Je me suis allongé sur le lit et cela a commencé presque aussitôt. C'est d'abord un grand silence. Il monte vers moi depuis le bout de mon corps et quand il arrive dans ma tête, je n'ai plus ni tête ni corps. C'est un silence bien plus important que l'absence de bruit, un silence tout à fait bizarre et qui n'a vraiment pas de rapport avec ce qu'on connait par les oreilles. L'espace est entré aussi dans le silence, le temps aussi. Le monde entier est du silence, et moi je ne suis plus ni chair, ni souvenirs, ni pensées. Je suis devenu rien et je me trouve nulle part avec une joie merveilleuse sans aucune épaisseur, sans aucune limite. Oui, c'est cela surtout qui compte : une joie qui n'est pas une joie d'homme. J'ai disparu; il ne me reste que cette chose ni sang, ni peau, ni cervelle, cette chose tendue à rompre, d'où s'élève une joie de miracle. Quand j'y pense, je me représente l'affaire comme cela : il y a un violon et le violon se met à fondre, à disparaître peu à peu dans l'air. Il ne reste que la plus fine corde et elle s'allonge infiniment. Tant elle s'allonge, on la voit à peine. Elle continue de s'allonger et il en sort une note presque trop aiguë pour qu'on l'entende, qui est plus belle et plus poignante que les plus belles musiques du monde. On voudrait qu'elle s'allonge encore, encore un peu... Mais je sentais que si je laissais cette immense félicité s’accroître encore, j'allais me rompre comme la corde et je n'ai pas voulu mourir tout de suite de joie. (...)
Mais j'attends, parce que je suis seulement au bord de tous ces mystères. J'ai disparu plusieurs fois dans le silence et dans la joie, mais je suis revenu dans mon corps, et je ne voudrais plus revenir. Je suis encore moi, et qu'ai-je à faire de mon moi allégé ? Et c'est curieux : je suis sûr que si je disparaissant tout à fait, je pourrais de nouveau aimer ma femme et mes enfants, les aimer d'un autre amour, plus vaste et plus clair. Bien sûr je n'ai jamais cessé de les aimer, mais un jour je ne les ai plu senti peser sur mon coeur. Et comment aimer les êtres qui ne chargent plus votre sang quand on ne s'est pas encore débarrassé complètement de soi ? (...)
Je pose la main sur le front de mon petit garçon et je suis dans un si profond silence, dans un calme si grand ! Alors, je me demande sans trembler, je me demande : "Est ce que je suis un monstre ?" Et je me dis encore : "Ce que je fait est effrayant." Je ne suis pas du tout effrayé. J'enroule autour de mes doigts, les cheveux mouillés de mon enfant. Quelque fois une poche se gonfle dans ma poitrine, alors j'imagine avec ravissement que je vais pleurer et qu'avec les larmes viendra la douleur. Mais la poche disparaît. Je ne pleurerai pas, je n'aurai pas de douleur, je le sais. Je le sais, pourquoi essayer de tricher ? Tout est bien ainsi. Tout est bien. (...)
Qu'est-ce que je vais faire ? J'ai aussi envie de me laisser tomber dans l'eau. J'ai envie aussi de marcher longtemps, d'aller vers les pays très chaud, vers les déserts, pour m'asseoir dans la chaleur et la lumière et ne plus bouger.
Il y a bien un homme sur le monde qui peut me dire ce qu'il faut faire quand on a le bonheur que j'ai. Mais peut-être qu'en ce moment même, lui aussi cherche sa place et son destin sur la terre, arreté comme moi sur une route de banlieue. Et au-dessus de sa tête comme au-dessus de la mienne, passent des troupes d'hirondelles qui s'en vont vers l'Orient.
Octobre 1943 - Juillet 1945
A suivre (...)
Saint Quelqu'un (2)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire