Charlot ministre de la vérité
par Frédéric Lordon, le 22 février 2017 - Le Monde diplomatique
One of the best toy traffic lights ever manufactured
(l’un des plus beaux jouets représentant un feu de circulation jamais fabriqué).
Admettons-le : au début on n’a pas voulu y croire. Lorsque le 3 janvier on a entendu Samuel Laurent, « décodeur » en chef au Monde, annoncer « une innovation technologique (1) » conçue pour défaire la post-vérité, on s’est dit que c’était trop beau pour être vrai. Mais l’époque dispense sans compter, et il faut désormais tenir pour acquis qu’elle est capable de tout. La suite a prouvé combien. Il y a d’abord ce nom grotesque, Decodex, qui fait surtout penser aux collants bleus de Fantômas ou bien au manteau noir de Judex — et donne irrésistiblement envie d’avoir accès aux minutes du brainstorming, qu’on imagine quelque part entre Veritator, Orthofact et Rectifias. Il y a surtout une trouvaille dont on ne sait plus s’il faut l’assimiler au geste d’une performance artistique ou au comique du cinéma muet. Construire la machine à gifles et s’y attacher la tête dans l’ouverture, Buster Keaton ou Charlot n’auraient sans doute pas fait mieux. C’est que les génies du décodage se sont fabriqué pour longtemps des journées difficiles. Comme de juste, pas une des (nombreuses) traces de pneu de la presse « crédible » labellisée « vert » ne leur sera épargnée, immanquable avalanche dont les effets sur la santé nerveuse du chef décodeur sont déjà constatables sur les réseaux sociaux. Et chaque fois que le ministère de la vérité proteste de ses justifications doctrinales, c’est derechef pour faire tourner à plein régime la turbine à claques.
L’hôpital, la charité
Pour son malheur en effet, il n’est pas une de ses phrases qui ne puisse aussitôt lui être retournée. On se souvient de Katherine Viner, éditorialiste-philosophe de la post-vérité au Guardian qui, voulant faire porter le chapeau à Facebook, « conceptualisait » les « bulles de filtre » sans s’apercevoir que la définition qu’elle en donnait s’appliquait à merveille à la presse mainstream : un univers clos qui ne se nourrit que de pensée confirmante sans jamais ni accueillir ni faire entendre le moindre bruit contradictoire sérieux. Si Samuel Laurent est visiblement plus à son affaire dans le code que dans la théorie, ça ne l’empêche pas d’essayer lui aussi. Il aurait eu tort de se gêner, les produits de la ferme sont de première qualité : « Plus on est dans le domaine de la croyance et du religieux, plus c’est difficile de faire changer d’avis quelqu’un, parce qu’il y croit, il a basé sa structure mentale là-dessus (…) C’est compliqué de se battre contre des gens qui sont déjà convaincus (2) ». Et c’est tellement vrai.
La neutralité journalistique est au choix une ânerie sans nom ou une parfaite hypocrisie.
Par exemple, le type qui déclare avec un regard fixe un peu inquiétant que « Jean-Claude Juncker s’efforce de taxer les multinationales, de faire la chasse aux paradis fiscaux et d’avoir une gestion politique — comprendre de gauche — des politiques budgétaires » est clairement à jour de sa cotisation aux Raëliens ou bien s’est fait refiler du gâteau au shit par des Hare Krishna. Ici les analyses de Samuel Laurent n’ont jamais été si éclairantes : nous avons en effet à faire à quelqu’un « qui est dans le domaine du religieux, qui y croit, qui a basé sa structure mentale là-dessus ». Et il est bien certain qu’il ne va pas être facile de le ravoir, parce que celui-là, c’est peu dire qu’« il y croit ». Le problème est que le sujet à pupilles dilatées est directeur éditorial au journal Le Monde (3) qui lui tamponne régulièrement son bon de sortie — à vignette verte. Problème d’autant plus sérieux que le directeur de la maison de repos, en campagne pour les dragées Decodex, dit lui-même des choses à fort retour de manivelle : « Un site d’extrême-droite peut reprendre des vraies informations ou alors peut colporter de fausses informations, ou peut donner des visions extrêmement tendancieuses des faits (4) ». Ma foi c’est très vrai également, attention toutefois à la malice du jokari. Bien sûr on ne va pas assimiler le journal de référence à un site complotiste, mais enfin, littéralement parlant, « reprendre des vraies informations, en colporter de fausses, donner des faits des présentations extrêmement tendancieuses » est un énoncé susceptible d’un champ d’application passablement plus large que ne l’imagine le directeur du Monde.
Quand les autorités ne font plus autorité
Qu’un discours devienne à ce point instable par autoréférence devrait normalement inquiéter ses propres auteurs. Que la chose les laisse à ce point de marbre, et comme inconscients de la ruine qu’ils opèrent eux-mêmes de leur propre position a en tout cas valeur de symptôme. Mais symptôme de quoi sinon de ces époques finissantes qu’on reconnaît à l’enfermement de ceux qui prétendaient en être les guides, et ne mesurent plus ni à quel point ils ont rompu avec le reste de la société ni la portée de leurs propres paroles. De ce point de vue, il y aurait certainement lieu de mettre en rapport le geste involontairement comique du Decodex et la vomissure des économistes Cahuc et Zylberberg (5), l’un comme l’autre exprimant ce mélange d’incompréhension et de fureur des institutions de la doxa quand, médusées, elles contemplent pour la première fois la crise qui menace de les emporter. Spasme réactionnel commun des autorités qui découvrent qu’elles ne font plus autorité, le ministère journalistique de l’information vraie est mitoyen de la maison de correction épistémologique pour « négationnistes économiques ». Et dans l’un et l’autre cas, la même incompréhension stupéfaite du processus d’effondrement de leur légitimité, la même réaction à la fois autistique et autoritaire — précisément parce que les institutions de pouvoir ne connaissent pas d’autre conception qu’autoritaire de l’autorité. C’est pourquoi, exposées à la contestation, elles cèdent spontanément à une crispation fulminante accompagnée d’un serrage de vis pour tenter de reprendre en main ce qui est en train d’échapper. Ici nous vous apprendrons ce qu’est la vraie science, là la bonne information — et, croyez-nous, vous finirez par penser droit.
Le ministère journalistique de l’information vraie est mitoyen de la maison de correction épistémologique pour « négationnistes économiques »
On pourrait même pousser l’homologie plus loin car l’antinomie épistémologiquement indigente de la science et de l’idéologie, qui obsède les deux économistes partis, est formellement semblable à celle du journaliste et du militant dont le « décodage » fait l’axe de sa vision du monde. De même qu’aux uns il faudrait expliquer qu’il y a finalement trois sortes d’économistes : ceux qui ne s’aperçoivent même pas que leur « science » est de part en part imbibée de politique, ceux qui en ont conscience mais décident de camper dans la dénégation pour ne pas gâcher les profits symboliques de la science, ceux enfin qui aperçoivent que la présence de la politique dans la science sociale est sa condition nécessaire et qui cherchent au grand jour comment réguler les effets de cette présence, de même il faudrait expliquer aux autres que la neutralité journalistique est au choix une ânerie sans nom ou une parfaite hypocrisie.
Autant la discussion épistémologique, toujours dominée par le boulet de la « neutralité axiologique », est loin d’être close, autant on pensait en avoir fini depuis longtemps avec l’« objectivité du journalisme ». Il faut croire que non. Une heure d’émission (6), et presque de supplications, ne suffira pas pour obtenir de Samuel Laurent un début de vacillement sur ce sujet. Par exemple : pourquoi Fakir doit-il être en orange ? Parce qu’il « a un point de vue » : « Je suis désolé, Fakir parle d’un point de vue ».
Daniel Schneidermann, "Un journal peut-il être le juge de ses concurrents ?" "Ce que vos faites ce n'est pas de la critiques des médias, c'est de la labellisation." (Arrêt sur image, 10 février 2017)
« Dieu, le Monde, et moi »
Leibniz nomme « géométral » de toutes les perspectives le point de vue sur tous les points de vue, le point de vue suprême qui cesse d’être un point de vue particulier parce qu’il les synthétise tous. Le géométral, c’est le point de vue de Dieu. Ou, donc, du Monde. C’est bien connu : Le Monde n’a pas de point de vue. Il n’est pas l’organe officiel de la mondialisation, de l’Europe libérale, de la réforme indéfinie, et de l’entreprise-qui-crée-l’emploi — ou s’il l’est, il n’est que le porte-parole de la nature des choses. Et quand, de temps à autre, admettons-le, des « opinions » s’y font entendre, c’est dans les pages spéciales des éditoriaux, des chroniques et des tribunes, hermétiquement séparées du reste du journal voué, lui, aux faits vrais et à l’information neutre.
Si, comme le disait Marx, les structures sociales se réalisent dans des personnes particulières, il n’est pas interdit de prendre la mesure du fait général de la labellisation de l’information, non seulement par ce qu’en dit l’un de ses plus signalés représentants, mais aussi par ce qu’il dit de lui-même, l’accord parfait d’une complexion singulière à la structure d’ensemble permettant d’éclairer la structure d’ensemble par la complexion singulière. On touche donc probablement au fond des choses (et peut-être en les deux sens du terme) lorsque, interrogé sur les ressorts de sa vocation journalistique, le chef décodeur hésite un instant avant de répondre finalement qu’elle doit tout à « la passion des faits (9) ». La passion des faits… Des faits en général, sans autre précision. Des faits en tant que faits. Réponse philosophiquement vertigineuse, porteuse de tout un rapport au monde social et à la politique (peut-être au monde tout court d’ailleurs), qui laisse aussi dans un grand désarroi car on voit bien que, même en prenant le sujet avec patience et longueur de temps, on n’y arrivera pas, on ne lui fera pas lâcher, puisque tout s’en suit avec une parfaite logique : il y a « les journalistes » (qui n’ont pas de point de vue) et il y a « les militants » (qui en ont un). Les premiers sont donc par essence respectueux des faits et les seconds portés à les distordre. Au Monde, on n’est pas des militants, d’ailleurs — textuellement — « je n’ai pas de démarche militante ». Et puis encore : « Je ne suis pas militant, je suis journaliste. Et être journaliste, c’est expliquer le monde tel qu’il va ». Sentiment de vertige au spectacle de cet abysse. On se rattrape en imaginant qu’il suffirait, par amusement, de suggérer au « journaliste » qu’il est « un militant des faits » pour qu’une erreur-système de force 7 lui grille aussitôt tous les circuits.
À l’intersection de l’évaluation et de la démocratie pastorale
Il y a comme une loi de proportionnalité du monde social qui justifie la critique en rapport avec l’importance des positions de pouvoir et des prétentions qui s’y expriment. C’est que la détention d’un pouvoir exorbitant conduit nécessairement à questionner la légitimité des détenteurs, et qu’en l’espèce on est conduit à se demander comment des pouvoirs aussi considérables se sont trouvés remis à des individus aussi insuffisants. La pédagogie généralisée de l’information vraie ne pouvait donc manquer de faire revenir la bonne vieille question de Marx de savoir qui éduque les éducateurs. On se dit d’abord que la croyance forcenée en un journalisme vierge de point de vue et riche seulement de faits devrait suffire à interdire l’accès à la profession. On se demande ensuite ce qui se passe dans les écoles de journalisme pour qu’on en laisse sortir des « diplômés » dans cet état. Sont-elles toutes sinistrées à ce point (ou n’y en a-t-il pas une ou deux qui résistent) ? À quel effondrement président-elles ? La dégradation intellectuelle du journalisme est-elle si avancée que le laisse entrevoir l’aval enthousiaste donné à la philosophie du Decodex jusqu’au plus haut niveau du « quotidien de référence » ?
« Quand un patron parle, c’est de l’économie, quand un syndicaliste parle, c’est du militantisme »
« Nous proposons de l’aide, nous n’imposons rien à personne, on est là pour aider » murmure doucereusement M. Fenoglio, directeur du Monde (10), dont on se demande s’il y croit vraiment — le pire étant qu’on ne peut pas l’exclure —, ou s’il ne fait que retourner à ce lieu commun de la réponse médiatique à la critique des médias : la dénégation, spécialement celle de tout magistère. « On n’est pas là pour dire le journalisme qu’il faut faire (11) » n’hésite pas à surenchérir son Décodeur en chef… dans le moment même où il distribue souverainement les labels de bon et de mauvais journalisme.
La dénégation du magistère médiatique, dont on ne sait plus si elle procède d’une parfaite hypocrisie ou d’une inconséquence sans fond, va cependant devenir une gageure avec le déploiement de procédés aussi épais que le Decodex. C’est que la machine à gommettes occupe pile ce lieu monstrueux où se rencontrent la pathologie néolibérale du rating et la conception tutélaire de la démocratie. Il y aurait beaucoup à dire sur le geste qui conduit, sans visiblement qu’il en ait conscience, Le Monde à épouser cette pratique néolibérale entre toutes de l’évaluation généralisée — des autres. Comme on sait, née dans la finance, la pratique de l’évaluation est en voie de coloniser toutes les sphères de la vie sociale, organisant par là leur soumission à la logique d’une société de marché de part en part régie par le principe de concurrence. On évalue les chauffeurs de VTC, les appartements de location, les toilettes d’aéroport, et sans doute bientôt les dîners entre amis — le « code couleur », cette tragédie de la couleur que même la plus fertile imagination dystopique n’aurait pas pu anticiper. Voilà donc que Le Monde distribue des couleurs à l’information comme d’autres aux apports nutritionnels ou aux pots d’échappement. Le Monde est bien le journal de ce monde.
Il l’est par tous les bouts, spécialement par celui qui conçoit la démocratie comme le préceptorat éclairé des « élites », heureusement présentes pour indiquer aux sujets la juste couleur des choses. Dans cette conception pastorale de la démocratie, les bons bergers conduisent le troupeau du peuple. Ils lui montrent la bonne herbe à brouter (la verte) et puis le bon chemin du retour à l’enclos. Les pouvoirs du néolibéralisme croient se rendre acceptables en se donnant la forme de la pédagogie généralisée. Mais c’est une grave erreur. Prétendre dicter aux gens ce qu’ils doivent considérer, et puis ce qu’il leur faut en penser, devient rapidement odieux même assisté de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Normalisation de fer
Et cependant, la rubrique Décodeurs n’en finit plus de proliférer : d’abord une parmi d’autres, puis devenue le joyau de la couronne, elle s’est maintenant assurée la participation au magistère général du Monde puisqu’il lui est permis d’engager toute l’autorité du titre pour déclarer ce que vaut l’information des autres (on a compris qu’au jeu de l’évaluation, le truc est de se situer toujours du côté des évaluateurs).
Qui ne voit qu’elle conquerra le journal en son entier, destiné à devenir une gigantesque entreprise de labellisation politique, terminus dont l’étape décisive a déjà été franchie en fait, comme l’atteste cet article sidérant, intitulé « 20 propositions répétées par les candidats de gauche et (quasiment) inapplicables » (12), les parenthèses témoignant d’un ultime reliquat de décence, sur la longévité duquel on ne parierait pas un kopeck. On y voit sous la plume de trois décodeurs émérites, dont un venu de BuzzFeed, un analyste de première force connu pour son aptitude à fact-checker les sous-vêtements abandonnés dans les jardins de l’Assemblée (13), on y voit donc les propositions des candidats de la primaire de gauche étiquetées les unes après les autres : « compliqué », « flou », « contradictoire », « incertain », « risqué », « pas très utile », « douteux », « improbable », toutes mentions accompagnées comme il se doit de leurs cartouches-couleurs.
Pourra-t-on faire comprendre que le problème ici n’est pas tant de livrer des jugements sur les propositions politiques — c’est peut-être là la fonction première de la presse —, mais de les livrer dans une rubrique supposément consacrée aux vérités de faits et sous la forme du rating en couleur, ceci pour ne pas même parler du sentiment qu’inspirent ces géants de la pensée faisant tomber leurs verdicts souverains en quelques phrases lapidaires du haut de leur Olympe intellectuel. Il est d’ailleurs préférable de mettre ce sentiment de côté, et les envies concrètes qu’il inspire aussitôt, pour regarder plutôt la disposition politique révélée par ces avis autorisés.
Par exemple, la proposition « Refaire les traités européens » s’attire la mention : « compliqué »… Ce qui n’est pas faux en un sens. Malheureusement, c’est tellement vrai que c’en est complètement idiot. Et c’est tout un rapport à la politique qui s’exprime dans cette parfaite idiotie. Il est exact en effet, mais trivialement, que faire pour de bon de la politique, c’est-à-dire entreprendre de modifier l’ordre des choses en ses structures, celles de la finance, du commerce international ou de l’Europe, c’est « compliqué »…, sans qu’on voie très bien ce que ce commentaire d’expert ajoute sinon de révéler le fond grumeleux de sa vision politique qui est de dissuader. Dissuader de rien changer, dissuader de faire de la politique, c’est le lieu naturel de la dépolitisation par le fact-checking, qui croit d’abord pouvoir s’aménager son domaine propre, celui des faits purs, mais finira par y dissoudre toute politique, labellisée selon sa conformité ou sa distance au « réel des faits ». Toute politique transformatrice y recevra donc, mais par définition, le rouge, à l’image de la proposition d’établir la parité hommes-femmes à l’Assemblée, déclarée par les experts… « contradictoire » ! Contradictoire pourquoi ? Parce qu’elle supposerait (en effet) de modifier le mode de scrutin — et par là « contredit » l’état actuel du mode de scrutin. Et voilà toute la question : comment penser l’idée de modification, dans une ontologie politique des faits qui, par définition cherche à ramener toute politique au règne de la « réalité vraie » conçue comme l’inaltérable ? De là, « logiquement », que toute entreprise politique de modifier soit par nature « contradictoire ».
La vérité du Decodex
On se plaît cependant à imaginer quels labels auraient reçus des propositions comme « fluidifier le marché du travail », « alléger une fiscalité excessive », ou « ramener la dette sous les 60 % du PIB »… « Nécessaire » ? « Réaliste » ? « Pragmatique » ? « Urgent » ? Et c’est alors un autre visage du Decodex qui apparaît, non plus bouffon mais grimaçant. Pour savoir où finissent les entreprises de ce type il suffit d’observer la trajectoire des précurseurs. En décembre 2016, le Washington Post propose déjà un plug-in, mais lui destiné seulement à colorier les tweets de Donald Trump (14). Courageux mais pas téméraire, le Washington Post s’en tient aux tweets de la Bête — du gâteau —, mais laisse faire le reste du sale boulot par des officines qu’il se contente d’encourager à distance.
Dans un article de novembre 2016, il apporte ainsi tout son appui aux « révélations » d’un site anonyme — PropOrNot — auto-missionné pour traquer l’infestation par la propagande russe (15). Pas moyen d’avoir la moindre information sur l’identité de ces éradicateurs qui opèrent avec la transparence d’une flaque de mazout. Rien pourtant qui puisse effrayer le Post, l’essentiel n’est-il pas que les propagateurs de désinformation russe soient mis à l’index — la transparence, c’est pour les autres. Mais la liste de PropOrNot n’est qu’en apparence un enfer russomane, dont Glenn Greenwald, effaré, donne le véritable principe (16) : marquer d’un sceau d’infamie tout ce qui sort, par quelque côté, de l’intervalle du raisonnable, délimité d’un côté par Hillary Clinton, de l’autre par Jeb Bush, toute dissidence étant alors présentée, sans la moindre preuve sérieuse, comme émanation des intérêts russes. On y trouve des sites de gauche critique comme Naked capitalism, et d’autres de la droite ultra ou libertarienne aussi bien, dont il est peu probable que Greenwald partage leurs vues mais qu’il n’accepte pas de voir blacklistés selon des procédés dont il n’hésite pas à dire qu’ils sont ceux du maccarthysme même. Voilà à quelle entreprise d’épuration le rédacteur en chef du Post, Marty Baron, donne aussitôt son aval enthousiaste sur Twitter… avant de faire machine arrière devant la levée de boucliers et d’ajouter une note de distanciation alambiquée en tête de l’article originel.
Nous avons donc la séquence-type : étiquetage à la truelle idéologique en espérant que ça passera, éventuel scandale sur les réseaux sociaux, possibilité du rétropédalage. Cas Fakir : « En regardant un peu mieux… on aurait pu le mettre en vert… (17) ». « En regardant un peu mieux », voilà comment Decodex exerce son pouvoir de labellisation : d’un œil parfois distrait. Il n’est pas requis d’endosser intégralement le blog Les Crises d’Olivier Berruyer pour trouver indigne, et surtout symptomatique, le traitement qui lui a été réservé — lui n’aura pas droit aux mêmes indulgences. Tiré de justesse de l’enfer (rouge), dans un geste d’ostensible mauvais-vouloir et consenti sous pression, il n’est pas près de sortir du purgatoire (orange), et pour des queues de cerise avec lesquelles Le Monde et son Decodex pourraient peut-être redouter la comparaison. Au demeurant, on voit très bien pourquoi : il coche toutes les mauvaises cases : contre la finance, pour la sortie de l’euro, pas décidé à gober sans examen les discours sur la Syrie, donnant la parole à Todd, pour qui le journal Le Monde est devenu de longue date un problème pour la démocratie — il a raison.
Reconduit à une suspicion d’idéologie, Samuel Laurent proteste avec le sentiment de la dignité scandalisée : « Nous ? On a une idéologie ? C’est quoi notre idéologie ? (18) ». Et c’est toute l’ambivalence du Decodex qui apparaît alors, objet hybride aux facettes formidablement contrastées, par-là malaisé à saisir, entre normalisation idéologique de fer et sous-doués en liberté — Charlot ministre de la vérité. On rit beaucoup d’un côté, mais de l’autre c’est assez sérieux, et en fait très inquiétant.
Côté sous-doués en tout cas, on comprend que ces gens-là sont perdus, et que les conditions d’un commencement de dessillement n’existent même pas. Dans un ultime retournement involontaire contre elle-même, la philosophie du Decodex révèle ce qu’elle est… en vérité, et pousse l’ironie jusqu’à permettre de le dire dans ses propres termes : un enfermement dans la croyance. La croyance au géométral suprême, la croyance d’un en-dehors de l’idéologie, c’est-à-dire finalement d’une idée possible de la politique hors de la politique — pour le coup : « contradictoire ». C’est tellement consternant qu’on est tenté de se demander s’il ne reste pas dans un coin au Monde quelques personnes qui n’ont pas complètement oublié ce que c’est que la politique, et qui n’ont pas secrètement un peu honte de ce qui est en train de se passer dans leur propre journal, de ce naufrage intellectuel, avalisé jusqu’au sommet de la direction : le règne des data et de l’algorithme, de la politique abandonnée à des illettrés politiques, où le néant de pensée se trouve le remplissage de substitution des lignes de code.
La presse, contre-contre-pouvoir ?
Et l’on s’étonne après ça que le trumpisme prolifère. C’est que lui au moins fait de la politique. De la politique folle, assurément, mais de la politique, que ses électeurs perçoivent d’ailleurs parfaitement comme telle, raison pour quoi ils la sollicitent avec véhémence. Et c’est cette politique puissamment assertive que l’anti-politique du Decodex imagine rectifier ? Plaise au Ciel qu’elle n’accélère pas tous les processus, ce qu’il y a en fait tout lieu de craindre puisque, envahie par la pensée décodeuse, la presse de référence se condamne non seulement à ne rien comprendre des problèmes de l’époque mais, quand elle les entrevoit, à y apporter la pire des réponses : la réponse du rehaussement magistral à ceux qui n’en peuvent plus des magistères, et de la dépolitisation à ceux qui réclament à cors et à cris qu’on refasse de la politique — ceci pour faire faire encore quelques tours de roue à la carriole de la politique unique. Aussi le déploiement à grand fracas du barnum anti-fake news, anti-post-vérité et pro-nunc-vérité, a-t-il pour fonction première de maintenir, en temps de contestation, le balisage idéologique du champ, le contrôle des accès, la disqualification de toute différence politique (de gauche), c’est-à-dire la ligne de fer : celle de la non-idéologie, gardiennée, la casquette au ras du sourcil, par les factionnaires du Decodex.
Lire aussi David Garcia, « Dans les Yvelines, le clientélisme au quotidien », Le Monde diplomatique, février 2017. Que le journalisme commence avec l’établissement de faits et la dénonciation des contre-vérités flagrantes, c’est une telle évidence qu’on se demande comment des titres ont cru y voir le motif d’une rubrique spéciale, en excès de leur habitude ordinaire qui prescrit pourtant depuis des lustres cette exigence presque constitutive de procéder à des vérifications élémentaires. Ceci d’ailleurs pour des raisons qui sont vieilles comme la politique : sitôt qu’ils ne sont plus surveillés comme le lait sur le feu les pouvoirs mentent, les institutions mentent, l’État ment. Le mensonge leur est constitutionnel, comme à toutes les institutions autonomisées, toujours tendanciellement portées à oublier ce qu’était leur fonction première, pour ne plus vivre que pour elles-mêmes. Hormis quelques incertaines régulations institutionnelles, seule la coercition de l’information publique peut les tenir à un minimum de respect de la vérité. Que le procureur de Pontoise trouve d’abord à dire qu’Adama Traoré est mort de complications infectieuses, ou l’IGPN que le viol de Théo n’en est pas un mais une inadvertance, ceci n’est pas un accident mais la vérité des pouvoirs institués. Et c’est bien dans le rapport de force, contraints par l’opiniâtreté d’une volonté de dévoilement, que les pouvoirs finissent par cracher le morceau, et là seulement.
La presse est en principe le lieu de cette volonté — en principe car elle-même, devenue pouvoir institutionnel, entretient (mais depuis si longtemps…) des liens troubles avec les autres pouvoirs institutionnels, ceux du capital et de l’État notamment, dont elle passe souvent les plats avec une étonnante décontraction, employant maintenant surtout son énergie à contrer les contre-pouvoirs (et pensant se refaire une virginité de temps en temps avec un Lux Leaks ou une affaire Fillon, péripéties à grand spectacle, opportunément venues pour mieux faire oublier l’ombre dans laquelle on laisse d’habitude les fonctionnements réguliers du système). Au passage, Pierre Rimbert rappelle dans « Les chauffards du bobard » (19) que quand la presse officielle fait dans le fake, elle n’y va pas avec le dos de la pelle, ni ne mollit à la taille des enjeux : au bout du mensonge, il y a parfois des guerres, des bombes et des morts par milliers.
Toujours plus du même !
Que débusquer les contre-vérités soit d’une urgence particulière dans une époque de dérèglement où certains hommes politiques commencent à tenir des discours dont la qualification hésite entre le mensonge hors de proportion et l’accès délirant quasi-clinique, c’est aussi une évidence, mais qui aurait dû appeler de tout autres réactions que le magistère, ou le ministère, de la vérité. Non pas tant, on l’a vu, parce que les instances décodeuses bobardent aussi souvent qu’à leur tour, mais parce qu’il est rigoureusement impossible que pareille situation passe par le seul effet des sermons de vérité et sans l’analyse des causes politiques qui l’ont fait advenir.
Il n’est pas certain d’abord que les engouements de la crédulité, et leur résistance même aux infirmations les plus éclatantes, soient une nouveauté historique. La survivance du monde en 2013 n’a pas désarmé les apocalyptiques qui annonçaient sa fin en 2012, et n’était que le prolongement d’une série qu’on ne saurait où faire remonter. Et si la rumeur de la pizzeria Comet Ping Pong à Washington (20) a prospéré sur les réseaux sociaux, celle d’Orléans, de cinquante ans antérieure, s’en est fort bien passée. Plutôt que dans l’égarement essentiel du bas peuple, où les élites le situent spontanément, il se pourrait donc que le dérèglement contemporain trouve l’une de ses origines dans l’effet de légitimation, et par suite de libération, que lui donne l’engagement sans frein de certains hommes politiques dans le discours de l’énormité — on pense à Trump évidemment, mais nous aurons bientôt les mêmes à la maison, si nous ne les avons pas déjà.
Mais comment cette irruption de l’énormité au sommet même de la politique est-elle devenue « d’un coup » possible ? Si brutal soit-il, il n’y a pas d’événement qui n’ait été préparé de longue date. Il faudra bien alors que la presse officielle, la presse qui n’a pas d’idéologie, s’interroge sur sa contribution aux cumuls de longue période qui ont fait déjanter des groupes sociaux entiers et aménagé une place pour un « parler énorme », une place que nécessairement quelqu’un viendrait occuper. En réalité, non pas pour un « parler énorme » en soi, mais simplement pour un « parler autre », à qui, du seul fait qu’il soit autre, on ne tiendrait pas rigueur que par ailleurs il soit énorme.
Sitôt qu’ils ne sont plus surveillés comme le lait sur le feu les pouvoirs mentent, les institutions mentent, l’État ment. Seule la coercition de l’information publique peut les tenir à un minimum de respect de la vérité
On ne sait plus comment dire sans radoter qu’il n’y a plus de démocratie là où il n’y a plus de différence significative, là où se trouve proclamée une one best way sans alternative, telle qu’on peut alors, par exemple, l’inscrire dans des traités européens inamovibles, ou telle que des labellisateurs-sans-point-de-vue viennent la certifier « sans point de vue ». La politique sans point de vue étant l’équivalent dans son ordre de l’immaculée conception, il est fatal que vienne tôt ou tard quelqu’un qui rappelle que même pour faire Jésus il faut papa dans maman, c’est-à-dire qui réaffirme un point de vue, et par là s’obtienne une reconnaissance immédiate, presque un immense soulagement, de pans entiers de la population qui suffoquaient d’avoir été si longtemps privés de respiration politique. C’est sans doute un air chargé de miasmes qu’ils respirent à nouveau, mais à leurs yeux c’est au moins de l’air, et pas le gaz inerte des zombies du fact-checking et de leurs chefs.
Les responsables du désastre qui vient, ce sont eux. Ils avaient pour mission de faire vivre la différence et ils ont organisé le règne du même, l’empire labellisé de l’unique. Maintenant que la forteresse est attaquée par tous les bouts, plutôt que de commencer à réfléchir, ils se sont payé des épagneuls. Et pendant que les cabots aboient, les maîtres, croyant avoir la paix, mouillent leur linge de bonheur à l’idée de Macron, mieux encore : d’un deuxième tour Macron-Le Pen — dont ils sont tellement sûrs que le têtard sortirait vainqueur qu’on peut bien pousser les feux pour le plaisir du spectacle. Pendant ce temps l’illuminé qui a dû prendre la foudre en passant la porte de la banque Rothschild, un autre Jésus mais à moitié cuit celui-là, les enchante avec ses évangiles Harlequin « ni droite ni gauche » ou bien « et droite et gauche », la formule même de l’asphyxie politique. Voguons donc avec entrain vers un deuxième tour tant espéré, qui ne nous laissera que le choix de la candidate de l’extrême-droite et du candidat qui fera nécessairement advenir l’extrême-droite — avec les compliments de la presse de la vérité.
Frédéric Lordon
Lire aussi « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? », 22 novembre 2016.
(1) Quotidien, TMC, 3 janvier 2017.
(2) Id.
(3) La citation précédente était extraite de : Arnaud Leparmentier, « Le traité de Rome entre anniversaire et requiem », Le Monde, 21 décembre 2016.
(4) Jérôme Fenoglio, « L’instant M », France Inter, 31 janvier 2017.
(5) Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, et comment s’en débarrasser, Flammarion, 2016. Lire Hélène Richard, « Théorème de la soumission », Le Monde diplomatique, octobre 2016.
(6) « Decodex : “on s’engage dans une guerre contre les fake news” », Arrêt sur Images, 10 février 2017, avec Samuel Laurent, François Ruffin et Louise Merzeau.
(7) Ibid.
(8) Cité par François Ruffin, ibid.
(9) Ibid.
(10) Jérôme Fenoglio, « L’instant M », France Inter, 31 janvier 2017.
(11) « Decodex : “on s’engage dans une guerre contre les fake news” », Arrêt sur Images, 10 février 2017.
(12) Maxime Vaudano, Damien Leloup, Adrien Sénécat, Syrine Attia et Lucas Wicky, lemonde.fr, 19 janvier 2017.
(13) Adrien Sénécat, « Mais comment ce slip est arrivé dans les jardins de l’Assemblée ? », BuzzFeed News, 26 janvier 2016.
(14) Philip Bump, « Now you can fact-check Trump’s tweets – in the tweets themselves », Washington Post, 19 décembre 2016.
(15) Craig Timberg, « Russia propaganda effort helped spread fake news during elections, experts say », Washington Post, 24 novembre 2016.
(16) Glenn Greenwald et Ben Norton, « Washington Post disgracefully promotes a McCarthyite blacklist from a new hidden and very shady group », The Intercept, 26 novembre 2016.
(17) Samuel Laurent, in « Decodex : “on s’engage dans une guerre contre les fake news” », Arrêt sur Images, 10 février 2017.
(18) Id.
(19) Le Monde Diplomatique, janvier 2017.
(20) Une rumeur propagée sur Internet a accusé Hillary Clinton de diriger un réseau pédophile depuis la pizzeria Comet Ping Pong…
* * *
Critique des médias, vingt ans après
par Pierre Rimbert, décembre 2016 - Le Monde diplomatique
Il y a tout juste vingt ans, le sociologue Pierre Bourdieu lançait Liber - Raisons d’agir, une maison d’édition dont deux titres — le sien, Sur la télévision (1996), et celui de Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde (1997) — analysaient les effets délétères d’un journalisme de marché rongé par les connivences, le panurgisme et la précarité. Leur succès ancra dans le débat d’idées français une critique radicale des médias cultivée de longue date dans les colonnes du Monde diplomatique ; il suscita la fureur des chefferies éditoriales et la sympathie des rieurs.
Deux décennies plus tard, ce mouvement longtemps marginal a convaincu un large public, avec l’aide involontaire d’éditocrates toujours plus arrogants. Mais il a échoué à trouver dans le monde politique et syndical le levier d’une transformation concrète. En roue libre, les dirigeants de médias et leurs actionnaires continuent de mutiler l’information au point de rendre le journalisme haïssable. « Sous ce joug mortifère, écrit Aude Lancelin dans Le Monde libre (1), la presse deviendrait un jour le seul commerce à s’être éteint d’avoir obstinément refusé de donner à ses lecteurs ce qu’ils avaient envie de se procurer. »
« En lisant ton papier, je me suis régalé »
Ancienne directrice adjointe de L’Obs, chargée notamment des pages « Idées », l’auteure a été licenciée en mai dernier pour avoir franchi sur la gauche la ligne du juste milieu juppéo-macronien tenue par l’hebdomadaire (2). Son ouvrage écrit à la dague dépeint l’arrière-plan de cette éviction et brosse un portrait de groupe du journalisme intellectuel qu’on croirait inspiré du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Racheté en 2014 par les actionnaires du groupe Le Monde, MM. Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, regroupés au sein du holding Le Monde libre, le vénérable Nouvel Observateur fondé un demi-siècle plus tôt devient L’Obs et adopte un nouveau management destiné à usiner à moindre coût le même libéralisme molasson.
Auparavant, raconte Aude Lancelin, la pensée tiède coulait sous la plume de chefs de service puissants, bercés d’illusions littéraires et cultivant des rapports de flagornerie. « Au lendemain de la parution du journal, le flatteur devait prendre un air extatique pour s’adresser à son confrère en disant : “En lisant ton papier, je me suis régalé.” À quoi le flatté se devait de répondre, aussi empourpré que son teint le lui permettait : “Venant de toi, cela me fait particulièrement plaisir.” Avec le nouveau directeur-manager, cette page-là de l’histoire des mœurs était refermée. » Angoissé par l’écriture, le dirigeant nommé par les nouveaux actionnaires, Matthieu Croissandeau, s’épanouit en revanche dans les voyages pour annonceurs publicitaires, les croisières pour lecteurs à la retraite et les « coûteuses séances de coaching, comportant certains jeux de rôles déshonorants », auxquelles il a inscrit d’office les hiérarques du journal.
Au sein de l’hebdomadaire qui publia naguère Jean-Paul Sartre, les idées circulent au gré des sens interdits et des passages obligés dont Lancelin cartographie l’immuable labyrinthe. À l’aversion des pères fondateurs, Jean Daniel et Claude Perdriel, pour la critique radicale répond le culte voué aux « amis du journal », au premier rang desquels trône Bernard-Henri Lévy. Les directeurs successifs, écrit l’auteure, « rampaient littéralement devant lui. À coups de bristols complices envoyés par coursier, de flatteries soigneusement calculées, de cajoleries téléphoniques à peine vraisemblables et de luxueux déjeuners au Ritz, ce philosophe Potemkine (…) avait obtenu leur complaisance pour mille ans ». Cette affinité élective cristallise le fonds commun idéologique qui unit autour du Parti socialiste les fractions dominantes du monde intellectuel, journalistique et politique depuis la fin du XXe siècle : au-delà du folklore, « il y avait la promesse de pouvoir continuer à être de gauche sans jamais se placer aux côtés du peuple ».
« Club Méditerranée de la culture »
Choses vues à l’intérieur et désormais analysées de l’extérieur : toute l’année, les directeurs de L’Obs, du Point et de Marianne (où l’auteure exerça des responsabilités éditoriales entre 2011 et 2014) « faisaient mine de s’empailler sur les tréteaux comme des marionnettes batailleuses ». Puis ils « passaient tous leurs Nouvel An à festoyer ensemble ». Leurs convergences fondamentales rendent ces individus parfaitement interchangeables : Franz-Olivier Giesbert dirigea alternativement Le Nouvel Observateur et Le Point, Laurent Joffrin Libération et Le Nouvel Observateur, cependant que Renaud Dély pouvait, comme Jacques Julliard, passer de L’Obs à Marianne. « La proximité entre tous ces personnages, lorsqu’elle vous était révélée, donnait le sentiment puissant que la presse, sous son apparence de diversité, n’était qu’une même nappe phréatique de certitudes communes, d’intérêts puissamment liés, de visions en réalité semblables, qui prenaient le soin de se partager en différents fleuves dans les kiosques seulement pour les besoins du commerce et l’amusement de la galerie. » Démonstration par l’absurde de la prééminence de la logique marchande sur celle des idées : Le Point ne résistera pas au plaisir d’enfoncer son concurrent en célébrant sans retenue l’ouvrage d’Aude Lancelin, qui pourtant reproche à L’Obs sa dérive droitière.
C’est à ces logiques industrielles et à leurs maîtres d’œuvre que s’intéresse Laurent Mauduit. Dans Main basse sur l’information (3), le cofondateur en 2008 du site Mediapart décrit l’« asservissement » des grands médias français à une poignée d’oligarques multimédias (voir « Le pouvoir médiatique en France »). Sur un ton indigné parfois un peu surjoué, l’auteur détaille les méthodes et les parcours de MM. Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Xavier Niel ou Bernard Arnault. « Ces patrons, manifestement ivres de leur pouvoir, envisagent des censures qui, en d’autres temps, auraient été plus discrètes » — comme celle d’un reportage de Canal Plus qui égratignait un partenaire de M. Bolloré, le nouveau propriétaire.
S’offrir un média national, même croulant sous les dettes, revient à emprunter la voie rapide vers le champ du pouvoir. Comme le notent Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette dans leur enquête sur le parcours industriel de M. Niel au sein de l’industrie des télécoms, « depuis 2010 et le rachat du quotidien de référence Le Monde, ces politiques tenus en faible estime lui mangent dans la main. On lui prête suffisamment d’influence pour changer le cours d’une élection, et il peut désormais appeler chaque membre du gouvernement sur son portable en cas de besoin (4) ».
Ce tableau d’ensemble, estime Mauduit, « n’est pas sans rappeler les temps sombres de l’entre-deux-guerres, quand la plupart des grands journaux, propriété de l’une ou l’autre des “deux cents familles”, versaient dans la vénalité ou l’affairisme ». Est-il vraiment besoin de remonter aussi loin ?
La transformation des rapports entre la presse, le pouvoir, l’argent et les intellectuels dont Aude Lancelin subit les effets tardifs s’amorce dès les années 1980. Le Nouvel Observateur, que Bourdieu qualifiait de « Club Méditerranée de la culture », accompagne alors à grand bruit le tournant libéral des socialistes (5). Plus près de nous, Le Monde des années 1995-2005 rassemble déjà les ingrédients constitutifs de la presse d’industrie qui désormais scandalise Laurent Mauduit. Un trio indissociable composé d’Edwy Plenel, directeur de la rédaction et directeur adjoint de l’entreprise, d’Alain Minc, président du conseil de surveillance, et de Jean-Marie Colombani, directeur de la publication, préside alors aux destinées du quotidien vespéral. Ils changeront le journal en groupe de presse, feront entrer des industriels au capital, se rapprocheront de Lagardère (copropriétaire de sa filiale numérique Le Monde interactif), noueront un partenariat avec Bouygues.
Un basculement qui vient de loin
Sur la chaîne LCI, filiale de TF1, Edwy Plenel, futur cofondateur de Mediapart, anime chaque semaine pendant une décennie « Le Monde des idées », une émission de promotion littéraire où défilent les « amis » du journal comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pierre Rosanvallon (6). Pour parfaire la fusion de la finance et de l’information, le trio décide même en 2001 l’entrée en Bourse de la SA Le Monde, un projet finalement abandonné en raison de l’effondrement des marchés. Dans l’entreprise, un management plus que rugueux brise ou écarte les gêneurs. En septembre 2003, le journaliste Daniel Schneidermann est sèchement licencié pour avoir publiquement critiqué la manière dont le trio dirigeant a tenté de disqualifier Pierre Péan et Philippe Cohen, auteurs de La Face cachée du Monde (Fayard).
Si Mauduit propose au lecteur d’instructives plongées dans les débats sur la liberté de l’information au XIXe siècle, il reste discret sur ces épisodes contemporains. On peut le comprendre. L’utilité de Mediapart dans l’espace atrophié de la presse indépendante rend inconfortables la formulation autant que l’entendement de toute critique du rôle joué vingt ans plus tôt par les cofondateurs du site. Mais, comme l’a rappelé Frédéric Lordon, « avant Mediapart de gauche, il y a eu un Monde de droite. Et ils en ont été les chefs (7) ».
Quelle importance, objectera-t-on, que Mauduit ait dirigé les pages « Entreprises » d’un Monde qui lançait en fanfare son supplément « Argent » (mars 2001) après avoir appelé les dirigeants français à « suivre la voie économique américaine, caractérisée depuis des années par des réformes de structure, une baisse de la pression fiscale, des coupes claires dans les dépenses de l’État et un retour à l’excédent budgétaire » (éditorial, 5 décembre 1998) ? À quoi bon rappeler le boulevard ouvert par Edwy Plenel à Bernard-Henri Lévy pour rapporter d’Algérie, d’Afghanistan, de Colombie, etc., des reportages truffés d’erreurs, au grand dam des spécialistes du quotidien court-circuités par le grand homme ? C’est tout simplement que ce déplacement affecta l’ensemble de la presse.
Le Monde occupait alors une position centrale et structurante au sein du champ journalistique français. Qu’il glisse à droite, et le centre de gravité éditorial bougerait avec lui. Le paysage en ruine dépeint par Aude Lancelin et Laurent Mauduit résulte aussi de ce basculement.
« Le temps est venu de se révolter contre l’état de servitude dans lequel sont placés la presse et tous les grands médias d’information, radios et télévisions », écrit aujourd’hui le cofondateur de Mediapart. Il était temps que vînt le temps.
Pierre Rimbert
(1) Aude Lancelin, Le Monde libre, Les Liens qui libèrent, Paris, 2016, 240 pages, 19 euros
(2) Lire « Information sous contrôle », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
(3) Laurent Mauduit, Main basse sur l’information, Don Quichotte, Paris, 2016, 446 pages, 19,90 euros.
(4) Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette, Xavier Niel. La voie du pirate, First, coll. « First Document », Paris, 2016, 240 pages, 16,95 euros.
(5) Cf. François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, Paris, 2006.
(6) Cf. « Edwy, roi du téléachat », Pour lire pas lu, n° 0, Marseille, juin 2000.
(7) Lire Frédéric Lordon, « Corruptions passées, corruptions présentes (réponses à Laurent Mauduit) », Les blogs du Diplo, La pompe à phynance, 19 juillet 2012.
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