Yana Kramneva ou Kremushka, Rasa (déc. 2017)
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MAJ de la page : René Guénon
Extrait de : Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chapitre XXIII : Le temps changé en espace.
Comme nous l’avons dit précédemment, le temps use en quelque sorte l’espace, par un effet de la puissance de contraction qu’il représente et qui tend à réduire de plus en plus l’expansion spatiale à laquelle elle s’oppose ; mais, dans cette action contre le principe antagoniste, le temps lui-même se déroule avec une vitesse toujours croissante, car, loin d’être homogène comme le supposent ceux qui ne l’envisagent qu’au seul point de vue quantitatif, il est au contraire « qualifié » d’une façon différente à chaque instant par les conditions cycliques de la manifestation à laquelle il appartient. Cette accélération devient plus apparente que jamais à notre époque, parce qu’elle s’exagère dans les dernières périodes du cycle, mais, en fait, elle existe constamment du commencement à la fin de celui-ci ; on pourrait donc dire que le temps ne contracte pas seulement l’espace, mais qu’il se contracte aussi lui-même progressivement ; cette contraction s’exprime par la proportion décroissante des quatre Yugas, avec tout ce qu’elle implique, y compris la diminution correspondante de la durée de la vie humaine. On dit parfois, sans doute sans en comprendre la véritable raison, qu’aujourd’hui les hommes vivent plus vite qu’autrefois, et cela est littéralement vrai ; la hâte caractéristique que les modernes apportent en toutes choses n’est d’ailleurs, au fond, que la conséquence de l’impression qu’ils en éprouvent confusément.
À son degré le plus extrême, la contraction du temps aboutirait à le réduire finalement à un instant unique, et alors la durée aurait véritablement cessé d’exister, car il est évident que, dans l’instant, il ne peut plus y avoir aucune succession. C’est ainsi que « le temps dévorateur finit par se dévorer lui-même », de sorte que, à la « fin du monde », c’est-à-dire à la limite même de la manifestation cyclique, « il n’y a plus de temps » ; et c’est aussi pourquoi l’on dit que « la mort est le dernier être qui mourra », car, là où il n’y a plus de succession d’aucune sorte, il n’y a plus de mort possible (1). Dès lors que la succession est arrêtée, ou que, en termes symboliques, « la roue a cessé de tourner », tout ce qui existe ne peut être qu’en parfaite simultanéité ; la succession se trouve donc en quelque sorte transmuée en simultanéité, ce qu’on peut encore exprimer en disant que « le temps s’est changé en espace » (2). Ainsi, un « retournement » s’opère en dernier lieu contre le temps et au profit de l’espace : au moment même où le temps semblait achever de dévorer l’espace, c’est au contraire l’espace qui absorbe le temps ; et c’est là, pourrait-on dire en se référant au sens cosmologique du symbolisme biblique, la revanche finale d’Abel sur Caïn.
Une sorte de « préfiguration » de cette absorption du temps par l’espace, assurément fort inconsciente chez ses auteurs, se trouve dans les récentes théories physico-mathématiques qui traitent le complexe « espace-temps » comme constituant un ensemble unique et indivisible ; on donne d’ailleurs le plus souvent de ces théories une interprétation inexacte, en disant qu’elles considèrent le temps comme une « quatrième dimension » de l’espace. Il serait plus juste de dire qu’elles regardent le temps comme comparable à une « quatrième dimension », en ce sens que, dans les équations du mouvement, il joue le rôle d’une quatrième coordonnée s’adjoignant aux trois coordonnées qui représentent les trois dimensions de l’espace ; il est d’ailleurs bon de remarquer que ceci correspond à la représentation géométrique du temps sous une forme rectiligne, dont nous avons signalé précédemment l’insuffisance, et il ne peut pas en être autrement, en raison du caractère purement quantitatif des théories dont il s’agit. Mais ce que nous venons de dire, tout en rectifiant jusqu’à un certain point l’interprétation « vulgarisée », est pourtant encore inexact : en réalité, ce qui joue le rôle d’une quatrième coordonnée n’est pas le temps, mais ce que les mathématiciens appellent le « temps imaginaire » (3) ; et cette expression, qui n’est en elle-même qu’une singularité de langage provenant de l’emploi d’une notation toute « conventionnelle », prend ici une signification assez inattendue. En effet, dire que le temps doit devenir « imaginaire » pour être assimilable à une « quatrième dimension » de l’espace, ce n’est pas autre chose, au fond, que de dire qu’il faut pour cela qu’il cesse d’exister réellement comme tel, c’est-à-dire que la transmutation du temps en espace n’est proprement réalisable qu’à la « fin du monde » (4).
(1) Comme Yama est désigné d’autre part dans la tradition hindoue comme le « premier mort », et comme il est assimilé à la « Mort » elle-même (Mrityu), ou, si l’on préfère employer le langage de la tradition islamique, à l’« Ange de la Mort », on voit que, ici comme sous beaucoup d’autres rapports, le « premier » et le « dernier » se rejoignent et s’identifient en quelque sorte dans la correspondance des deux extrémités du cycle.
(2) Wagner a écrit dans Parsifal : « Ici, le temps se change en espace », et cela en relation avec Montsalvat qui représente le « centre du monde » (nous reviendrons sur ce point un peu plus loin) ; il est d’ailleurs peu probable qu’il en ait vraiment compris le sens profond, car il ne semble guère mériter la réputation d’« ésotériste » que certains lui ont faite ; tout ce qui se trouve de réellement ésotérique dans ses œuvres appartient en propre aux « légendes » qu’il a utilisées, et dont il n’a fait trop souvent qu’amoindrir le sens.
(3) En d’autres termes, les trois coordonnées d’espace étant x, y, z, la quatrième coordonnée est, non pas t qui désigne le temps, mais l’expression t√−1.
(4) Il est à remarquer que, si l’on parle communément de la « fin du monde » comme étant la « fin du temps », on n’en parle jamais comme de la « fin de l’espace » ; cette observation, qui pourrait sembler insignifiante à ceux qui ne voient les choses que superficiellement, n’en est pas moins très significative en réalité.
Source (et suite) du texte : Esprit universel
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