Mais cette visitation du démonique, que les modernes ont dénommés "numineuse", peut bien aussi se glisser dans un épisode ordinaire de notre vie, elle en consacre alors l'expérience en l'illuminant jusqu'au tréfonds de notre être dans un éclair du "numen". Beaucoup de nos contemporains ont connu, durant une simple course en haute montagne, de tels instants où le coeur est ébloui et le monde transfiguré. Rien ne justifie rationnellement la joie exaltante qui les emplit de ses vagues. Serait-ce la matière brute dont est fait le paysage qui les transporte ainsi ? ou le vent des cimes ? ou la vision d'une immense étendue à leurs pieds ? Il serait absurde de vouloir chercher dans les éléments du décor la cause de leur expérience. Par ses racines, elle plonge bien au-delà de toute causalité, dans un sol fécond nourri d'irrationnel. Joignant dans une vigilance soutenue de l'être tout entier - tant physique que psychique - la forme des choses extérieurs avec les mobiles de l'esprit, la percée en flèche du "numen", accomplit ce miracle : la parfaite intégration dans l'unité.
D'un écrivain, grand alpiniste (Georges Sonnier : Où Règne la lumière, Ed. Albin Michel, 1946), est sortie cette assertion profondément méditée : "Il y a dans tout être une vérité qu'il importe de délivrer. Là est la vertu singulière de la montagne : elle délivre la vérité des êtres".
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Dans les passages périlleux il fait connaissance avec un étrange compagnon qui n'est autre que lui-même.
L'immédiate proximité de la mort l'emplit à la fois de terreur, d'amour pour la vie et d'ivresse, elle le paralyse et l'exalte. S'il regarde l’abîme à ses pieds, c'est pour y puiser le dernier élan qui le portera vers la cime. Lui-même est tout élan, rien d'autre qu'ascension patiente, vigilante, méthodique. Un praticien de la montagne écrit (Paul Guitton, Le Livre de la montagne, Ed. Arthaud, 1945) :
"Aussi n'est-ce point un sentiment de crainte, mais d'amour que j'ai envers la montagne. Activement je la connais, je m'en empare prise après prise, un pas après l'autre. Je suis tout à ce que je fais, tout dans le présent. Aucune autre action ne met l'homme en une telle position vis-à-vis de la durée. Dans une grande course, dans une ascension difficile le temps se trouve aboli. On sent bien qu'il continue à couler, mais autre part, pour lui tout seul. On s'en trouve hors. De la base au sommet du pic l'action est une. "
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Matterhorn ou Cervin (hiver 2003)
Et voici le véridique témoignage d'une alpiniste expérimentée à la tête froide (Claire Eliane Engel) : "On sent facilement combien l'esprit de l'alpiniste est ouvert à l'influence de l’inconscient. Dans un monde mystérieux de l'altitude, monde solitaire pendant des millénaires, ou où l'homme ne se risque que depuis un siècle et demi, des présences inconnues existent et agissent et ne se font guère sentir que par de brusques impressions qui naissent dans l'esprit. Chaque alpiniste a eu de pareilles impressions. Il a entendu des messages étranges, presque imperçus, un appel, une menace inexplicable et inexpliquée. Ce sont parfois des présages : tout alpiniste a eu de soudaines illuminations qui lui donnaient la solution d'un problème incompréhensible, la voie à suivre ou à fuir. Parfois ce sont de simples nuages spirituels. Je ne tiens pas à discuter ici le rôle du surnaturel dans la vie et, en montagne, c'est un surnaturel très spécial." Il serait difficile de décrire plus clairement l'expérience du numineux en montagne.
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Peut-être certains sites possèdent-ils plus particulièrement le terrible pouvoir de déchaîner ce tumulte. Le Matterhorn est réputé pour ses réveils de fureur.
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Ce double mouvement d'appel quasi irrésistible et d'horreur répulsive devant la majesté de la montagne, tout alpiniste de grande classe en a savouré l'atroce fascination. Et peut-être est-ce cela, après tout, qu'il cherche au profond de son coeur - une terreur sacrée à résoudre en amour.
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L'arrivée aux cimes défie la description. Georges Sonnier l'a qualifié dans un mot unique : lumière.
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Sur cette pointe de lumière l'aspiration est parvenue à son terme. Les désirs sont retombés avec les nuées grises vers la vallée. L'écrivain alpiniste Frison Roche posant son héroïne au pic de sa course lui prête cette méditation : "Pour la première fois de sa vie Brigitte ne désire plus rien, il lui semble vivre un rêve qu'elle n'aurait jamais osé faire".
Auprès d'elle se hisse tout à coup un "chevronné de la montagne" et il remarque : "Une journée comme celle-ci de temps à autre, et l'on n'a plus grand chose à demander à la vie". Paroles prophétiques et qui pressentent déjà l'éternité. Désormais la plénitude de la vie est perçue et le profane résorbé dans le sacré.
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Extrait de : Essais sur l'expérience libératrice (chap. XII, Le numineux et le profane sur la montagne), rééd. Almora, 2008
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