Pierre Hadot (né à Paris, le 21 février 1922 - mort à Orsay, le 24 avril 2010) est un philosophe, historien et philologue français, spécialiste de l'antiquité, profond connaisseur de la période hellénistique et en particulier du néoplatonisme et de Plotin. Pierre Hadot est l'auteur d'une œuvre développée notamment autour de la notion d'exercice spirituel et de philosophie comme manière de vivre.
Bibliographie :
- Porphyre et Victorinus. Paris, Institut d'études augustiniennes, 1968. (Collection des études augustiniennes. Série antiquité ; 32-33).
- Exercices spirituels et philosophie antique. Paris, Etudes augustiniennes, 1981. (Collection des études augustiniennes. Série antiquité ; 88).
- Physique et Poésie dans le « Timée » de Platon, Revue de Théologie et de philosophie 115 (1983)
- La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle. Paris, Fayard, 1992.
- Qu'est-ce que la philosophie antique ?. Paris, Gallimard, 1995. (Folio essais ; 280).
- Plotin ou la simplicité du regard ; 4e éd. Paris, Gallimard, 1997. (Folio essais ; 302).
- Études de philosophie ancienne. Paris, Les Belles Lettres, 1998.
- Plotin. Porphyre. Études néoplatoniciennes. Paris, Les Belles Lettres, 1999.
- La Philosophie comme manière de vivre. Paris, Albin Michel, 2002.
- Exercices spirituels et philosophie antique, nouvelle éd. Paris, Albin Michel, 2002.
- Le Voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de nature. Paris, Gallimard, 2004.
- Wittgenstein et les limites du langage. Paris, J. Vrin, 2004.
- Apprendre à philosopher dans l'antiquité. Paris, LGF, 2004.
- Éloge de Socrate, Paris, Allia, 1999.
- Éloge de la philosophie antique, Paris, Allia, 2003.
- N'oublie pas de vivre, Goethe et la tradition des exercices spirituels, Albin Michel, 2008.
Voir aussi les pages :
Marius Victorinus
La philosophie comme exercice
La mystique du Tractatus (de Wittgenstein)
Entretien : « Face au ciel étoilé, j'ai vraiment éprouvé le sentiment brut de mon existence ».
Pierre Hadot pratique l'expérience de pensée pour renouveler son regard sur le monde. Imprégné par la pensée antique et ses «exercices spirituels», il a montré que la philosophie est une école de vie avant d'être une fabrique de concepts.
Épicuriens, stoïciens, sceptiques, cyniques, hédonistes... Pourquoi ces mouvements de pensée de l'Antiquité désignent-ils un mode de vie, une attitude fondamentale devant l'existence, et non un système conceptuel ? Parce que, comme l'a rappelé Pierre Hadot, la pensée antique est un lieu où l'on apprend à vivre. Né à Reims en 1922, chercheur au CNRS et professeur au Collège de France après des études de philosophie et de théologie, et un passage dans les ordres, Pierre Hadot s'est imposé comme un des spécialistes de la philosophie hellénistique. Il a traduit et commenté Plotin, Épictète, Marc Aurèle, Marius Victorinus, entre autres. Dans ses livres érudits, personnels et accessibles, il met en lumière les «exercices spirituels» des philosophes -antiques («regard d'en haut», «concentration sur le présent», «perspective universelle») dont le but est de transformer le soi en modifiant son regard sur le monde. De Socrate à aujourd'hui, la tâche demeure la même : «Prendre conscience du problème vivant que nous sommes pour nous-mêmes.»
Dans La Philosophie comme manière de vie, vous racontez le moment où, adolescent, vous avez fait la découverte, presque métaphysique, du sentiment de l'existence. Est-ce de ce moment que date votre vocation philosophique ?
Oui. Cela a été ma première expérience philosophique et elle a dominé toute ma vie. Même si je ne me suis pas vraiment rendu compte sur le coup de la portée de l'événement, je l'ai vécu comme une découverte. Avant cette expérience, je n'avais pas conscience de moi-même. Et puis là, face au ciel étoilé, à deux reprises, j'ai vraiment éprouvé –c'est encore présent dans ma mémoire– le sentiment brut de mon existence. En même temps, j'avais l'impression de ressentir mon appartenance au monde, mon immersion dans le Tout du monde, depuis le plus petit brin d'herbe jusqu'aux étoiles. Michel Hulin appelle cela la «mystique sauvage». C'est une expérience à la fois terrifiante et délicieuse que j'ai refaite quelques fois par la suite –en contemplant la chaîne des Alpes depuis le lac Léman ou devant le lac Majeur, à Ascona. Elle a déterminé ma conception de la philosophie que je conçois comme une transformation de la perception du monde. Comme le disait Merleau-Ponty, la philosophie est un effort pour nous réapprendre à voir le monde. D'un côté, il y a la vie quotidienne que nous vivons dans une semi-conscience grâce à nos habitudes; de l'autre, il y a ces moments et ces états privilégiés où nous vivons et percevons les choses de manière très intense.
La philosophie a donc commencé par une expérience plutôt que par une lecture...
Pour être exact, je dois dire que la lecture de Pascal m'avait sans doute mis en condition. Dans ses Pensées, qui sont une apologétique chrétienne, Pascal fait beaucoup parler l'incroyant, celui qui est pris d'angoisse devant «le silence éternel des espaces infinis». «Je ne sais qui m'a mis au monde ni ce que c'est que le monde, ni ce que c'est que moi-même, écrit Pascal. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'entourent et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, et pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais, c'est que je dois bientôt mourir mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.» Les Pensées de Pascal, qui s'étaient imprimées profondément en moi, m'ont permis de comprendre ce que je ressentais devant l'infini des étoiles.
Chez les existentialistes de votre génération comme Sartre ou Heidegger, le sentiment de l'existence est lié à la contingence et à la solitude de l'homme. Votre conception de l'existence semble plus proche de l'émerveillement que de l'angoisse.
Oui, le sentiment pur de l'existence est pour moi, comme pour Rousseau, un sentiment de paix et de contentement. Ce qui compte, c'est le contact avec la Nature, la présence du monde, les étoiles. Mais je ne me fais pas d'illusion: la lutte pour la vie, qui est en quelque sorte le moteur de l'existence, est atroce d'un point de vue humain. Je parlerais donc plutôt de terreur et d'émerveillement.
Votre travail sur la philosophie hellénique a révolutionné l'idée que l'on s'en faisait jusqu'ici. Comment s'est formé ce nouveau regard ?
Cela ne m'est pas venu comme une lubie personnelle. Je n'avais pas d'idée préalable sur la philosophie comme thérapeutique. Ça a d'abord répondu à une préoccupation littéraire toute simple qui était de comprendre les incohérences des textes antiques. À l'époque, je travaillais sur un auteur latin, influencé par le néoplatonisme, Marius Victorinus. Il y avait chez lui des pages entières qui ne servaient apparemment à rien dans l'argumentation. C'étaient des développements absolument gratuits qui semblaient surcharger la démonstration. On retrouve cela chez d'autres auteurs comme Plotin. D'où le reproche d'incohérence ou de mauvaise composition que les interprètes modernes, obnubilés par l'aspect systématique d'une pensée, ont souvent fait à l'égard de ces philosophes antiques. Je me suis rendu compte que les auteurs composaient, non pas pour exposer un système, une théorie parfaitement cohérente, mais pour produire un effet sur le lecteur ou l'auditeur. Ils voulaient faire travailler l'esprit de l'auditeur ou du lecteur pour qu'il se mette dans une certaine disposition. D'où cette mobilisation de tous les moyens rhétoriques et imaginatifs pour convertir. On retrouve cela dans les dialogues de Platon. Comme le disait Victor Goldschmidt, ses dialogues n'informent pas, ils forment. Si on procédait de cette manière, c'est que l'on voulait convertir les disciples à des modes de vie bien précis.
D'où l'idée de la philosophie comme «exercice spirituel»…
En vérité, je n'étais pas intéressé par l'aspect moral, encore moins religieux des exercices spirituels. Je devais écrire l'article annuel de l'École pratique des hautes études où j'étais directeur. J'ai voulu décrire la manière qu'avaient les philosophes antiques de s'adresser aux lecteurs et aux auditeurs. À la fin de cet article, je me suis dit : dans le fond, beaucoup de gens cherchent des modèles de vie dans les autres spiritualités comme le bouddhisme. Mais ne pouvait-on pas trouver ces exercices chez les Grecs, qui déjà choisissaient leurs écoles philosophiques en fonction des modes de vie spirituels qu'ils proposaient. Stoïciens et épicuriens offraient un véritable catéchisme spirituel qui les guidait dans leur action. J'ai osé le dire. Mon article a attiré l'attention de Michel Foucault qui s'intéressait alors au «souci de soi». Pour moi, c'est quelque chose qui traverse toute la philosophie antique. Chez Platon et Aristote, le mode de vie qui est mis en avant n'est pas moral mais scientifique, c'est la contemplation désintéressée de la nature. Mais c'est une finalité qui oriente le tout de l'existence. L'exemple de Socrate, prêt à payer le prix de sa vie au nom de cette fidélité, l'atteste.
Comment définissez-vous les exercices spirituels ?
C'est un exercice de l'intelligence, de la volonté ou de l'imagination qui est destiné à changer soit notre rapport au monde, soit notre manière de vivre, notre conduite. Une pratique volontaire et personnelle destinée à opérer une transformation du moi. Concrètement, il s'agit de se concentrer sur le présent, de pratiquer le regard d'en haut (se regarder ou regarder une situation comme si on était dans le ciel) ou de sortir de soi… pour atteindre une disposition spirituelle (profiter davantage du monde ou s'en détacher). Michel Foucault parlait de «pratique de soi». C'est une étrange expression qui implique une action sur soi-même. Peu importe l'expression. L'important est de comprendre que ce n'est pas une simple technique ou une recette, mais plutôt la recherche d'une disposition, d'une attitude. Au fond, c'est l'usage de la liberté au service de la vie elle-même.
Avant la philosophie, vous aviez choisi une vocation ecclésiastique. Avez-vous découvert dans l'ascèse philosophique quelque chose que vous n'aviez pas trouvé dans la religion ?
Je n'ai pas été déçu par la religion, je m'en suis émancipé.
Ce qui revenait à m'émanciper d'une mère abusive. Ma mère avait décrété que ses fils deviendraient des prêtres et nous avait éduqués dans ce sens. Peu à peu, nous nous sommes détachés de la religion. J'avais 30 ans. Je n'avais pas vraiment perdu la foi, mais j'étais en total désaccord avec l'encyclique de Pie XII qui condamnait l'évolutionnisme de Teilhard de Chardin. L'idée qu'il pouvait y avoir une conciliation entre l'évolution et le créationnisme était ce qui me retenait dans l'Église. Et, alors que j'avais été élevé loin des femmes, je suis tombé amoureux. Je me suis marié, mais à cause de mon inexpérience, mon premier mariage a été une erreur sentimentale… La philosophie n'a donc joué aucun rôle dans ma rupture avec l'Église.
Avez-vous perdu la foi ?
Aujourd'hui, je me définirais comme un «mystique agnostique». Je récuse l'idée du Dieu géomètre ou fabricateur et aussi du Dieu coléreux de la Bible. Mais la force qui est dans l'univers est une énigme. Il reste un mystère. Dans cette mesure, je suis agnostique. Je n'ai jamais été un croyant enthousiaste. Mon grand-père m'a dit à ma première communion : c'est le plus beau jour de ta vie. Je n'en étais pas du tout convaincu.
Comment vous êtes-vous intéressé aux stoïciens et aux épicuriens ?
Après ma thèse sur Victorinus, un auteur néoplatonicien, j'ai écrit un livre sur Plotin et la théorie de l'Un. En un mois, sans arrêt, sans sortir de chez moi. Quand j'ai eu fini, je suis allé chez le boulanger pour acheter du pain et j'ai eu l'impression que ce travail était vraiment loin de la réalité. Pour y remédier, j'ai décidé de m'orienter vers les stoïciens et les épicuriens. Au-delà de l'anecdote, j'ai été passionné par la mystique de Plotin, mais peu à peu mon amour du monde m'a détaché d'une mystique qui retranchait toutes choses alors qu'il faudrait plutôt les accueillir, si humbles soient-elles, comme des signes du mystère de l'existence. Les textes épicuriens et stoïciens, par le mode de vie qu'ils proposent, me semblent plus capables d'être compris et assimilés par nos contemporains
On oppose souvent l'austérité des stoïciens à l'hédonisme des épicuriens. Pour vous, ce sont les deux faces d'une même médaille.
Les épicuriens sont assimilés au plaisir. Mais il faut voir ce qu'ils entendent par plaisir, ce n'est pas très rigolo. Le plaisir pour eux, c'est la cessation de la douleur. Si les âmes sont malheureuses, c'est parce qu'elles ne savent pas limiter leurs désirs. Eux, ils limitent leurs désirs à ceux qui sont naturels et nécessaires, et éventuellement naturels et non nécessaires. Mais ils ne se refusent aux plaisirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires. C'est une ascèse assez austère, qui vise à libérer l'homme de ces craintes et de ses contraintes. On pourrait dire avec Goethe et Kant que, dans la vie, il faut tantôt adopter une attitude épicurienne, tantôt stoïcienne, dans la mesure où il est des circonstances où il faut se détendre comme un épicurien, et des circonstances de «tension», malheureusement souvent tragiques, où il faut être fort et actif en faisant consciencieusement son devoir comme un stoïcien.
Les événements du siècle sont-ils, pour vous, une source de réflexion ?
Dans ma jeunesse, je n'imaginais pas que je puisse avoir une action politique. Ensuite, j'ai été continuellement absorbé par mon travail d'enseignement et de recherche que je considérais comme mon premier devoir. J'ai signé des pétitions. J'ai été dans une manifestation, une seule fois. C'était au moment de la guerre d'Algérie quand il y a eu le coup d'État du général de Gaulle. J'y ai rencontré un collègue qui m'a dit: «Il faut vraiment qu'il y ait quelque chose de grave pour que tu te déplaces.» Je me suis toujours considéré comme quelqu'un de gauche. Je n'ai donc pas beaucoup agi, mais je souffre de ne pouvoir faire que bien peu de choses pour remédier aux scandaleuses misères de l'humanité, provoquées par le cynisme, l'hypocrisie ou le fanatisme d'un petit groupe d'hommes.
Les philosophes sont-ils des pourvoyeurs de bonheur ?
Cela peut être vrai pour les épicuriens. Les stoïciens, eux, ne cherchent pas leur bonheur, ils cherchent à se mettre d'accord avec la raison universelle. Ils cherchent à avoir une vie raisonnable au service des autres. Michel Foucault parlait toujours du «souci de soi», mais le principal ce n'est pas le souci de soi, c'est le souci des autres et du monde.
Tout de même, votre dernier livre consacré à Goethe s'intitule, N'oublie pas de vivre. Et il s'ouvre sur une formule de Faust: «Alors l'esprit ne regarde ni en avant ni en arrière, le présent seul est notre bonheur.»
Tout le problème est de savoir ce qu'est le bonheur. En allemand, comme en français, le bonheur signifie également la chance (la bonne heure). Au fond, c'est la même chose. Il faut trouver la bonne heure. Goethe dit que le temps présent est notre chance parce que c'est dans le présent, et non dans un passé que l'on regrette ou dans un futur que l'on attend, que l'on peut agir. C'est la seule chance qui nous soit donnée. Pour ma part, je crois que la fonction de la philosophie, c'est d'apporter une lucidité et, du coup, une conscience plus grande de la plénitude de l'existence.
Source du texte : Philomag
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