jeudi 1 décembre 2016

Les crises du néolibéralisme ne se résoudront pas par encore plus de néolibéralisme

Les crises du néolibéralisme ne se résoudront pas par encore plus de néolibéralisme
Par Systemic Disorder, le 16 novembre 2016 – Systemic Disorder / Le Saker francophone (trad.)

Nous aurons de graves ennuis si nous sommes incapables de concevoir des modèles économiques alternatifs. Il n’est pas nécessaire de s’attarder aux détails comme l’accroissement des inégalités, l’instabilité, le renforcement du contrôle des entreprises, la crise environnementale imminente, l’emploi toujours plus précaire (quand il y en a) et l’incapacité à répondre aux besoins de milliards de gens dans le monde, pour voir que le capitalisme manque d’humanité.

Pour le dire en un mot, à l’échelle du monde, environ 200 millions de gens sont sans emploi parmi les 2.4 milliards qui n’ont pas de travail stable.

Le néolibéralisme n’est pas un virus refilé au monde par quelque cabale secrète ; c’est simplement la dernière phase du capitalisme, qui, du point de vue des capitalistes, est la conséquence logique de l’évolution du keynésianisme du milieu du XXe siècle. Nous ne reviendrons pas au keynésianisme, parce que cela a été une brève période dépendant de la base industrielle et de l’expansion du marché. Une répétition de l’histoire est impossible, parce que la base industrielle des pays capitalistes avancés a été évidée, transférée dans des pays en développement à bas salaires et il ne reste presque plus d’endroits où le système capitaliste peut se développer.


Ce qui arrive aux forêts tropicales humides, lorsque le marché peut décider. (Forêt pluviale Montane en Équateur, par Gunnar Brehm)

Donc, lorsque j’ai vu un article intitulé Industrial policy in the 21st century: merits, demerits and how can we make it work [Politique industrielle au XXIe siècle : mérites, inconvénients et comment nous pouvons le faire fonctionner] dans le dernier numéro de la Real-World Economic Review, j’ai été intrigué. Comme son titre l’indique, Real-World Economic Review se spécialise dans des articles d’économistes qui pensent bien au-delà de la boîte à outils orthodoxe qui sert si bien les élites industrielles et financières ; le fait même que ce domaine nécessite une publication portant un tel titre parle de lui-même.

Les prescriptions décevantes de l’article, cependant, pourraient au mieux être décrites comme «du néolibéralisme allégé». L’auteur de Politique industrielle au XXIe siècle, Mohammad Muaz Jalil, de l’ONG Fondation suisse pour la coopération technique, est bien intentionné, mais promeut la même politique orientée sur l’exportation dans le monde en développement. Cela implique aussi une croissance infinie, une illusion dangereuse.

Plus de la même chose ne semble guère une échappée probable, et cela avant d’examiner l’impossibilité mathématique que chaque pays exportateur sorte de ses difficultés économiques. Pour chaque pays qui atteint un surplus commercial, il faut un autre pays ayant un déficit commercial.


Ce qui marche pour quelques-uns ne marche pas pour tous

Jalil commence par relever que les pays du Sud-Est asiatique ont appliqué une politique industrielle, y compris protectionniste, pour construire leurs économies, notamment le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et Singapour. Il utilise la définition de la politique industrielle émise par l’Organisation pour la coopération économique et le développement (OCDE) : «La politique industrielle consiste en tout type d’intervention ou de politique gouvernementale qui tente d’améliorer l’environnement des affaires ou de modifier la structure de l’activité économique vers des secteurs, des technologies ou des tâches, dont on attend qu’elles offrent de meilleures perspectives pour la croissance économique ou le bien-être social que ne le ferait l’absence de telles interventions.»

Les pays de l’Est asiatique cités ont utilisé divers mélanges de stratégies orientées sur la croissance des exportations et la protection des jeunes industries. Les entreprises favorisées bénéficiaient de subventions à l’exportation, de taux d’intérêts réduits et de taux de change préférentiels, pour que ces entreprises deviennent mondialement concurrentielles. La fabrication dans ces pays a commencé à un faible niveau, mais elle est constamment montée dans la «chaîne de valeur» – c’est-à-dire que ces entreprises étaient capables de produire de plus en plus de produits sophistiqués.

Jalil admet certaines critiques à ce type de politique, notant la difficulté à prévoir qui ou quoi seront les vainqueurs à l’avenir, étant donnés la concurrence internationale beaucoup plus rude d’aujourd’hui, les chaînes d’approvisionnement internationales devenues dominantes et le sévère régime commercial mondial, limitant la capacité des gouvernements à intervenir. Les gouvernements aujourd’hui appliquent néanmoins des politiques néolibérales dans le monde, à travers l’Organisation mondiale du commerce et des banques internationales de prêt contrôlées par les États-Unis et, à un moindre degré, par l’Union européenne.

Quand nous en arrivons à des exemples particuliers, les prescriptions sur papier s’écroulent rapidement. M. Jalil présente le Brésil et l’Afrique du Sud comme des exemples. Le Brésil est l’une des sociétés les plus inégalitaires au monde, avec de graves problèmes économiques, peu susceptibles de s’améliorer à la suite du coup d’État en douceur de la droite brésilienne contre l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Une monnaie faible, un manque de croissance, une inflation continue, des immenses tas de dettes en dollars et en euros et des entreprises aux prises avec une dette et de faibles cotes de crédit, tout cela ne ressemble pas à un tableau idyllique. La pauvreté est généralisée, et il n’est pas rare que les militants affrontant les propriétaires terriens qui pratiquent des coupes claires dans les forêts humides soient tués.

L’Afrique du Sud connaît la plus grande inégalité de tous les pays au monde. Le Congrès national africain a gâché son autorité morale pour mettre en œuvre sa Charte de la liberté sur la prise du pouvoir, en négociant l’abandon de son contrôle économique. L’ANC a pris ses fonctions menottes aux mains et, s’étant lié aux marchés financiers, ceux-ci ont imposé davantage de «discipline» en attaquant l’économie sud-africaine à la première manifestation qui leur déplaisait.

Les ouvriers sud-africains, en particulier les mineurs, subissent des violences de la part du gouvernement ANC, encouragées par les syndicats alignés sur ce parti. Plus de la moitié des Sud-Africains vivent dans la pauvreté et le taux de chômage est de 26.6%. Est-ce un exemple à suivre ?

Les défenseurs des ateliers de misère ne sont pas forcés d’y travailler

Ensuite, l’auteur fait la promotion de l’industrie du vêtement au Bangladesh comme une histoire de réussite ! Eh bien, pour Walt-Mart et d’autres détaillants mondiaux, qui accumulent d’énormes profits sur le dos des ouvriers des sweatshops payés à des salaires de famine, c’est indubitablement une réussite. Mais comme stratégie de développement bénéfique pour les personnes qui travaillent ? Regardons la preuve.

Les travailleurs bangladeshis du vêtement peuvent travailler 14 à 16 heures par jour, certains sept jours par semaine. Le salaire minimum est un petit peu plus que la moitié du minimum requis pour assurer à une famille abri, nourriture et scolarité, selon le groupe militant War on Want. L’Institut pour le travail mondial et les droits de l’homme estime qu’un ouvrier au Bangladesh devrait travailler 15 heures et demie pour acheter un gallon de lait [1 gallon = 3,8 litres environ, NdT]. En 2014, le PDG de Wal-Mart a gagné 24 500 fois plus qu’un ouvrier bangladeshi dans un sweatshop. Pourtant, malgré des accidents répétés, provoquant des morts en masse, peu de choses ont changé.

L’industrie de la construction navale est aussi promue comme une voie vers la prospérité pour les Bangladeshis. Une composante importante de cette industrie est la «démolition de navires», pour laquelle les bateaux sont amenés dans un pays pour être démontés. L’Institut pour le travail mondial et les droits de l’homme rapporte que les démonteurs de bateaux travaillent par équipes de 12 heures, sept jours par semaine, et sont payés 30 à 45 cents de l’heure, pour effectuer un travail «dans lequel il est courant que les ouvriers soient mutilés ou tués». On rapporte que les démolisseurs de navires vivent dans des taudis surpeuplés, dormant sur des sols de béton.


Démolition de bateaux à Chittagong, Bangladesh (photo Naquib Hossain)

Personne ne choisirait de faire ces choses, sauf dans la privation la plus extrême. Que ce travail soit une voie vers le développement durable est une figure de style commune aux apologistes du projet néolibéral, mais défie le bon sens dans un contexte humaniste.

L’auteur souligne le nombre croissant d’entreprises des pays en développement parmi les plus grandes au monde, mais ces nombres restent toutefois dérisoires. En fait, les entreprises de l’hémisphère Nord restent largement dominantes. Une étude de Sean Starrs, dans la New Left Review, a trouvé que lorsqu’on regroupe les industries du monde dans 25 grandes catégories, les entreprises étasuniennes dominaient dans 18 cas et pour 10 d’entre elles, ces sociétés américaines ont attiré au moins 40% des bénéfices globaux. L’Allemagne et le Japon sont en tête dans deux autres secteurs.

À l’appui de ces prescriptions, M. Jalil argumente que comme les pays avancent dans la chaîne de valeur, le pays suivant peut «s’emparer» des industries «de début de chaîne» et entamer sa propre ascension. Mais le monde ne peut absorber qu’une certaine capacité de production et l’idée que chaque pays peut devenir un fabricant du même équipement électronique haut de gamme, par exemple, défie la réalité. Cela méconnaît aussi, de nouveau, que chaque pays ne peut pas être un exportateur net. Cela néglige également le fait que la croissance de la Chine menace d’«évincer» d’autres concurrents, en raison de sa taille massive.

Minqi Li, dans son livre The Rise of China and the Demise of the Capitalist World Economy, [L’ascension de la Chine et la fin de l’économie capitaliste mondiale] soutient que l’énorme masse de travailleurs chinois à bas salaires tirera globalement les niveaux de salaire vers le bas ; la croissance de l’industrialisation dans les pays développés conduira à l’épuisement des ressources d’énergie et les limites écologiques forceront à un arrêt de la croissance, fatal pour un système qui dépend précisément de la croissance. Le professeur Li fait valoir qu’une convergence des salaires vers le haut dans le monde entier, dans le paradis actuel des bas salaires, réduirait significativement les profits des capitalistes.

Dans ce scénario, les capitalistes chercheraient à réduire les salaires dans les pays du centre pour compenser la différence, ce qui à son tour induirait des baisses de la demande. Une demande réduite causerait des problèmes à toute économie orientée sur l’exportation, d’autant plus que des salaires extrêmement bas suppriment la consommation intérieure.

Il n’est pas possible de créer suffisamment d’emplois pour la population croissante de paysans et autres démunis de la campagne – Samir Amin calcule que même avec une augmentation de 7% du produit intérieur brut pendant les 50 prochaines années, pas plus d’un tiers de cette population pourrait trouver un emploi régulier. Aucune croissance de ce genre ne s’est jamais produite pendant des périodes aussi prolongées.

D’où la seconde terre va-t-elle venir ?

Enfin, toute cette explosion industrielle imaginée repose sur une croissance infinie. Nous vivons sur une planète finie et donc la croissance infinie est impossible. La consommation croît déjà au-delà de la capacité de la terre à le supporter et les changements anthropogéniques de l’atmosphère nous ont dangereusement rapprochés du point de non retour en termes de réchauffement climatique. L’humanité consomme actuellement l’équivalent de 1,6 terre, et au rythme actuel des tendances de consommation, cela passera à deux terres dans les années 2030.


Ce n’est pas un substitut pour la terre (image créée par la NASA à partir du télescope spatial Hubble.)

Accroître toujours plus la production, même en supposant qu’on puisse trouver des marchés pour l’écouler, ne peut pas être une solution à long terme à la pauvreté. Les dirigeants des grandes entreprises sont responsables envers les propriétaires privés et les actionnaires, pas envers la société, et donc ils font tout ce qu’ils peuvent pour externaliser les coûts environnementaux et autres sur la société. Hélas, l’énergie renouvelable n’est pas un raccourci pour inverser le réchauffement climatique. Les énergies renouvelables ne sont pas nécessairement propres, ni sans contribution au changement climatique (la production d’éoliennes et de voitures électriques provoque beaucoup de pollution), et les limites de la vie sur une planète finie, avec des ressources présentes limitées, sont d’autant plus aiguës dans un système économique qui exige une croissance infinie.

Enfin, la conviction que la politique industrielle puisse créer la prospérité repose sur des pays dotés d’une autonomie leur permettant d’appliquer des mesures protectionnistes. M. Jalil soutient que les pays les plus pauvres aient des répits pour appliquer les règles de l’Organisation mondiale du commerce jusqu’à la fin de la décennie, mais il est pour le moins discutable qu’ils aient une marge de manœuvre suffisante. Non seulement les règles de l’OMC, mais les traités de «libre-échange» bilatéraux et multilatéraux rendent ces protections illégales. Le Partenariat trans-pacifique, qui inclut plusieurs pays en développement, limiterait toute capacité de protéger les industries locales – et le TPP est destiné à être un modèle pour d’autres pays. (Bien que blessé, le TPP n’est pas encore mort parce que le délai de deux ans n’a pas encore expiré.)

Dans un monde où les accords de «libre-échange» restreignent fortement la capacité des gouvernements à promulguer des lois et des régulations, et qui accorde aux grandes multinationales le droit d’intenter des procès pour éliminer toute loi qu’elles n’aiment pas – fondamentalement une manière d’exiger que les profits des entreprises prennent le pas sur toute mesure de protection du travail, de la sécurité, de l’environnement ou de la santé –, la voie pour devenir un exportateur net commencera et finira avec des sweatshops dans la plupart des pays.

Des bas salaires et l’absence de régulations applicables sont précisément la raison pour laquelle le capital international est investi dans les pays en développement comme le Bangladesh. Le régime du «libre-échange» mondial n’est rien de plus qu’un mécanisme favorable aux industriels et aux financiers les plus puissants de l’hémisphère, pour accélérer un processus de nivellement par le bas et augmenter l’exploitation au maximum humainement possible. Que les pays en développement puissent y gagner – ou que les pays capitalistes avancés autorisent l’arrivée de davantage de concurrents – est pure fantaisie. Une fantaisie néolibérale.

Jalil conclut par un appel au financement du secteur privé capable de «répondre à la diversité et au dynamisme inhérents aux marchés». Hein ? Les marchés dans le monde capitaliste ne sont rien de plus que les intérêts conjoints des plus grands industriels et financiers. Permettre aux marchés de prendre un nombre toujours plus grand de décisions sociales est ce qui a conduit le monde à l’impasse et à une austérité toujours plus rigoureuse pour les travailleurs. Le capitalisme néolibéral peut tenter d’enseigner que les gens existent pour servir les marchés, mais nous ne sommes pas obligés de l’accepter.

Croire que le financement privé – qui, après tout, est fait pour tirer des profits indépendamment des coûts sociaux et environnementaux – nous assurera une vie heureuse à jamais, devrait être laissé au royaume des contes de fées. Comme on dit, la folie c’est croire que faire toujours encore plus de la même chose produira des résultats différents.

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