Yves Klein, Monochrome bleu - IKB191
Au moins quatre fois dans l'oeuvre de Nietzsche, voici les citations (extraites des sentences 108, 125 et 343 du Gai savoir ainsi que du prologue de Ainsi parlait Zarathoustra).
§ 108 - Nouvelles luttes
Après que le Bouddha fut mort, on montra encore des siècles durant son ombre dans une caverne - ombre formidable et effrayante. Dieu est mort : mais telle est la nature des hommes que, des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l'on montrera où l'on montrera encore son ombre. - Et quant à nous autres - il nous faut vaincre son ombre aussi !
Extrait de : Gai Savoir, livre III, § 108, trad. Pierre Klossowski, coll. 10/18.
En ligne, trad. Henri Albert, 1901 : wikisource
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§ 125 - L'insensé
N’avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » - Et comme là-bas se trouvaient précisément rassemblés beaucoup de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grand hilarité. L’a-t-on perdu ? dit l’un. S’est-il égaré comme un enfant? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il peur de nous? S’est-il embarqué? A-t-il émigré ? – ainsi ils criaient et riaient tous à la fois. L’insensé se précipita au milieu d’eux et les perça de ses regards. « Où est Dieu ? cria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué – vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, de désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ?
Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine ? – les dieux aussi se putréfient ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains ? Quelle eau lustrale pourra jamais nous purifier ? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ?
La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action ? Il n’y eut jamais d’action plus grande – et quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors ! » - Ici l’homme insensé se tut et considéra à nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient sans comprendre. Enfin il jeta sa lanterne au sol si bien qu’elle se brisa et s’éteignit. « J’arrive trop tôt, dit-il ensuite, mon temps n’est pas encore venu. Ce formidable événement est encore en marche et voyage – il n’est pas encore parvenu aux oreilles des hommes.
Il faut du temps à la foudre et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions après leur accomplissement, pour être vus et entendus. Cette action-là leur est encore plus lointaine que les astres les plus lointains – et pourtant ce sont eux qui l’on accomplie ! » On raconte encore que ce même jour l’homme insensé serait entré dans différentes églises où il aurait entonné son Requiem aeternam Deo. Jeté dehors, et mis en demeure de s’expliquer, il n’aurait cessé de répartir : « À quoi bon ces églises, si elles ne sont les caveaux et les tombeaux de Dieu ? »
Extrait de : Gai Savoir, livre III, § 125, trad. Pierre Klossowski, coll. 10/18.
En ligne, trad. Henri Albert, 1901 : wikisource
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§ 343 - Ce qu'il en est de notre gaieté.
Le plus grand récent événement - à savoir que "Dieu est mort", que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit - commence dès maintenant à étendre son ombre sur l'Europe. Aux quelques rares, tout au moins, doués d'une suspicion assez pénétrante, d'un regard assez subtil pour ce spectacle, il semble en effet que quelque soleil vienne de décliner, que quelque vieille, profonde confiance se soit retournée en doute : à ceux-là notre vieux monde doit paraître de jour en jour plus crépusculaire, plus méfiant, plus étranger, "plus vieux". Mais sous le rapport essentiel on peut dire : l'événement en soi est beaucoup trop considérable, trop lointain, trop au-delà de la faculté conceptuelle du grand nombre pour que l'on puisse prétendre que la nouvelle en soit déjà parvenue, bien moins encore, que d'aucuns se rendent compte de ce qui s'est réellement passé, comme de tout ce qui doit désormais s'effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondée sur elle, et pour ainsi dire enchevêtrée en elle : par exemple notre morale européenne dans sa totalité.
Cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de bouleversements, qu'il faut prévoir désormais : qui donc aujourd'hui la devinerait avec assez de certitude pour figurer comme le maître, l'annonciateur de cette formidable logique de terreurs, le prophète d'un obscurcissement, d'une éclipse de soleil comme jamais il ne s'en produisit en ce monde ? Même nous autres devineurs d’énigmes, nous autres devineurs nés qui en quelque sorte vivons en attente sur les montagnes, placés entre aujourd’hui et demain, et comme tendus par la contradiction entre aujourd’hui et demain, nous autres prémices, nous autres progénitures prématurées du siècle à venir, qui dès maintenant devrions être capables de discerner les ombres sur le point de recouvrir l’Europe : d’où vient que même nous autres, nous envisagions la montée de cet obscurcissement sans en être vraiment affectés, et surtout sans souci ni crainte pour nous-mêmes ? Subirions-nous trop fortement peut-être l’effet des conséquences immédiates de l’événement – conséquences immédiates qui pour nous autres ne sont, contrairement à ce que l’on pourrait peut-être en attendre, nullement affligeantes ni assombrissantes, mais bien plutôt comme une lumière, une félicité, un soulagement, un égaiement, un réconfort, une aurore d’une nouvelle sorte qui ne se décrit que difficilement. En effet, nous autres philosophes, nous autres « esprits libres », à la nouvelle que le « vieux dieu est mort», nous nous sentons comme touchés par les rayons d’une nouvelle aurore : notre cœur, à cette nouvelle, déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente – voici l’horizon à nouveau dégagé, encore qu’il ne soit point clair, voici nos vaisseaux libres de reprendre leur course, de reprendre leur course à tout risque, voici permise à nouveau toute audace de la connaissance, et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n’y eut-il jamais « mer » semblablement « ouverte ».
Extrait de : Gai Savoir, livre V, Nous autres hommes sans crainte, § 125, trad. Pierre Klossowski, coll. 10/18.
En ligne, trad. Henri Albert, 1901 : wikisource
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Le plus grand récent événement - à savoir que "Dieu est mort", que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit - commence dès maintenant à étendre son ombre sur l'Europe. Aux quelques rares, tout au moins, doués d'une suspicion assez pénétrante, d'un regard assez subtil pour ce spectacle, il semble en effet que quelque soleil vienne de décliner, que quelque vieille, profonde confiance se soit retournée en doute : à ceux-là notre vieux monde doit paraître de jour en jour plus crépusculaire, plus méfiant, plus étranger, "plus vieux". Mais sous le rapport essentiel on peut dire : l'événement en soi est beaucoup trop considérable, trop lointain, trop au-delà de la faculté conceptuelle du grand nombre pour que l'on puisse prétendre que la nouvelle en soit déjà parvenue, bien moins encore, que d'aucuns se rendent compte de ce qui s'est réellement passé, comme de tout ce qui doit désormais s'effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondée sur elle, et pour ainsi dire enchevêtrée en elle : par exemple notre morale européenne dans sa totalité.
Cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de bouleversements, qu'il faut prévoir désormais : qui donc aujourd'hui la devinerait avec assez de certitude pour figurer comme le maître, l'annonciateur de cette formidable logique de terreurs, le prophète d'un obscurcissement, d'une éclipse de soleil comme jamais il ne s'en produisit en ce monde ? Même nous autres devineurs d’énigmes, nous autres devineurs nés qui en quelque sorte vivons en attente sur les montagnes, placés entre aujourd’hui et demain, et comme tendus par la contradiction entre aujourd’hui et demain, nous autres prémices, nous autres progénitures prématurées du siècle à venir, qui dès maintenant devrions être capables de discerner les ombres sur le point de recouvrir l’Europe : d’où vient que même nous autres, nous envisagions la montée de cet obscurcissement sans en être vraiment affectés, et surtout sans souci ni crainte pour nous-mêmes ? Subirions-nous trop fortement peut-être l’effet des conséquences immédiates de l’événement – conséquences immédiates qui pour nous autres ne sont, contrairement à ce que l’on pourrait peut-être en attendre, nullement affligeantes ni assombrissantes, mais bien plutôt comme une lumière, une félicité, un soulagement, un égaiement, un réconfort, une aurore d’une nouvelle sorte qui ne se décrit que difficilement. En effet, nous autres philosophes, nous autres « esprits libres », à la nouvelle que le « vieux dieu est mort», nous nous sentons comme touchés par les rayons d’une nouvelle aurore : notre cœur, à cette nouvelle, déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente – voici l’horizon à nouveau dégagé, encore qu’il ne soit point clair, voici nos vaisseaux libres de reprendre leur course, de reprendre leur course à tout risque, voici permise à nouveau toute audace de la connaissance, et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n’y eut-il jamais « mer » semblablement « ouverte ».
Extrait de : Gai Savoir, livre V, Nous autres hommes sans crainte, § 125, trad. Pierre Klossowski, coll. 10/18.
En ligne, trad. Henri Albert, 1901 : wikisource
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Sils-Maria, Engadine
Zarathoustra répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ? Maintenant j’aime Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme est pour moi une chose trop imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait. »
Zarathoustra répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un présent aux hommes. »
« Ne leur donne rien, dit le saint. Enlève-leur plutôt quelque chose et aide-les à le porter — rien ne leur sera meilleur : pourvu qu’à toi aussi cela fasse du bien !
Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et attends qu’ils te la demandent ! »
« Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas l’aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. »
Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « Tâche alors de leur faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que nous venions pour donner. À leurs oreilles les pas du solitaire retentissent trop étrangement à travers les rues. Défiants comme si la nuit, couchés dans leurs lits, ils entendaient marcher un homme, longtemps avant le lever du soleil, ils se demandent peut-être : Où se glisse ce voleur ? Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit :
« Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’as pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »
Extrait de : Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, trad. Henri Albert, 1903
Source : wikisource
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