette « émodiplomatie » qui n’est pas crédible, qui est souvent contraire à nos intérêts nationaux, qui accentue dangereusement les tensions Est-Ouest, et qui ne suffit plus à dissimuler l’engagement inavouable de l’État français dans des guerres par procuration au Yémen et en Syrie. Et si des « bavures » sont perpétrées par la coalition durant la bataille de Mossoul, nos partenaires russes – dont le Président a exhorté les forces occidentales à épargner les civils irakiens –, accuseront à leur tour la France et ses alliés de commettre des crimes de guerre, amplifiant les tensions et les risques d’escalade militaire entre grandes puissances au Proche-Orient, voire au-delà.

Par conséquent, les dirigeants français et européens ne doivent plus céder à la russophobie excessive qui s’est imposée à Washington, et ainsi faire preuve de lucidité diplomatique. Ils devraient donc s’opposer à toutes nouvelles sanctions contre la Russie, et tenter de trouver des solutions constructives avec nos partenaires du Kremlin – comme lors des négociations ayant abouti aux accords de Minsk II. Ne décourageant point les ambitions géopolitiques de Vladimir Poutine, les sanctions frappant l’économie russe depuis 2014 devraient être abandonnées, du moins par l’Union Européenne. Ce revirement diplomatique pourrait enclencher un processus de désescalade, qui semble impératif dans le contexte actuel. En effet, nous observons chaque jour des tensions exacerbées entre la Russie et l’Occident, à tel point que le Financial Times, le Spiegel ou le ministre allemand des Affaires étrangères nous mettent en garde contre un risque réel de guerre mondiale. Pour ne citer qu’une seule de ces sources, les propos du chef de la diplomatie germanique sont alarmants : « C’est une illusion de croire qu’il s’agit de l’ancienne guerre froide. Les temps actuels sont différents, plus dangereux. (…) Le danger d’une confrontation militaire est considérable. Ce danger n’a jamais été aussi important depuis des décennies, et la confiance entre l’Ouest et l’Est jamais aussi faible ». Lorsque l’on observe la situation géopolitique mondiale, ce constat se traduit dans les faits, et la Russie est en train de préparer activement sa population à cette sinistre éventualité. Est-ce donc le temps du moralisme, des hésitations et des menaces diplomatiques irréalistes ? On peut légitimement en douter.

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