mercredi 13 juillet 2016

L'intranquilité de Pessoa

MAJ de la page : Fernando Pessoa



Les Nouveaux Chemins de la connaissance par Raphael Enthoven
Cycle Mélancolie - Pessoa (17 février 2009)
avec Robert Bréchon (poète, essayiste et littérateur français) et Patrick Quillier (poète et essayiste français).
A propos de : Le livre de l'intranquillité, Ed. Christian Bourgeois, 2011
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« 84. La grammaire, qui définit l'usage, établit des divisions légitimes mais erronées. Elle distingue, par exemple, les verbes transitifs et intransitifs; cependant, l'homme sachant dire devra, bien souvent, transformer un verbe transitif en verbe intransitif pour photographier ce qu'il ressent, et non, comme le commun des animaux-hommes, pour se contenter de le voir dans le noir. Si je veux dire que j'existe, je dirai «je suis». Si je veux exprimer que j'existe en tant qu'âme individualisée, je dirai «je suis moi». Mais si je veux dire que j'existe comme entité, qui se dirige et se forme elle-même, et qui exerce de la façon la plus directe cette fonction divine de se créer soi-même, comment donc emploierai-je le verbe être, sinon en le transformant tout d'un coup en verbe transitif? Alors, promu triomphalement, antigrammaticalement être suprême, je dirai «je me suis». J'aurai exprimé une philosophie entière en trois petits mots. N'est-ce pas infiniment préférable à quarante phrases pour ne rien dire? Que peut-on demander de plus à la philosophie et à l'expression verbale ?

Qu'ils obéissent donc à la grammaire, ceux qui ne savent penser ce qu'ils sentent. Que s'en servent au contraire ceux qui savent dominer leurs expressions. On raconte que Sigismond, roi de Rome, ayant commis une faute de grammaire dans un discours public, répondit à quelqu'un lui en faisant la remarque: «Je suis roi de Rome, et au-dessus de la grammaire.» Symbole merveilleux! Tout homme sachant dire ce qu'il dit est, à sa façon, roi de Rome. Le titre est royal, et la raison en est de savoir s'être. Fernando Pessoa (Le livre de l’intranquillité, p. 114)

« 1. S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait. » Fernando Pessoa (Le livre de l’intranquillité, p. 38)

« 11. Nous ne nous accomplissons jamais.
Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. »  (p. 48)

 « 40. Pour moi, lorsque je vois un mort, la mort m’apparaît alors comme un départ. Le cadavre me fait l’impression d’un costume qu’on abandonne.
Quelqu’un est parti, sans éprouver le besoin d’emporter son seul et unique vêtement. » (p. 70)

« 58. Le milieu ambiant est l’âme des choses. Chaque chose possède une expression propre, et cette expression lui vient du dehors. Chaque chose résulte de l’intersection de trois axes, et ces trois axes composent cette chose : une certaine quantité de matière, la façon dont nous l’interprétons, et le milieu où elle se trouve. Cette table où j’écris est un morceau de bois, c’est aussi une table, et c’est un meuble parmi d’autres dans cette pièce. Si je veux traduire l’impression que me cause cette table, elle devra se composer des idées qu’elle est en bois, que j’appelle cet objet une table, en lui attribuant certains buts et usages, et qu’en elle se reflètent et s’insèrent, en la transformant, les objets qui, par leur proximité, lui confèrent une âme extérieure, ainsi que les objets posés sur elle. La couleur même qu’on lui a donnée, couleur aujourd’hui ternie, et jusqu’à ses taches et ses éraflures – tout cela, notons-le, lui est venu du dehors, et c’est cela qui, bien plus que son essence de morceau de bois, lui donne son âme. Et le plus intime de cette âme : le fait d’être une table, lui a été donné aussi de cet en-dehors : la personnalité.
Je pense donc que ce n’est pas une erreur – ni humaine, ni littéraire – que d’attribuer une âme aux choses que nous disons inanimées. Être une chose, c’est faire l’objet d’une attribution. Il est peut-être faux de dire qu’un arbre sent, qu’un fleuve “coule”, qu’un couchant est douloureux ou que la mer calme (bleue du ciel qu’elle ne possède pas) est souriante (grâce au soleil qui se trouve en dehors d’elle). Mais il est aussi erroné d’attribuer de la beauté à quoi que ce soit. Il est tout aussi faux d’attribuer aux choses couleur, forme et peut-être même existence. Cette mer, c’est de l’eau salée. Ce soleil couchant, c’est le moment où la lumière du soleil commence à décliner par telle longitude et sous telle latitude. Cet enfant qui joue devant moi est un amoncellement intellectuel de cellules – mieux encore, un assemblage rouages précis aux mouvements subatomiques, bizarre conglomérat électrique de millions de systèmes solaires en miniature.
Tout vient du dehors, et l’âme humaine à son tour n’est peut-être rien d’autre que le rayon de soleil qui brille et isole, du sol où il gît, ce tas de fumier qu’est notre corps.
On pourrait trouver peut-être toute une philosophie dans ces considérations, à condition d’avoir la force d’en tirer des conclusions. Je ne l’ai point ; je vois surgir, attentives, des idées vagues, sur des possibilités logiques, et tout se défait dans une vision de rai de soleil dorant un tas de fumier, comme de la paille humide obscurément broyée, jonchant un sol noirci auprès d’un mur de pierres grossières.
Je suis fait ainsi. Lorsque je veux penser, je vois. Lorsque je veux descendre au fond de mon âme, je m’arrête bientôt, l’esprit ailleurs, au début de la spirale que décrit le profond escalier, et regardant, par la fenêtre du dernier étage, le soleil dont l’adieu mouille de teintes fauves l’entassement confus des toits. » (p. 88-89)

« 90. L’infini se trouve dans une cellule comme dans le désert. La tête appuyé sur une pierre, on dort d’un sommeil cosmique. » (p. 119)

« 112. Vivre, c’est ne pas penser. » (p. 140)

« 117. J’ai entendu un enfant dire un jour, pour suggérer qu’il était sur le point de pleurer, non pas “J’ai envie de pleurer”, comme l’eût dit un adulte, c’est-à-dire un imbécile, mais : “J’ai envie de larmes.” Et cette phrase, totalement littéraire, au point qu’on la trouverait affectée chez un poète célèbre (s’il s’en trouvait un pour l’écrire), se rapporte directement à la chaude présence des larmes jaillissant sous les paupières, conscientes de cette amertume liquide. “J’ai envie de larmes” ! (…) Dire ! Savoir dire ! Savoir exister par la voix écrite et l’image mentale ! La vie ne vaut pas davantage : le reste, ce sont des hommes et des femmes, des amours supposées et des vérités factices, subterfuges de la digestion et de l’oubli, êtres s’agitant en tous sens – comme ces bestioles sous une pierre qu’on soulève – sous le vaste rocher abstrait du ciel bleu et dépourvu de sens. » (p. 143-144)

(...)

Source (et nombreux autres extraits) : Le Sémaphore

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Cesaria Evora,  Sodade (1992)
 
  

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