Intervention de John Pilger au Symposium Logan « Construire une alliance contre le secret, la surveillance et la censure », organisé par le Centre pour le journalisme d’investigation, Londres, 5-7 décembre 2014
Pourquoi tant de journalistes ont-ils succombé à la propagande ? Pourquoi la censure et les distorsions sont-elles des pratiques courantes ? Pourquoi la BBC se fait-elle la voix d’un pouvoir rapace ? Pourquoi le New York Times et le Washington Post trompent-ils leurs lecteurs ?
Pourquoi n’enseigne-t-on pas aux jeunes journalistes à analyser l’agenda médiatique et à contester les hautes prétentions et les basses intentions de cette fausse objectivité ? Et pourquoi ne leur enseigne-t-on pas que l’essence de ce qu’on appelle les médias mainstream (dominants) n’est pas l’information, mais le pouvoir ?
Eh vous, cessez ces questions !
Ces questions sont urgentes. Le monde fait face à un risque majeur de guerre, peut-être nucléaire – avec des USA déterminés à isoler et à provoquer la Russie et finalement, la Chine. Cette vérité se voit inversée et travestie par les journalistes, dont ceux-là même qui firent la promotion des mensonges qui menèrent au bain de sang irakien de 2003.
Les temps dans lesquels nous vivons sont si dangereux, et l’opinion publique le perçoit de manière si distordue que la propagande n’est plus, comme Edward Bernays l’appelait, « un gouvernement invisible ». C’est le gouvernement. Elle règne directement sans craindre la contradiction et son principal objectif c’est de nous conquérir : notre vision du monde, notre capacité à séparer la vérité des mensonges.L’âge de l’information est en réalité un âge des médias, des médias qui censurent, qui diabolisent, qui châtient, qui font diversion : une chaîne de montage surréaliste de clichés d’obéissance et d’hypothèses erronées.
Cette capacité à forger une nouvelle “réalité” se construit depuis longtemps. Il y a 45 ans, un livre intitulé The Greening of America (« le verdissement de l’Amérique ») fit sensation. Sur la couverture on pouvait lire ces mots : « Une révolution arrive. Elle ne ressemblera pas à celles du passé. Elle émergera de l’individu ».
J’étais correspondant aux USA à l’époque et je me souviens de l’accession instantanée au rang de gourou de son auteur, un jeune universitaire de Yale, Charles Reich. Son message c’était que la divulgation de la vérité et l’action politique avaient échoué, et que seules la « culture » et l’introspection pourraient changer le monde.
En quelques années, propulsé par les forces du profit, le culte du “moi” avait tout fait sauf améliorer notre propension à agir ensemble, notre sens de la justice sociale et de l’internationalisme. Les classes, les genres et les races s’étaient séparés. Le personnel c’était les politiques, et le message, c’était le médium.
À la suite de la guerre froide, la fabrication de nouvelles “menaces” vint compléter la désorientation politique de ceux qui, 20 ans plus tôt, auraient constitué une opposition véhémente.
En 2003, j’ai filmé une interview à Washington avec Charles Lewis, célèbre journaliste d’investigation US. Nous avons discuté de l’invasion de l’Irak, survenue quelques mois auparavant. Je lui ai demandé : « Et si les médias les plus libres du monde avaient sérieusement contesté les affirmations de George Bush et de Donald Rumsfeld, en investiguant, au lieu de se faire les porte-paroles d’une propagande grossière ? »
Il me répondit que si nous autres journalistes avions fait notre devoir, “il y a de grandes chances que nous n’ayons jamais envahi l’Irak.”
C’est un aveu terrible, et que bien d’autres journalistes de renom, à qui j’ai posé la question, partagent. Dan Rather, anciennement de CBS, me répondit la même chose. David Rose de « The Observer », ainsi que des journalistes et producteurs de haut rang de la BBC, qui souhaitaient garder l’anonymat, me répondiret aussi la même chose.
En d’autres termes, si les journalistes avaient fait leur travail, avaient remis en question et décortiqué la propagande au lieu de l’amplifier, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants seraient encore vivant aujourd’hui ; et des millions n’auraient pas eu à fuir leurs domiciles ; la guerre sectaire entre sunnites et chiites aurait pu ne pas commencer, et le tristement célèbre « État islamique » n’existerait peut-être pas.
Aujourd’hui encore, malgré les millions de manifestants, la majorité du public des pays occidentaux n’a aucune idée de l’ampleur des crimes commis par nos gouvernements en Irak. Encore moins savent que, dans les 12 années précédant l’invasion, les gouvernements des USA et du Royaume-Uni ont déclenché un véritable holocauste en empêchant la population civile d’Irak d’accéder aux minimums vitaux.
Voici les mots d’un officiel britannique de haut- rang responsable des sanctions en Irak dans les années 90 – un siège médiéval qui entraîna la mort d’un demi-million d’enfants de moins de 5 ans, selon l’UNICEF. Le nom de cet officiel est Carne Ross. Au ministère des Affaires étrangères à Londres, on l’appelait « Mr. Irak ». Aujourd’hui, c’est un lanceur d’alertes qui nous explique comment les gouvernements mentent et comment les journalistes propagent délibérément ces mensonges. « Nous donnions aux journalistes des informations partielles et formatées par les services de renseignement », m’a-t-il dit, « ou alors nous les excluions ».
Le dénonciateur principal de cette terrible époque de silence fut Denis Halliday. Alors Secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations Unies et n° 1 de L’ONU en Irak, Halliday démissionna plutôt que d’appliquer des directives qu’il décrivait comme génocidaire. Il estime que les sanctions tuèrent plus d’un million d’Irakiens.
Ce qui arriva ensuite à Halliday est très instructif. Il a été évacué. Ou diffamé. Lors de l’émission “Newsnight” de la BBC, le présentateur Jeremy Paxman lui hurla dessus: “N’êtes-vous qu’un défenseur de Saddam Hussein ? ». Le Guardian a récemment décrit cette scène comme « l’un des passages les plus mémorables » de Paxman. La semaine dernière, Paxman a signé un contrat d’1 million de livres [=1,267 millions d’€] avec un éditeur.
Les larbins de la censure ont bien fait leur travail. Voyons le résultat. En 2013, un sondage ComRes indiquait qu’une grande majorité du public britannique pensait que le total des morts de l’Irak était inférieur à 10 000 – une minuscule fraction de la vérité. Une trainée de sang qui s’étend de l’Irak à Londres a été soigneusement nettoyée.
Rupert Murdoch est considéré comme le parrain de cette mafia médiatique, et personne ne devrait douter du pouvoir combiné de ses journaux – au nombre de 127, avec un tirage global de 40 millions de copies, et son réseau de télévision FOX. Mais l’influence de l’empire Murdoch n’est pas plus importante que ce qu’elle reflète de l’ensemble des médias.
La propagande la plus efficace ne provient pas du Sun ou de Fox News – mais se camoufle sous un halo libéral. Quand le New York Times publia les affirmations selon lesquelles Saddam Hussein possédait des armes de destructions massive, ses fausses preuves furent acceptées, parce qu’il ne s’agissait pas de Fox News ; il s’agissait du New York Times.
Les 3 phrases-clé de la Novlangue de 1984 : « La guerre, c’est la paix; l’ignorance, c’est la force ; la liberté, c’est l’esclavage »
La même chose est vraie du Washington Post et du Guardian, qui ont tous deux joué un rôle crucial dans le conditionnement de leurs lecteurs à accepter une nouvelle et dangereuse guerre froide. Ces trois journaux libéraux ont fait passer les événements en Ukraine pour des agissements malveillants de la part de la Russie – quand, en réalité, le coup d’État fasciste en Ukraine était le travail des USA, avec le soutien de l’Allemagne et de l’OTAN.
L’inversion de la réalité est si perverse que l’encerclement militaire et l’intimidation de la Russie par Washington ne sont même pas contestés. Ça n’est même pas une information, c’est passé sous silence et masqué par une campagne de dénigrement et de peur du genre de celles avec lesquelles j’ai grandi, pendant la première Guerre Froide.
Une fois de plus, un empire démoniaque souhaiterait nous envahir, dirigé par un autre Staline, ou, encore plus pervers, par un nouvel Hitler. Donnez un nom au diable, et foncez.
L’occultation de la vérité sur l’Ukraine est l’un des blackouts médiatiques les plus complets dont je puisse me souvenir. Les nombreuses installations militaires occidentales dans le Caucase et en Europe de l’Est depuis la seconde guerre mondiale sont occultées. L’aide secrète apportée par Washington au régime de Kiev et à ses brigades néo-nazies coupables de crimes de guerre contre la population de l’Est de l’Ukraine est occultée. Des preuves qui contredisent la propagande selon laquelle la Russie serait coupable d’avoir abattu un avion de la Malaysian Airlines sont occultées.
encore une fois, les censeurs sont les médias censés être libéraux. Ne citant aucun fait, aucune preuve, un journaliste a identifié un leader pro-russe en Ukraine comme étant l’homme qui abattu l’avion. Cet homme, écrivit-il, était surnomme « Le Démon ». C’était un homme effrayant qui avait fait peur au journaliste. Voilà la preuve.
Ils sont nombreux dans les médias occidentaux à avoir travaillé d’arrache-pied pour faire passer les Ukrainiens d’ethnie russe pour des étrangers dans leur propre pays, mais jamais comme des Ukrainiens cherchant à faire de l’Ukraine une fédération, ni comme des citoyens ukrainiens résistant à un coup d’État fomenté de l’étranger contre le gouvernement élu de leur pays.
Ce que le président russe a à dire n’est d’aucune importance ; il n’est qu’un Grand Méchant dont on peut se moquer en toute impunité. Un général US de l’OTAN tout droit sorti de Dr Folamour – un général Breedlove – proclame régulièrement que la Russie s’apprête à déclencher une invasion, sans l’ombre d’une preuve. Son incarnation du général Jack D. Ripper imaginé par Stanley Kubrick est proche de la perfection.
40 000 Ruskoffs seraient en train de se rassembler à la frontière, selon Breedlove. C’était suffisant pour le New York Times, le Washington Post, et l’Observer – ce dernier s’étant précédemment illustré avec les mensonges et les fabrications qui permirent à Tony Blair d’envahir l’Irak, comme son ancien reporterDavid l’a révélé.
On y retrouve presque la joie d’une réunion de classe. Ceux qui battent les tambours de guerre au Washington Post sont les mêmes qui déclaraient que l’existence des armes de destruction massive de Saddam était « un fait incontestable ».
“Si vous vous demandez”, a écrit Robert Parry, “comment le monde pourrait entrer dans une troisième guerre mondiale – comme il le fit dans la première guerre mondiale il y a un siècle – il vous suffit de jeter un œil à la folie qui s’est emparée de la structure politico-médiatique US à propos de l’Ukraine ou un scénario en blanc et noir s’est rapidement imposé et s’est avéré imperméable aux faits et à la raison. »
Parry, le journaliste qui révéla L’affaire Iran-Contra, est l’un des seuls à investiguer le rôle clé des médias dans ce « jeu de la poule mouillée » (jeu à somme nulle), comme l’appelle le ministre russe des Affaires étrangères. Mais est-ce un jeu ? Alors que j’écris, le congrès des USA vote la résolution 758 qui, pour résumer, dit : « préparons-nous à la guerre contre la Russie. »
Aux informations, on s’arrange pour que des pays entiers disparaissent des écrans. L’Arabie saoudite, source d’extrémisme et de terreur soutenue par l’Occident, n’y passe jamais, sauf lorsqu’elle abaisse le prix du pétrole. Le Yémen a subi 12 années d’attaques de drones US. Qui le sait ? Qui s’en soucie ?
En 2009, l’Université de l’Ouest de l’Angleterre (à Bristol) publia les résultats d’une étude sur 10 ans de la couverture médiatique du Venezuela par la BBC. Des 304 reportages diffusés, 3 seulement faisaient mention d’une des mesures positives mises en place par le gouvernement d’Hugo Chavez. Le plus important programme d’alphabétisation de l’histoire de l’humanité ne fut évoqué qu’en passant.
En Europe et aux USA, des millions de lecteurs et de téléspectateurs ne savent presque rien des changements remarquables et dynamiques mis en place en Amérique latine, dont beaucoup ont été inspirés par Hugo Chavez. Tout comme la BBC, les reportages du New York Times, du Washington Post, du Guardian, et du reste des respectables médias occidentaux étaient criantsde mauvaise foi. On se moquait de Chavez jusque sur son lit de mort. Comment explique-t-on cela dans les écoles de journalisme ?
Pourquoi des millions de Britanniques sont-ils persuades qu’un châtiment collectif appelé “austérité” est nécessaire ?
Le crash économique de 2008 a mis à nu un système pourri. Pendant quelques instants les banques ont été dénoncées comme des escrocs ayant des obligations vis-à-vis du public qu’elles avaient arnaqué.
Mais en quelques mois – mis à part quelques piques lancées contre les bonus excessifs de patrons – le message a changé. Les photos signalétiques des banquiers coupables s’évanouirent des tabloïds et ce qu’on a appelle «l’ austérité » est devenu le fardeau de millions de gens ordinaires. A-t-on déjà vu tour de passe-passe aussi culotté ?
Aujourd’hui, bien des fondements de la vie civilisée en Angleterre se voient démantelés afin de rembourser une dette frauduleuse – la dette des escrocs. Les coupes budgétaires dues à l’« Austérité » s’élèvent apparemment à 83 milliards de livres [=105 milliards d’€]. Ce qui est équivaut quasiment au montant de l’évasion fiscale des banques et des entreprises comme Amazon et La « News UK » de Murdoch. De plus, les banques escrocs se voient subventionnées annuellement à hauteur de 100 millions de livres [= 127 milliards d’€] en assurances gratuites et en garanties – un montant qui pourrait financer entièrement le Service de santé public national.
La crise économique est pure propagande. Des mesures extrêmes sont maintenant la règle au Royaume-Uni, aux USA, dans la plus grande partie de l’Europe, au Canada et en Australie. Qui ose se lever au nom de la majorité ? Qui raconte leur histoire? Qui remet les pendules à l’heure? N’est-ce pas là le rôle des journalistes ?
En 1977, Carl Bernstein, devenu célèbre grâce au Watergate, révéla que plus de 400 journalistes et dirigeants médiatiques travaillaient pour la CIA. Parmi eux des journalistes du New York Times, de Time et des réseaux de télévision. En 1991, Richard Norton Taylor du Guardian révéla quelque chose de similaire dans ce pays.
Rien de tout ça n’est nécessaire aujourd’hui. Je ne pense pas que quiconque paye le Washington Post et d’autres médias pour accuser Edward Snowden de soutenir le terrorisme. Je ne pense pas que quiconque paie ceux qui diffament régulièrement Julian Assange – bien qu’il y ait de nombreuses autres formes de récompense.
Il est évident pour moi que la raison principale pour laquelle Assange est autant diffamé, jalousé et décrié, c’est que Wikileaks ait démoli la façade d’une élite politique corrompue soutenue par des journalistes. En annonçant une ère de révélations extraordinaire, Assange s’est fait des ennemis en exposant et en humiliant les chiens de garde médiatiques, dont ceux qui reprirent et publièrent ses scoops. Il devint non seulement une cible, mais aussi une poule aux œufs d’or.
Des livres furent publiés, des contrats de cinéma hollywoodiens furent signés et des carrières lancées sur le dos de Wikileaks et de son fondateur. Des gens ont gagné de l’argent, beaucoup d’argent, alors que Wikileaks luttait pour sa survie.
Rien de tout ça ne fut mentionné à Stockholm le 1er décembre, quand le rédacteur en chef du Guardian, Alan Rusbridger, partagea avec Edward Snowden le « Right Livelihood Award », communément appelé « prix Nobel alternatif ». Ce qui fut choquant à propos de cet évènement, c’est que Wikileaks et Assange furent totalement ignorés. Ils n’existaient pas. Ils étaient déshumanisés. Personne ne dit mot au nom du pionnier des lanceurs d’alertes sur Internet qui offrit au Guardian l’un des plus importants scoops de son histoire. De plus, c’était Assange et l’équipe de Wikileaks qui avaient efficacement – et brillamment – porté secours à Edward Snowden à Hong Kong et l’avaient conduit en lieu sûr. Pas un mot.
Ce qui rendait cette censure par omission si ironique, poignante et honteuse, c’est que cette cérémonie se déroulait au parlement suédois – dont le lâche silence sur l’affaire Assange s’était associé à l’échec grotesque de la justice à Stockholm.
“Quand la vérité se voit remplacée par le silence », disait le dissident soviétique Evtouchenko, « le silence devient un mensonge ».
C’est ce genre de silence que nous, les journalistes, nous devons de briser. Nous devons nous regarder dans le miroir. Nous devons demander des comptes à un système médiatique irresponsable qui sert le pouvoir et à une psychose qui menace de déclencher une guerre mondiale.
Au 18ème siècle, Edmund Burke décrivait le rôle de la presse comme un quatrième pouvoir tenant en respect les puissants. Cela a-t-il un jour été vrai ? Ça ne l’est certainement pas aujourd’hui. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un cinquième pouvoir : un journalisme qui surveille, déconstruise, s’oppose à la propagande et enseigne aux jeunes à devenir des agents du peuple, pas du pouvoir. Nous avons besoin de ce que les russes ont appelé perestroïka – une insurrection du savoir subjugué. J’appellerais ça du vrai journalisme.
Il y a 100 ans commençait la Première guerre mondiale. Les reporters à l’époque étaient récompensés et anoblis pour leur collusion et leur silence. Au summum du massacre, le Premier ministre britannique David Lloyd George confia au rédacteur en chef du Guardian de Manchester, CP Scott : « Si les gens connaissaient la vérité, la guerre serait arrêtée dès demain, mais bien évidemment, ils ne savent pas et ne peuvent pas savoir. »
Il est temps qu’ils sachent.
Source : John Pilger / Traduction : 4e singe
Voir aussi les pages : Terrorisme étasunien (Noam Chomsky) /
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