Elinor Lipper, 1951 |
"Ce qui m'amena au socialisme, ce fut d'abord une réaction purement émotionnelle qui fut par la suite renforcée par des écrits théoriques. Le monstre nazi, avec son idéologie haineuse, se faisait chaque jour plus menaçant, tandis que le gouvernement social-démocrate reculait pas à pas. Il était impossible pour tout individu pensant de ne pas prendre position. J'entrai dans le "Groupe des Etudiants Rouges". Je croyais défendre un ordre social qui, au lieu de favoriser une couche privilégiée, améliorerait le niveau de vie du peuple par la nationalisation des moyens de productions et du sol, et par l'utilisation de la technique moderne au profit de la masse (...)" (p. 17-18)
"C'était et c'est encore ma conception du socialisme, c'est pour la défendre que j'ai quitté l'Allemagne en 1933, et c'est elle qui m'a amenée en 1937 en U.R.S.S. où je fus arrêtée après deux mois de travail aux Editions du Livre Etranger (j'avais abandonné mes études de médecine que j'avais tenté de continuer en Italie, jusqu'en 1934, faute de recevoir d'Allemagne les papiers nécessaires). Le chemin politique qui m'avait amené en U.R.S.S. était clair et sans détour. Ni mon attitude, ni mes propos, ni mes intentions ne pouvaient donner prétexte à une arrestation. Mon unique faute était la naïveté sans borne avec laquelle j'avais cru à la réalisation de mon idéal en U.R.S.S." (p.19)
Elinor Lipper sera donc arrêtée sans autre raison, en 1937, condamnée à cinq ans de bagne et déportée comme Prisonnière politique. Cinq années qui seront prolongées jusqu'à la fin de la guerre puis au-delà, elle en ressortira après onze ans, en 1948, et prendra l'avion pour les Etats-Unis. Elle témoigne alors de son parcours, et de celles de ses compagnes de bagne, par des conférences et dans une publication (Onze ans dans les bagnes soviétiques), puis exerce le métier de traductrice en Suisse, se marie et élève son enfant. Elle meurt paisiblement à l'âge de 96 ans.
Bibliographie :
- Onze ans dans les bagnes soviétiques, Ed. Nagel, 1950 (traduit de l'allemand par Guy Vinatrel).
A la fin de l'année 1946, lorsque j'ai quitté le camp de Kolyma, avec un groupe de détenues, de nationalité étrangère, on ne savait pas avec certitude, mais on avait tout lieu de supposer que, dans un temps imprévisible, il me serait donné de traverser les frontières de l'Union soviétique pour rentrer dans ma patrie.
Pour la dernière fois, j'ai étreint mes compagnes à qui tant d'années d'emprisonnement m'unissaient. Et je lisais dans leurs yeux à toutes :
N'oublie rien !
Tu ne dois rien oublier !
Peut-être seras-tu l'unique qui, parmi des millions d'emprisonnées, aura la possibilité de dire aux gens du dehors ce qui se passe ici. N'oublie rien ! (...) (p.7)
Je sursautai. Avais-je rêvé ? Ou est-ce que l'on frappait ? Oui - une fois, deux fois, trois fois -, de grands coups retentissants, brutaux, impérieux. Cela fait tant de bruit que toute la maison doit être sur pied.
Une voix d'homme : "Ouvrez !"
Vite, un vêtement. Je ne trouve pas les manches. Pourquoi est ce que je tremble ? Je n'ai rien fait... J'ai la conscience nette.
Et de nouveau, impatient, menaçant . "Ouvrez !"
Trois officies entrent dans la chambre. Les insignes de leur uniforme révèlent leur appartenance à la N.K.V.D. - la police politique. Très grands, corrects, polis. L'un d'eux tient une liste à la main.
- Votre nom ?
- E.L.
Il trouve le nom sur la liste et coche. Le deuxième feuillette quelques papiers identiques, puis il tire une feuille et me la tend.
Je ne sais pas le russe. Je sais juste épeler les lettres les unes après les autres. Mais il y a des mots qui sont internationaux. "O-r-d-r-e... A-r-r-e-s-t..." et mon nom...
Tandis que je m'habille, ils regardent poliment ailleurs. Je m'assieds sur le bord du canapé et suis incapable de comprendre. Je suis abasourdie. Ma tête est vide. Je ne peux me concentrer. Ni espérance, ni crainte, ni révolte. Je suis paralysée. Puis la perquisition commence. Elle se termine à neuf heures du matin.
Ils dédaignent l'ascenseur et me font descendre les six étages. Toute la maison est là. Des visages connus et inconnus me regardent, pâlissent et se détournent. Aucun salut, aucun signe que l'on m'a reconnue.
Le dernier voyage en auto à travers les rues de Moscou.
Un officier s'assied à côté de moi, un autre à côté du chauffeur.
Loubianka. La Prison centrale de la N.K.V.D., en plein milieu de Moscou. Un portail de fer s'ouvre. Les sentinelles saluent. Un mur d'enceinte, très élevé, enferme la cour intérieure. Le soleil brille sur l'asphalte.
La première des dix prisons soviétiques qui m'attendent me tient enfermée. Le premier jour de onze ans d'emprisonnement vient de commencer. (p.11-12)
L'attente du premier interrogatoire, qui peut durer des mois, est un procédé qui démoralise complètement le prisonnier. A la tranquille assurance de l'innocent qui était la sienne lorsqu'il entra en cellule, a succédé l'insomnie hystérique de celui qui attend et qui, toutes les nuits, au moindre bruit, au moindre appel, subit l'impression d'une décharge électrique.
J'ai séjourné sept mois et demi dans différentes cellules communes sans être appelée une seule fois à l'instruction, sans même que l'on me fasse subir l'interrogatoire d'identité. Tout d'abord, j'attendais à chaque minute que l'on découvre que mon arrestation n'était qu'un malentendu. Je me suis décrit dans tous leurs détails toutes les excuses qu'on allait me faire pour cette regrettable erreur, d'autant plus regrettable qu'elle était commise aux dépens d'une étrangère. Je fis savoir à Vychinski, à cette époque Procureur Général de l'Union Soviétique, qu'il était anticonstitutionnel de maintenir quelqu'un en prison plus de six mois sans lui faire connaitre les motifs de l'accusation. La lettre resta évidemment sans réponse. (p.15-16)
La crainte est le facteur essentiel de la vie en U.R.S.S.
Chaque citoyen soviétique craint de se rendre suspect en faisant une remarque inconsidérée. On évite les conversations politiques. On n'utilise le nom de Staline que dans les réunions publiques. Dans la vie privée, on évite de s'en servir pour qu'un auditeur fortuit ne puisse avoir l'impression qu'on a dit quelque chose de défavorable sur son compte. Tout au plus, parle-t-on de Iossif Vissarionovitch, les prénoms de Staline. Les prisonniers craignent les conversations politiques, car cela peut amener une aggravation de leur peine ou quelque chose de pire encore. Car la dénonciation sévit. C'est la crainte qui maintient une sévère discipline dans le camp : la crainte de la faim, la crainte du camp de discipline, la crainte du cachot. Et ceux qui craignent le plus, ce sont les prisonniers libérés, qui tremblent tous les jours devant une nouvelle arrestation.
Une expression populaire dit que l'U.R.S.S. est divisée en trois catégories de gens : Les prisonniers, les anciens prisonniers, les futurs prisonniers. Lorsqu'on pense qu'il n'y a pour ainsi dire pas une famille qui n'ait un parent proche ou éloigné dans une prison ou dans un camp, cela ne parait pas si absurde. (p. 142)
Dans les camps centraux, il y a une petite quantité de livres que les prisonniers peuvent emprunter. Mais bien peu y ont recours. On est trop épuisé, et il fait trop sombre dans une baraque pour que l'on puisse lire le soir. Beaucoup de prisonniers venant de la campagne ne savent pas lire et la plupart des criminels non plus. C'est pourquoi le conteur est un personnage. Le conteur est la seule personne du camp que tous les prisonniers, quels qu'ils soient, aiment et respectent. Car chaque prisonnier tente d'oublier la réalité et le conteur lui distribue l'oubli. (...)
La meilleure conteuse que j'ai rencontré au cours de ces années était une institutrice de Moscou, Maria Nikolaievna M..., qui a fait fait partie, avant la révolution, d'une fraction révolutionnaire : "l'Opposition ouvrière". (...)
Elle était tellement maigre que l'on s'étonnait toujours qu'elle puisse supporter le poids de ses vêtements - pour ne rien dire des autres fardeaux. Mais ce petit corps frêle, cette petite tête menue aux courts cheveux bruns, abritait une âme virile, ardente, indomptable. L'atmosphère du camp, avec sa loi inexorable, la loi de la faim, de la cruauté, de l’égoïsme féroce, n'était pas la sienne. Elle vivait, travaillait et parlait exactement comme elle avait toujours vécu, travaillé et parlé pendant les cinquante années de son existence libre. Travaillait-elle au champ, elle le faisait avec la même minutie scrupuleuse qu'une savante de laboratoire. "Maria Nikolaievna, nous ne somme pas au Jardin des Plantes", s'exclamait ses partenaires de travail, lorsqu'elle soignait amoureusement chaque plan de chou. "Ce n'est pas comme cela que nous atteindrons notre pourcentage". "Le pourcentage, le pourcentage" murmurait-elle irritée, "qu'est-ce que j'ai à faire du pourcentage ! Quand on fait un travail, il faut le faire bien. Pourcentage !" (...)
Maria parlait avec autant de facilité que si elle lisait un sur la table le roman qu'elle nous racontait. Elle n'avait pas seulement l'art de conter, mais aussi une mémoire prodigieuse. Elle nous récitait "Eugène Onéguine" de Pouchkine tout entier, sans sauter un seul vers. (p.191-192)
Je garderai un souvenir inoubliable du jour où Maria Nikolaievna et moi étions allées chercher dans la forêt recouverte d'une neige épaisse les branches de saules gelées. (...)
Plus d'une fois je me mis à piétiner de désespoir entre les arbres couverts de neige, plus d'une fois je m’enfonçai à l'intérieur de la forêt pour qu'elle ne puisse pas m'entendre sangloter comme un petit enfant. Mais ces interruptions ne duraient que quelques minutes, car la norme devait être atteinte et les dix fagots préparés avant la venue de l'obscurité.
Plus d'une fois, quand je réapparaissais à ses côtés, elle me prit par les bras pour m’entraîner dans une danse échevelée que nous terminions à bout de souffle et avec un rire sonore, bien près des larmes. Nous étions réchauffées pour quelques minutes.
Une fois que nous étions dressées pour arracher une branche, sa voix se fit entendre . "Connais-tu le poème en prose de Tourgueniev ? Les roses étaient si belles et fraîches. " Je lui dis que non. Je ne sais pas d'où cette femme tirait son ardeur et sa force. Tout ce que je sais, c'est que j'oubliai tout. Je ne voyais plus la forêt, même quand la neige croulait d'une branche et me tombait dans le cou, car en un instant la neige avait été parfumée de la senteur des roses et les mots de Tourgueniev, qui se perdaient dans l'immensité de la forêt, créaient autour de nous un cercle dans lequel la misère du monde ne pouvait plus faire irruption.
Lorsqu'elle eut fini, j'allais vers elle et l'étreignit. Tant que nous étions sous le charme de la beauté, tant que ce sentiment s'était épanoui par un froid de quarante degrés, qui nous pénétrait par tous les pores, rien, absolument rien ne pouvait nous briser. Et c'est pourquoi je l'étreignis, quoique ce ne fut pas un geste habituel chez les prisonniers. Ces roses de Tourgueniev dans la glace de Kolyma restent inoubliables. (p. 193)
Extrait de : Onze ans dans les bagnes soviétiques - Ouvrage épuisé
Le poème en prose de Ivan Tourgueniev, 1879 (traduction) : wikisource
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