mercredi 3 mai 2017

"Je prends le risque. Je vais m'abstenir. Dans la joie"



Emmanuel Todd : "Voter Front National c'est voter xénophobe (...) voter Macron c'est l'acceptation de la servitude (...) Je prends le risque. Je vais m'abstenir. Dans la joie".
Abstention ou vote Macron ? Emmanuel Todd et Olivier Tonneau débattent. (Arrêt sur image, 2017)

Et maintenant, que faire ? Pour les électeurs de Mélenchon, le score du candidat de la France Insoumise a généré autant d'espoir que de désespérance : Macron, ou Le Pen ? Voter, ou s'abstenir ? Entre injonctions à éjecter le Front National et refus de la soumission au diktat du Front républicain devenu front macronien, les électeurs de Mélenchon hésitent. Nous en débattons avec nos deux invités, Emmanuel Todd, démographe et historien, et Olivier Tonneau, auteur de deux tribunes, l'une intitulée "Face au Front National : aux pompiers pyromanes qui ont voté Macron", l'autre "Face au FN : lettre aux Insoumis tentés par l'abstention" également professeur de littérature française à Cambridge
Source : Arrêt sur image

Lire aussi Les Crises :
Les “huiteuristes du 7 mai”, par Olivier Berruyer, le 30 avril 2017
et le Dossier : Présidentielles 2017 regroupant de nombreux articles.

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Mélenchon, la meute et la dignité
Par Jacques Sapir, le 28 avril 2017 - RussEurope

Depuis que l’on connait les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, depuis donc dimanche soir dernier, Jean-Luc Mélenchon doit faire face à une pluie de critiques aussi indécentes qu’injustifiées. La cause en est sa décision de ne pas prendre position par rapport au duel entre Mme Marine le Pen et M. Emmanuel Macron. On l’accuse alors de tous les maux dans un emballement hystérique ou l’on manipule les faits de manière honteuse. Encore une fois la meute des journalistes à gages se déchaîne. Elle se déchaîne avec une rare impudence et révèle en cela son choix politique en faveur des options rétrogrades défendues par Emmanuel Macron. Ce « jappellisme », pour user d’un néologisme inventé par certains journalistes démontre la transformation massive, mais certes pas totale, des journalistes en propagandistes. Nous en avions eu un avant goût lors de la campagne pour le référendum de 2005.

J’ai souvent critiqué Jean-Luc Mélenchon, par voie de presse ou à travers ce carnet. Je continue et je continuerai à le faire sur une série de points. Mais, je tiens à dire aussi que je le soutiens ici face à cette meute qui hurle à la mort, qui jappe et qui cherche à mordre. Je le soutiens parce que je défends son droit à refuser ce choix qui lui est présenté. On peut critiquer politiquement sa position et l’on peut en débattre. Rien cependant ne justifie les attaques odieuses dont il est l’objet ni la campagne sauvage de dénigrement dont lui et son mouvement, la « France Insoumise » sont aujourd’hui la cible.



Car, quelles que soient les critiques que l’on peut faire à Mme Marine le Pen, et j’en ai fait quelques unes dans ce carnet, la décence devrait obliger cette même meute de reconnaître qu’il n’y a rien de « fasciste » ni dans son programme ni dans le comportement de son mouvement. Où sont donc les milices armées qui tiendraient les rues ? Depuis des années elles viennent d’une toute autre mouvance que le FN. A prétendre que le FN est « antirépublicain » on s’expose de plus à une contradiction évidente : si ce mouvement fait courir un danger à la République, il devrait être interdit et ses responsables emprisonnés. Si tel n’est pas le cas, c’est que ce parti n’est pas un danger pour la République.

A vouloir se draper dans l’Histoire, cette meute journalistique et écrivassière se prend les pieds dans le tapis. Le programme défendu par Mme Marine le Pen est un programme populiste, avec ses bons mais aussi ses mauvais côtés. C’est un programme souverainiste, même s’il n’est pas exempt de dérapages, comme sur la question du droit du sol et de la protection sociale. On peut le contester, on peut même le réprouver. Mais, en faire un épouvantail est d’un ridicule achevé. Non, nous ne sommes pas dans l’Allemagne de 1933. Nous ne sommes même plus dans la France de 2002. Les choses ont profondément changé, sauf peut-être l’inconscience crasse de cette meute bavante qui nous rejoue la même partition qu’elle nous avait jouée lors du référendum de 2005. Et, il faut le souligner, elle avait été battue à l’époque !

Le programme d’Emmanuel Macron, quant à lui, ne fait guère envie, et c’est le moins que l’on puisse en dire. C’est un programme de soumission à la mondialisation et à son bras armé qu’est la politique du gouvernement allemand. C’est un programme de destruction du droit du travail, un programme d’ubérisation de la société. Au-delà, c’est un programme qui porte un projet de société dans laquelle les individus seraient entièrement atomisés, livrés à la loi du marché et à la règle du « froid paiement au comptant ». Ce programme soulève des très grandes inquiétudes. Ces inquiétudes sont légitimes. Elles interdisent de voter pour Emmanuel Macron. Que certains considèrent même que ce programme fasse courir à la France un danger plus grave et plus immédiat que celui de Mme Marine le Pen peut se comprendre et, en tous les cas, on doit pouvoir l’entendre. Cela ne fait nullement de ceux qui défendent cette position des suppôts d’un fascisme d’autant plus imaginaire qu’il est dénoncé avec une rare outrance. M. Macron se prétend porteur de « valeurs » radicalement contraires à celles de son adversaire. Ce faisant, il montre surtout qu’il confond les valeurs et les principes et qu’il ne sait pas ce qu’il dit. Cette hystérisation du discours, elle aussi, inquiète grandement.

Il n’est pas question, dans ce carnet, de donner une quelconque consigne de vote. Outre que ce n’est pas le lieu, l’auteur ne s’en voit pas la légitimité n’ayant nulle responsabilité dans la vie politique, syndicale ou associative. De plus, et jusqu’à plus informé, le vote est secret. C’est justement l’un des « principes » de la République, et non une « valeur » comme le prétend Emmanuel Macron.

Mais, quand quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon se voit injustement attaqué et outrageusement caricaturé, quand la majorité de la presse vire à la propagande, ce qui dénote là un risque bien réel de totalitarisme mais dont les sources sont plutôt parmi les soutien d’Emmanuel Macron que de Marine le Pen, alors il est de mon devoir de lui apporter mon soutien. Cela n’efface nullement les critiques que j’ai pu lui faire, et c’est sans préjudice des critiques que je pourrai lui faire à l’avenir (et l’inverse est tout aussi vrai, quant aux critiques qu’il m’a faites et celle qu’il pourrait me faire). Sa position est digne, elle est courageuse, elle est compréhensible et ce même sans qu’il soit besoin de la partager entièrement. Le dire aujourd’hui est une question d’honneur politique, mais aussi de salubrité publique. Ce sont les comportements de meute des journalistes qui aujourd’hui ne le sont pas, et qui font peser un véritable risque sur la démocratie en France. Il faudra bien un jour nettoyer les écuries d’Augias.

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Les trois raisons du refus.
Par Régis de Castelnau, le 2 mai 2017 - Vu du droit

Le remake de la grande quinzaine antifasciste de 2002 dépasse toutes les espérances. On pense bien sûr irrésistiblement à la fameuse citation de Marx sur le passage de la tragédie à la farce en Histoire, et l’on pourrait rire de la bouffonnerie si les enjeux n’étaient aussi graves. On ne reviendra pas sur les commentaires qui ont analysé ce premier tour en long et en large, si ce n’est pour dire que le seul vote qui avait vraiment du sens, était celui qui aurait permis de gripper la machine avec la présence de Jean-Luc Mélenchon au deuxième tour. Malheureusement nous sommes quand même coincés entre les deux mâchoires du piège. Tous ceux qui ont intérêt à ce que surtout rien ne change et que se poursuive la mutation de la France en un länder de deuxième niveau sont passés en mode hystérique et nous donne l’ordre de bien voter, à coup d’insultes, d’anathèmes, et pour les plus modérés d’injonctions comminatoires. Tout ceci est d’une violence assez stupéfiante et risque de laisser des traces cuisantes. En attendant les institutions de la République, déjà en partie démolies par la tragique présidence Hollande, risquent d’être définitivement mises à bas. Et chacun sait que le président qui sortira des urnes après des élections trafiquées n’aura pas la légitimité pour être celui de tous les Français et conduire le pays dans une période aussi difficile.

Et c’est la raison pour laquelle le refus de participer peu ou prou, à cette mascarade, d’accepter cet attentat contre la démocratie, de lui donner une quelconque légitimité est une position politique responsable. Et ce pour trois raisons.

D’abord, j’ai dit à plusieurs reprises dans ces colonnes que je considérais que nous étions en présence d’un coup d’État. Immédiatement traité de « complotiste », l’insulte qui permet d’éviter le débat, j’avais pourtant relevé une évidence, la grossière partialité de la partie médiatico-judiciaire de l’opération, qui a permis la disqualification de François Fillon.

Mais il y a pire, d’autres institutions ont abdiqué leurs missions de contrôle, et on a pu voir la campagne électorale se dérouler en dehors de toutes les règles prévues par la loi et la jurisprudence en la matière. La sincérité d’un scrutin est le moyen fondamental d’assurer la légitimité de l’élection. Pendant qu’une justice peu soucieuse d’impartialité et de respect des règles s’acharnait sur le candidat LR, CSA, Commission des Comptes de Campagne, Conseil Constitutionnel, sont restés muets malgré les évidentes et grossières violations de la réglementation dans la campagne électorale d’Emmanuel Macron. Le système médiatique, service public en tête, a soutenu cette candidature dans des proportions insensées, et dans des conditions manifestement illégales. Le deuxième tour Macron-Le Pen qui seul pouvait permettre l’avènement du télévangéliste, faisait bien sûr partie de l’opération. Lorsque l’on est confronté à une telle agression de l’appareil d’État contre un déroulement régulier de l’élection la plus importante de la Ve République, on s’y oppose et on refuse d’y participer.

C’est la première raison.

Ensuite, l’antifascisme de pacotille qui se déploie sans limite, à partir d’anachronismes idiots, d’assimilations abusives, et de mensonges éhontés est insupportable. Je combats le Front National depuis toujours, et je l’ai dit à plusieurs reprises. C’est une épicerie familiale dont la direction rassemble une partie de la fine fleur d’une extrême droite à tendance passablement fascisante. Mais ce n’est pas un parti de masse, il n’y a pas de troupes de nervis, de paramilitaires armés, pas de retraite aux flambeaux, pas d’autodafés, pas de grands rassemblements dans les stades, pas de meurtrières bagarres de rue, toutes choses que les fascismes européens pratiquaient avant leur prise de pouvoir. Il est l’équivalent de ces partis populistes d’extrême droite que l’on rencontre désormais dans beaucoup de pays de l’Union Européenne. Et il faut rappeler que l’avènement au pouvoir de régimes fascistes s’est toujours produit, dès lors que le grand capital et l’oligarchie l’avaient décidé. L’arrivée d’Hitler en est le plus bel exemple, et les dictatures d’Amérique latine installées, financée et conseillées par les États-Unis en sont autant d’autres. Pour l’instant les dominants ont choisi Macron. Alors prétendre que Marine Le Pen élue Présidente de la République procéderait à une nazification de la France en six mois, c’est de la propagande.

J’ai toujours combattu le vrai fascisme, que j’ai connu en Espagne avec le franquisme finissant, et en Grèce avec la dictature des colonels, et surtout en Amérique latine. Je n’ai aucune, mais vraiment aucune, leçon à recevoir de quiconque sur ce terrain.

C’est la deuxième raison.

Il y a enfin la gravité de ce qui vient de se produire. Il y a désormais une véritable convergence dans les analyses des fractures françaises et sur le retour de la lutte des classes. France des riches, des privilégiés, des enfants gâtés de la mondialisation, la France d’en haut, contre celle des pauvres, des chômeurs, des déclassés, des invisibles. Le problème est que ceux qui profitent de la mondialisation financière et libérale veulent absolument continuer. Et sont prêts à tout pour le faire. Y compris et surtout, comme le démontre le fonctionnement de leur chère UE, en mettant en cause la démocratie représentative. Ils rêvent d’une démocratie sans le « démos » et les attaques systématiques des idéologues du mainstream contre le principe même du suffrage universel à chaque référendum ou élection perdue ne sont pas des paroles en l’air. Le mépris d’un peuple qui proteste et s’exprime, s’est transformé aujourd’hui en haine. Emmanuel Macron, n’est pas en reste qui qualifie les électeurs de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon « d’assaillants », et les qualifie d’ennemis: « ce sont eux nos vrais ennemis, puissants, organisés, habiles, déterminés. Vous les croisez dans les rues dans les campagnes, sur la toile, bien souvent masqué, aussi haineux que lâches ».

Penchons-nous un peu sur le stupéfiant accouchement du télévangéliste. Des hommes de l’ombre sont passés au clair-obscur, et on a vu une couche particulière diriger la manœuvre du début à la fin. L’opération ne nécessitait pas de cabinet noir, simplement l’existence de réseaux qui ont permis de relier naturellement un certain nombre de choses. Dans son fameux discours du Caire que je cite souvent de Gaulle dressait la liste de ceux qui avaient mis à bas la IIIe République en 1940 : «Une clique de politiciens tarés, d’affairistes sans honneur, de fonctionnaires arrivistes et de mauvais généraux ». Pour les politiciens tarés, pas de problème, ils sont en rangs serrés derrière le télévangéliste, les affairistes sans honneur, sont là aussi, tenant le porte-monnaie ouvert. Pas question pour l’instant de mauvais généraux, ceux qui nous intéressent sont les fonctionnaires arrivistes. Le système pervers du fonctionnement de la haute fonction publique d’État, fait qu’aujourd’hui celui-ci est confisqué par une caste qui a fini de prendre ses aises sans coup férir pendant le mandat Hollande. Nous avons Jean-Pierre Jouyet qui surplombe l’ensemble c’est lui qui a recruté Emmanuel Macron. L’inspection des finances, les grands corps, ceux qui dirigent les grandes institutions et tous ces pantoufleurs qui dans des soigneux jeux de chaises musicales, se gavent en profitant du capitalisme de connivence. Car ce qui les lie est certes l’attrait du pouvoir, mais aussi et surtout l’argent.

La politique étrangère de la France, aujourd’hui toute de vassalité, a été confisquée par un groupe de hauts fonctionnaires néoconservateurs. Le Conseil d’État est sous contrôle, idem pour le CSA, le Conseil Constitutionnel, et la Commission Nationale du Financement de la Vie Politique, jusqu’au service public de radiotélévision, tous dirigés par des amis de la caste. L’appareil judiciaire est beaucoup moins maniable, l’ENM n’est pas l’ENA. Alors on a créé des juridictions d’exception comme le pôle financier flanqué du PNF, au recrutement soigneux et qui se sont révélées bien utiles. Il n’est pas nécessaire de dresser une liste, les noms viennent à l’esprit de chacun. Ce sont eux qui sont à la manœuvre, les politiques de troisième ordre nommés ministres ne sont là que pour les inaugurations et ne disposent d’aucune autorité sur les services. Cette confiscation a donc permis la création complètement artificielle d’un probable futur Président de la République choisi par cette caste, à l’aide d’une opération frauduleuse. Le quinquennat Hollande a été celui de la mise en place de dispositifs clairement liberticides que Macron développera, puisqu’il l’a annoncé. Ce qui amène d’ailleurs aujourd’hui certains socialistes à en faire un argument. « Vous vous rendez compte si ces pouvoirs arrivaient entre les mains de Marine Le Pen ! » Sans blague !

Aude Lancelin avait dénoncé un « coup d’État médiatique », par lequel le CAC 40 aurait choisi un candidat directement issu de ses rangs. Je ne partage pas cette analyse qui n’est que partielle, l’opération a plusieurs facettes, et le grand capital s’est rangé au choix de la « noblesse d’État » après avoir plutôt penché dans un premier temps pour Alain Juppé. Tout ceci est inquiétant pour la société française, que l’on veut brutalement amener dans une direction qu’elle refuse pourtant majoritairement. Il ne faut pas laisser à cette opération qui constituerait un précédent mortifère pour la République, ne serait-ce qu’une parcelle de légitimité. Et entre les deux mâchoires du piège, celle de Macron est probablement à terme, la plus dangereuse pour la France.

C’est la troisième raison. Le 7 mai ce sera donc sans moi.

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