Son intelligence en fut ineffaçablement « brûlée ». On peut dire que désormais son discours philosophique, écrit ou parlé, ne fut plus qu’une émanation de cette grande lumière reçue, comme s’il pensait toujours en sa présence.
Ce changement, qui amena une refonte de sa thèse principale, est pleinement actualisé dans sa thèse secondaire : la Perspective métaphysique (P.U.F., 1959 ; deuxième édition Dervy-livres, 1977, augmentée d’une préface). Ce livre, écrit en quelques mois, et qui résume toute sa pensée, occupe une place unique dans la littérature philosophique de notre temps.
Georges Vallin, en effet, n’est pas et n’a jamais voulu être un orientaliste. Bien que sa compétence en ce domaine fût reconnue, ce n’était ni en philologue ni en historien qu’il s’intéressait à Shankara, mais en tant que philosophe, parce qu’il voyait dans l’œuvre de ce maître l’expression la plus explicite et la plus rigoureuse de ce qu’il appelait la « perspective métaphysique ». Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il n’a jamais varié et ne s’est jamais lassé d’en reprendre l’exposé. Cet homme aux exceptionnelles facultés d’accueil, dont le temps fut souvent dévoré par les rencontres amicales, les entretiens avec des étudiants toujours assurés d’être entendus, cet homme ouvert à tous les courants intellectuels, esthétiques ou politiques de notre temps, même les plus « antitraditionnels », disposé à les justifier et à les accepter autant qu’il lui paraissait légitime de le faire, bref, le contraire d’un doctrinaire ou d’un dogmatique, cet homme était aussi d’une douce inflexibilité pour tout ce qui regardait l’essentiel de sa doctrine métaphysique. D’où un mélange, parfois déroutant, d’audace et de modestie.
Il entendait donc, ce fut son ambition – exercer, au sein de l’université française, et dans le cadre de philosophie occidentale, une « fonction shankarienne ». Ce qu’il appelle « philosophie comparée » - et dont il s’explique dans la préface rédigée en 1977 pour la deuxième édition de la Perspective métaphysique – se définit comme une lecture de l’histoire de la philosophie occidentale à la lumière du non-dualisme asiatique, non seulement parce que ce décentrement culturel introduit la distance nécessaire à tout regard critique, mais surtout, et plus profondément, parce que seul un non-dualisme radical nous fournit un modèle théorique pour comprendre les limites et la vérité des ultimes métamorphoses de l’ontologos européen. A cet égard, l’herméneutique que Vallin nous propose de l’existentialisme sartrien, comme inversion caricaturale d’un apophatisme intégral, en constitue une analyse définitive et indépassable. (...)
Extrait d'un hommage de Jean Borella
Source du texte : Jean Borella
Bibliographie :
- Être et individualité, Paris, PUF, 1959.
- La Perspective métaphysique, avant-propos de Paul Mus, Paris, PUF, 1959 ; réédition augmentée d'une préface, Paris, Dervy, 1977.
- Voie de gnose et Voie d'amour. Éléments de mystique comparée, Éditions Présence, 1980.Georges Vallin, en effet, n’est pas et n’a jamais voulu être un orientaliste. Bien que sa compétence en ce domaine fût reconnue, ce n’était ni en philologue ni en historien qu’il s’intéressait à Shankara, mais en tant que philosophe, parce qu’il voyait dans l’œuvre de ce maître l’expression la plus explicite et la plus rigoureuse de ce qu’il appelait la « perspective métaphysique ». Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il n’a jamais varié et ne s’est jamais lassé d’en reprendre l’exposé. Cet homme aux exceptionnelles facultés d’accueil, dont le temps fut souvent dévoré par les rencontres amicales, les entretiens avec des étudiants toujours assurés d’être entendus, cet homme ouvert à tous les courants intellectuels, esthétiques ou politiques de notre temps, même les plus « antitraditionnels », disposé à les justifier et à les accepter autant qu’il lui paraissait légitime de le faire, bref, le contraire d’un doctrinaire ou d’un dogmatique, cet homme était aussi d’une douce inflexibilité pour tout ce qui regardait l’essentiel de sa doctrine métaphysique. D’où un mélange, parfois déroutant, d’audace et de modestie.
Il entendait donc, ce fut son ambition – exercer, au sein de l’université française, et dans le cadre de philosophie occidentale, une « fonction shankarienne ». Ce qu’il appelle « philosophie comparée » - et dont il s’explique dans la préface rédigée en 1977 pour la deuxième édition de la Perspective métaphysique – se définit comme une lecture de l’histoire de la philosophie occidentale à la lumière du non-dualisme asiatique, non seulement parce que ce décentrement culturel introduit la distance nécessaire à tout regard critique, mais surtout, et plus profondément, parce que seul un non-dualisme radical nous fournit un modèle théorique pour comprendre les limites et la vérité des ultimes métamorphoses de l’ontologos européen. A cet égard, l’herméneutique que Vallin nous propose de l’existentialisme sartrien, comme inversion caricaturale d’un apophatisme intégral, en constitue une analyse définitive et indépassable. (...)
Extrait d'un hommage de Jean Borella
Source du texte : Jean Borella
Bibliographie :
- Être et individualité, Paris, PUF, 1959.
- La Perspective métaphysique, avant-propos de Paul Mus, Paris, PUF, 1959 ; réédition augmentée d'une préface, Paris, Dervy, 1977.
- Lumière du non-dualisme, avant-propos de Jean Borella, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1987.
Sur la notion de "philosophia perennis" (extrait de Lumière du Non-dualisme) :
L'expression "philosophia perennis" remonte vraisemblablement à l'ouvrage "De perenni philosophia" publié en 1540 par Augustinus Steuchus, et dont Foucher avait recommandé la lecture à Leibniz, qui l'en remercie dans une de ses lettres, (cf. Leibniz, Edit. Gerhardt, I, 395).
Voici deux textes qui emploient cette expression :
- une lettre de Leibniz à Rémond (1715) "en faisant remarquer ces traces de vérité chez les Anciens, on tirerait l'or de la boue, la lumière des ténèbres... et ce serait, en effet, "perennis quaedam philosophia" (Gerhardt III, 624 à 625).L'expression "philosophia perennis" remonte vraisemblablement à l'ouvrage "De perenni philosophia" publié en 1540 par Augustinus Steuchus, et dont Foucher avait recommandé la lecture à Leibniz, qui l'en remercie dans une de ses lettres, (cf. Leibniz, Edit. Gerhardt, I, 395).
Voici deux textes qui emploient cette expression :
- une lettre de Leibniz à Rémond (1715) "en faisant remarquer ces traces de vérité chez les Anciens, on tirerait l'or de la boue, la lumière des ténèbres... et ce serait, en effet, "perennis quaedam philosophia" (Gerhardt III, 624 à 625).
— un texte de L. Lavelle (La présence totale, Ed. Aubier, p. 20) : "La philosophie dont on présente ainsi les principes essentiels n'innove rien. Elle est une méditation personnelle dont la matière est fournie par cette "philosophia perennis" qui est l'oeuvre commune de l'humanité".
Les penseurs tels que Leibniz ou Lavelle rattachent leur doctrine à la philosophie éternelle et nous donnent à entendre que les principes fondamentaux de la métaphysique ne peuvent être que redécouverts, et qu'il ne saurait y avoir d'innovations véritables dans ce domaine.
C'est dans cette optique que Leibniz tente de réhabiliter l'entéléchie d'Aristote, ou que Lavelle déploie son discours dans le sillage de Platon. Il semble que l'on ait affaire alors à une continuité traditionnelle, à la permanence d'une vérité immuable que le philo sophe aurait pour tâche de transmettre en l'adaptant éventuellement aux structures mentales et au langage de ses contemporains.
Mais il nous semble que cet appel à la "philosophia perennis" repose en fait sur des exigences sentimentales débouchant sur un vague éclectisme spiritualiste plutôt que sur une doctrine métaphysique rigoureuse. La philosophie éternelle risque de n'être ici qu'un alibi et un refuge destiné à rassurer le penseur aux prises avec l'histoire effective de la philosophie, c'est-à-dire avec son évolution irréversible et les inéluctables antinomies opposant entre eux les systèmes. Et dans l'indistinction de la nuit du spiritualisme où tous les chats sont gris, les doctrines de Descartes et de Bergson viennent se mêler à celles de Leibniz et de Platon.
Sans doute est-il à la fois rassurant et légitime de déceler des "constantes" métaphysiques, de cerner des familles spirituelles ou intellectuelles et de croire que "tous les philosophes, au fond, ont dit la même chose" (cf. F. Alquié, Structures logiques et structures mentales en histoire de la philosophie - Bulletin de la société française de philosophie, juin-septembre 1953). Et il paraît difficile de nier que les plus grands philosophes s'accordent, au moins implicite ment, sur certains postulats fondamentaux (cf. Bergson, La pensée et le mouvant, chap. 6 : "si les divergences sont frappantes entre les écoles il n'en est peut-être pas de même lorsqu'on aborde la pensée des grands maîtres chez lesquels quelque chose domine la diversité des systèmes").
Mais il importe de ne pas se méprendre sur la nature et la portée de ces "vérités permanentes", surtout dans le cadre des systèmes philosophiques. La philosophie éternelle chère aux spiritualistes occidentaux implique une limitation caractéristique dans la mesure où elle est posée comme séparée de formes culturelles qui sont méconnues ou ignorées :
a) en premier lieu, la théologie prise dans son opposition à la philosophie, c'est-à-dire l'ensemble des dogmes de la "révélation" auxquels le philosophe spiritualiste occidental, du moins en tant que philosophe sinon en tant que croyant, ne se réfère généralement jamais dans ses spéculations;
b) en second lieu, la pensée orientale ou asiatique qui est généralement méconnue ou mal interprétée par le philosophe occidental qui, lorsqu'il parle de "philosophia perennis", est convaincu de la suprématie de la "métaphysique occidentale"; il tend à ne voir dans les traditions métaphysiques de l'Asie (Védanta, Taoïsme, Zen notamment) que mysticisme confus, incohérence, absence de rigueur. Son intérêt et son éventuelle sympathie pour la pensée asiatique ne l'empêchent pas de faire à son sujet d'énormes contresens (cf. l'interprétation du bouddhisme comme "nihilisme" que Schopenhauer a léguée à l'Occident). L'histoire de la philosophie se ramène à ses yeux à celle de la philosophie occidentale. Et la soi-disant éternité de la philosophia perennis se réduit simplement alors à certaines constantes de la métaphysique occidentale, qui s'exprime dans les systèmes philosophiques à l'exclusion des doctrines théologiques (p. ex. le De trinitate de St Thomas) ou mystiques (comme la montée du Carmel de Jean de la Croix). La permanence d'une véritable "tradition" métaphysique qui se limiterait aux grands systèmes philosophiques de l'Occident relève d'un impérialisme (ou d'un provincialisme) culturel sot et naïf, et repose sur une pieuse illusion qui ne résiste pas à une investigation plus profonde et plus universelle.
Il nous paraît légitime d'affirmer que l'essentiel de la métaphysique occidentale, loin de constituer un ensemble de vérités éternelles et immuables, se ramène à l'histoire de cette métaphysique. Celle-ci en tant que spéculation sur l'être en tant qu'être et sur "les premiers principes et les premières causes" commence avec Aristote, et plus précisément avec le refus aristotélicien de la transcendance des Idées platoniciennes. Toute la spéculation métaphysique de l'Occident nous semble porter le fardeau et la marque de cette origine qui est caractérisée par la réduction de la métaphysique à l'ontologie, c'est-à-dire à une théorie de l'être en général qui repose sur l'hypothèse de la réalité de l'égo et des formes individuelles, autrement dit, sur l'incapacité d'une saisie proprement "universelle" et "métaphysique" des "premiers principes »
Cette réduction a des conséquences capitales. Elle aboutit à une conception abstraite et théorique de la connaissance métaphysique ainsi qu'au règne massif et exclusif du principe de non-contradiction. La métaphysique en tant qu'ontologie n'est qu'une spéculation étrangère à l'expérience spirituelle. Tout au plus celle-ci s'y superpose-t-elle d'une manière accidentelle et artificielle. D'autre part, la nature du premier Principe tel que le conçoit l'ontologie repose sur une limitation, sur une négation de l'universalité principielle. L'Etre universel, loin d'être le Sur-être principiel, n'est que l'Etant suprême, posé en fonction de la réalité des étants dérivés !"
Pour moi qui médite avec Krishnamurti depuis 50 ans, Georges Vallin est un frère de reliance.
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