lundi 13 juillet 2015

Euroxit



L'Euroxit est confirmé !
L’Europe sort (un peu plus) du champs démocratique en imposant à un peuple, inventeur de la démocratie, ce qu’il venait de refuser par référendum quelques jours auparavant. Et pire encore.
«C’est plus que dur: c’est une destruction complète, une vengeance pure et simple et une destruction totale de la souveraineté grecque, sans espoir de soulagement.» Paul Krugman, prix Nobel d'Economie



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Capitulation
Par Jacques Sapir, le 13 juillet 2015

Au petit matin de ce lundi 13 juillet, le Premier-ministre grec, M. Alexis Tsipras, a fini par capituler. Il a capitulé sous les pressions insensées de l’Allemagne, mais aussi de la France, de la Commission européenne et de l’Eurogroupe. Il n’en reste pas moins qu’il a capitulé. Car, il n’y a pas d’autres mots pour désigner l’accord qui lui a été imposé par l’Eurogroupe, puis par les différents dirigeants européens, le revolver – ou plus précisément la menace d’une expulsion de la Grèce hors de la zone Euro – sur la tempe. Cette capitulation aura des conséquences dramatiques, en Grèce en premier lieu où l’austérité va continuer à se déployer, mais aussi au sein de l’Union européenne. Les conditions dans lesquelles cette capitulation a été arrachée font voler en éclat le mythe d’une Europe unie et pacifiée, d’une Europe de la solidarité et des compromis. On a vu l’Allemagne obtenir de la Grèce ce que les anciens appelaient une paix carthaginoise. On sait que telle était la position dès le départ de M. Dijsselbloem, le Président de l’Eurogroupe[1]. On a vu, avec tristesse mais aussi avec colère, la France finir par se plier à la plupart des exigences allemandes, quoi qu’en dise notre Président.

Ce 13 juillet est et restera dans l’histoire un jour de deuil, à la fois pour la démocratie et pour l’Europe.

Un accord détestable

Cet accord est un accord détestable, et pour plusieurs raisons. Il l’est dans le domaine économique. Il saigne à nouveau l’économie grecque sans lui offrir la nécessaire et réelle bouffée d’oxygène dont elle avait besoin. L’accroissement de la pression fiscale sans contreparties, aura des conséquences désastreuses pour l’économie grecque. C’est la poursuite de l’austérité dans la plus pure logique d’un Pierre Laval en France, mais surtout d’un Brüning en Allemagne, ou d’un McDonald en Grande-Bretagne, ces figures tragiques des années trente qui ont aggravé par leurs politiques les conséquences de la crise de 1929. La hausse de la pression fiscale exigée, les nouvelles coupes dans les dépenses, ne s’accompagnent nullement du plan d’investissement massif qui aurait pu en compenser, au moins en partie, les effets. Notons ainsi que le gouvernement grec est contraint de s’engager à : « mener d’ambitieuses réformes des retraites et définir des politiques visant à compenser pleinement l’incidence budgétaire de l’arrêt de la cour constitutionnelle relatif à la réforme des pensions de 2012 et mettre en œuvre la clause de déficit zéro ou des mesures alternatives mutuellement acceptables d’ici octobre 2015 ». En d’autres termes on demande au gouvernement grec de compenser l’arrêt de la cour constitutionnelle qui avait cassé la réforme des retraites de 2012. Bref, la logique de l’austérité est ici proclamée plus importante que la constitution d’un état souverain[2].

Cet accord est aussi détestable dans le domaine financier aussi. Il engage donc le Mécanisme Européen de Stabilité, ou MES. Mais, cet engagement sera appelé à grandir régulièrement. L’économie grecque va, en effet, continuer à s’enfoncer dans la dépression. Les ressources fiscales vont au total stagner, voire diminuer et cela même si la pression fiscale augmente comme il est prévu dans l’accord. La dette va donc, en proportion de la richesse produite, devenir de plus en plus lourde. Sur cette dette, le reprofilage – mot barbare qui désigne un allongement des délais de paiement du principal et un report des intérêts – ne résout rien. On sait, le Fonds Monétaire International l’a dit, qu’il faut restructurer, c’est à dire annuler, une partie de la dette grecque. Mais, l’Allemagne s’y refuse toujours avec obstination. Il faudra d’ici peu trouver à nouveau de l’argent pour la Grèce. L’une des raisons pour lesquelles ce plan est détestable est qu’il ne règle rien, ni économiquement, ni financièrement.

Un accord de type néo-colonial

Enfin, ce plan est détestable pour une troisième raison. Politiquement, il aboutit à mettre la Grèce en tutelle, à l’assimiler dans les faits à une colonie privée de tout pouvoir réel. Le parlement grec non seulement est sommé de voter au plus vite certaines réformes, avec deux dates butoirs, du 15 et du 22 juillet[3], mais il devra soumettre désormais les différentes mesures à prendre au contrôle et au bon vouloir des institutions européennes. En particulier, un paragraphe de l’accord est très significatif. Il dit ceci : « Le gouvernement doit consulter les institutions et convenir avec elles de tout projet législatif dans les domaines concernés dans un délai approprié avant de le soumettre à la consultation publique ou au Parlement »[4].

C’est le rétablissement de ce que les grecs appellent le « régime de la Troïka », régime qu’ils avaient répudié lors des élections du 25 janvier dernier. Et c’est là sans doute le résultat le plus inouï de cet accord. Il équivaut à annuler une élection libre et démocratique, à affirmer que les règles édictées à Bruxelles ont plus de poids que le jeu démocratique. Il faudra s’en souvenir car, de ce point de vue, cet accord ne concerne pas les seuls grecs ; il menace aussi tous les peuples de la Zone Euro. Il nous menace donc nous aussi, les français. Et c’est pourquoi le fait que notre Président, M. François Hollande, se soit prêté à ce crime, car il n’y a pas d’autre mot pour qualifier cet accord dans le domaine politique, doit nous emplir d’effroi. En acceptant de poser sa signature au bas de cet accord, en acceptant de la faire voter d’ici la fin de la semaine au Parlement français, François Hollande est dès lors connivent à cet étranglement de la démocratie en Grèce, mais aussi dans l’ensemble de la Zone Euro.

Allant toujours plus loin, cet accord organise la spoliation de la population grecque dans le paragraphe léonin qui concerne les privatisations et qui date directement de ce que l’on appelait au XIXème siècle la « politique de la canonnière ». Ce paragraphe stipule en effet que le gouvernement grec doit : « élaborer un programme de privatisation nettement plus étoffé avec une meilleure gouvernance; des actifs grecs de valeur seront transférés dans un fonds indépendant qui monétisera les actifs par des privatisations et d’autres moyens. La monétisation des actifs constituera une source permettant le remboursement programmé du nouveau prêt du MES et générera sur la durée du nouveau prêt un montant total fixé à 50 milliards d’euros, dont 25 milliards d’euros serviront au remboursement de la recapitalisation des banques et d’autres actifs, et 50 % de chaque euro restant (c’est-à-dire 50 % de 25 milliards d’euros) serviront à diminuer le ratio d’endettement, les autres 50% étant utilisés pour des investissements »[5]. Cela revient à dire que la Grèce ne pourra utiliser que 50% de 25 milliards, soit 12,5 milliards issus des privatisations pour des investissements. Or, ces sommes ne seront pas disponibles – si tant est qu’elles le soient un jour – avant deux à trois ans.

Quand on entend François Hollande affirmer dans la mâtinée de ce 13 juillet que la souveraineté de la Grèce a été préservée, on se dit que notre Président a un goût douteux pour la plaisanterie. C’est ajouter l’insulte à la blessure. Car la souveraineté de la Grèce a bel et bien été piétinée par l’Eurogroupe et par l’Allemagne, avec l’aide et avec l’assentiment de la France. C’est pour cela que ce 13 juillet sera désormais un jour de deuil pour tous ceux qui défendent la démocratie, la souveraineté et la liberté des peuples.

La question de l’Euro

François Hollande affirme que son action a sauvé l’Euro. Il est clair que si l’Allemagne avait imposé l’expulsion de la Grèce hors de la Zone Euro, cela aurait déclenché à relativement court terme le processus de dissolution de cette zone. Mais, le maintient de la Grèce dans la zone Euro ne sauve nullement l’Euro. D’une part parce que les problèmes économiques et financiers de la Grèce ne sont pas résolus. D’autre part, parce que d’autres pays sont aujourd’hui en grandes difficultés, et en particulier l’un de nos voisins, l’Italie.

L’Euro est, on en a eu la preuve aujourd’hui, indissolublement lié à la politique d’austérité. La politique économique menée dans la Zone Euro consolidée par le rôle des divers traités, et en particulier du dernier le TSCG ratifié en septembre 2012, ne peuvent que mener à l’austérité. Si on ne l’avait pas encore compris c’est aujourd’hui parfaitement clair : l’Euro c’est l’austérité. Bien sur, il peut y avoir des politiques d’austérité sans l’Euro. Mais l’Euro implique en réalité la politique d’austérité et toute politique menée dans le cadre de l’Euro conduit à l’austérité. Il faut comprendre le sens profond de cette affirmation. Aujourd’hui, tant que l’on restera dans la zone Euro, il sera impossible de mener une autre politique économique que l’austérité. Pour ne pas avoir compris cela Alexis Tsipras s’est mis de lui-même la tête sur le billot.

Cette constatation est appelée à devenir le véritable point de clivage de la politique française dans les mois et les années à venir. Ainsi, ce qu’a sauvé François Hollande, en réalité, c’est bel et bien l’austérité. On sait qu’il fit ce choix en 2012. Il n’en a pas changé. Il devra donc être jugé dessus aux prochaines élections.

[1] VAROUFAKIS: POURQUOI L’Allemagne REFUSE D’ALLÉGER LA DETTE DE LA GRÈCE, http://blogs.mediapart.fr/blog/monica-m/120715/varoufakis-pourquoi-lallemagne-refuse-dalleger-la-dette-de-la-grece
[2] Déclaration du sommet de la zone euro , Bruxelles, le 12 juillet 2015, page 3.
[3] Le texte de l’accord précise que ce dernier ne sera valable que dans les conditions suivantes : « Ce n’est qu’après – et immédiatement après – que les quatre premières mesures susmentionnées auront fait l’objet d’une mise en oeuvre au plan juridique et que le Parlement grec aura approuvé tous les engagements figurant dans le présent document, avec vérification par les institutions et l’Eurogroupe, qu’une décision pourra être prise donnant mandat aux institutions de négocier un protocole d’accord ». Déclaration du sommet de la zone euro, Bruxelles, le 12 juillet 2015, page 2.
[4] Déclaration du sommet de la zone euro, Bruxelles, le 12 juillet 2015, page 5.
[5] Déclaration du sommet de la zone euro, Bruxelles, le 12 juillet 2015, page 4.

Source : RussEurope

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La défaite de la Grèce, la défaite de l'Europe
Par Romaric Godin, le 13 juillet 2015

La zone euro a changé de visage ce 13 juillet.
Les dirigeants de la zone euro ont imposé un accord aux conditions encore plus dures, presque punitif, aux Grecs. Mais la défaite d'Alexis Tsipras résonne comme une défaite pour toute la zone euro.
Jamais, dans le jargon européen, le terme de « compromis » n'aura semblé si peu adapté. « L'accord » atteint au petit matin du 13 juillet entre la Grèce et le reste de la zone euro a désormais des allures de déroute pour le gouvernement grec. Une déroute qui a un sens pour le reste de l'avenir de la zone euro.

Erreur stratégique

Avant d'en venir aux conséquences, il faut expliquer cette défaite d'Athènes. Le gouvernement grec avait accepté jeudi soir le plan des créanciers présenté le 26 juin. Un plan déjà extrêmement difficile à accepter pour la majorité parlementaire grecque. Cette dernière s'était d'ailleurs fissurée vendredi soir dans le vote à la Vouli, le parlement grec. Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, pouvait cependant alors prétendre pouvoir arracher un accord sur la dette comme « compensation. » Malheureusement pour lui, les créanciers ont alors immédiatement compris le message : l'exécutif grec craignait davantage la sortie du pays de la zone euro que l'abandon de son propre programme. On aurait pu s'en douter dès le 22 juin lorsqu'Athènes avait déjà présenté un plan d'austérité. Mais le « non » au référendum avait été une contre-offensive qui, compte tenu du résultat, pouvait donner un mandat implicite au premier ministre pour réaliser le Grexit. Il n'en a pas jugé ainsi. En grande partie parce qu'il a commis l'erreur de ne pas le préparer.

La curée

Dès lors, la position grecque était extrêmement fragile. En effet, pour un petit pays aussi affaibli et endetté que la Grèce, la seule force dans les négociations était la menace de la sortie de la zone euro. Menace que, sans doute, il fallait éviter de mettre en oeuvre si c'était possible, mais qu'il fallait brandir assez sérieusement pour faire douter le camp d'en face. Dès lors que cette menace était levée, Athènes n'avait aucun moyen de pression. La position grecque s'était alors entièrement découverte. Et les créanciers ont pu, sans crainte d'une rupture, augmenter leurs exigences. Pour cela, le moyen était fort simple : il suffisait de menacer la Grèce d'une sortie de la zone euro. Comme cette dernière n'en voulait à aucun prix, il était simple de lui faire accepter d'autres conditions et d'annuler ainsi une partie des succès obtenus durant six mois de négociations, notamment le retour des « revues » de la troïka, l'instauration du travail du dimanche et la mise en place d'un fonds de 50 milliards d'euros issus des privatisations pour recapitaliser les banques, rembourser la dette et faire des investissements productifs. Et pour bien faire comprendre à la Grèce qu'elle devait filer droit cette semaine et voter les « réformes » souhaitées, le premier ministre néerlandais Mark Rutte a prévenu que le « Grexit n'était pas encore exclu. »

Quelques succès ?

Les créanciers ont donc tellement tourmenté Alexis Tsipras que ce dernier a pu présenter quelques concessions sur les exigences nouvelles de ce week-end comme des succès : l'absence de Grexit, le maintien du Fonds en Grèce (et non son transfert au Luxembourg comme l'Eurogroupe l'avait demandé) ainsi que le report d'un quart de son montant sur des investissements productifs (autant que la part réservée aux créanciers et moitié moins que celle réservée pour les banques). Mais son seul vrai succès est d'avoir obtenu l'ouverture d'une discussion sur un « reprofilage » de la dette, autrement dit sur un nouvel échéancier. Mais il faut se souvenir que ce plan va encore augmenter la dette et qu'un rééchelonnement risque simplement de « lisser » les effets de cette augmentation. Et, comme on a pu le constater, Athènes est tout sauf en position de force pour bien négocier ce rééchelonnement. Encore une fois, les créanciers - et Angela Merkel l'a confirmé explicitement - restent attachés au mythe de la viabilité de la dette publique grecque. Un mythe qui va continuer de coûter cher à la Grèce qui va ployer pendant des décennies sous le poids absurde de cette dette, la condamnant à une austérité sans fin et à la méfiance des investisseurs.

Prélude à la chute d'Alexis Tsipras ?

Alexis Tsipras va devoir désormais faire accepter ce plan à son parlement. Or, ce plan n'est rien d'autre qu'une négation explicite des deux votes grecs du 25 janvier et du 5 juillet. Les créanciers avaient pour but, d'emblée, d'obtenir l'annulation de fait de ces votes. Ils sont en passe de l'obtenir. Les parlementaires de Syriza ont désormais le choix entre provoquer une crise politique en désavouant Alexis Tsipras et adoptant un programme basé sur la sortie de la zone euro ou devenir un nouveau Pasok, un parti qui tente de « réduire l'impact » des mesures des créanciers sans avoir aucune certitude d'y parvenir. Face à un tel choix, Syriza pourrait se scinder, comblant les vœux des créanciers et de Jean-Claude Juncker qui souhaitait, en janvier, « revoir des têtes connues. » Car, avec de nouvelles élections, qui semblent désormais inévitables, les perdants des 25 janvier et 5 juillet pourraient profiter de cette division pour remporter le scrutin. Quoi qu'il en soit, si le Syriza « modéré » d'Alexis Tsipras l'emporte, sa capacité de résistance est désormais très faible. Le « danger politique » est écarté, comme le voulaient les dirigeants de la zone euro.

La victoire de Tsipras : un révélateur de la nature de la zone euro

Il est cependant un point sur lequel Alexis Tsipras a clairement gagné : il a mis à jour par ses six mois de résistance et ce déchaînement de « vengeance » comme le note ce lundi matin le quotidien britannique The Guardian en une, la nature de la zone euro. Ce lundi 13 juillet, on y voit plus clair sur ce qu'est la zone euro. A l'évidence, les gouvernants européens ont agi comme aucun Eurosceptique n'aurait pu l'espérer.

L'imposition de la logique allemande

D'abord, on a appris que l'euro n'était pas qu'une monnaie, mais aussi une politique économique particulière, fondée sur l'austérité. Le premier ministre grec avait fait le pari que l'on pouvait modifier la zone euro de l'intérieur et réaliser en son sein une autre politique économique. Preuve est désormais faite de l'impossibilité d'une telle ambition. Les créanciers ont clairement refusé une réorientation de la politique d'austérité budgétaire qui, pour un pays comme la Grèce, n'a réellement plus aucun sens aujourd'hui et l'empêche de se redresser. On a continué à imposer cette logique qui fonde la pensée économique conservatrice allemande : la réduction de la dette et la consolidation budgétaire ont la priorité sur une croissance économique qui ne peut être le fruit que « d'efforts douloureux » appelés « réformes. » Même dans un pays économiquement en ruine  comme la Grèce qui a démontré empiriquement l'échec de cette logique. Si Alexis Tsipras a perdu son pari, il n'est pas le seul fautif. Les Etats européens comme la France et l'Italie le sont aussi, qui en validant les réformes engagées depuis 2011 dans la zone euro (Two-Pack, Six-Pack, MES, semestre européen, pacte budgétaire) ont assuré la prééminence de cette logique.

Français et Italiens ne peuvent donc pas s'étonner de la radicalisation de l'Allemagne et de ses alliés. Ils l'ont préparé par leur stratégie de concessions à Berlin, se trompant eux-mêmes sur leur capacité future de pouvoir ainsi « infléchir » la position allemande dans le futur.

Gouvernance économique aveugle

La gouvernance économique de la zone euro - jadis tant souhaitée par les gouvernements français - existe donc bel et bien, et ne souffre aucune exception, fût-elle la plus modérée. Aussi, qui veut la remettre en cause devient un adversaire de l'euro. La diabolisation de Syriza pendant six mois l'a prouvé. Ce parti n'a jamais voulu renverser l'ordre européen, le gouvernement grec a rapidement fait de larges concessions (que l'on songe à l'accord du 20 février). Mais sa demande d'une approche plus pragmatique dans le traitement du cas grec conduisait à une remise en cause de la vérité absolue de la logique "austéritaire" décrite plus haut. Il fallait donc frapper fort pour faire cesser à l'avenir toute velléité de remise en cause de l'ordre européen établi. Il y a dans cette Europe un air de « Sainte Alliance » de 1815, révélé désormais au grand jour. Comment autrement expliquer cet acharnement face à Athènes ce week-end, cette volonté de « vengeance » ? Alexis Tsipras avait cédé sur presque tout, mais ce n'était pas assez, il fallait frapper les esprits par une humiliation supplémentaire.

Identification entre euro et austérité

Le problème, c'est que, désormais, l'identification entre l'euro et l'austérité est totale. Le comportement des dirigeants de la zone euro avant et après le référendum pour faire du « non » aux mesures proposées un « non » à l'euro le prouvent aisément. La volonté explicite de durcir les conditions imposées à la Grèce pour rester dans la zone euro ce week-end enfonce le clou. Aujourd'hui, c'est bien la question de la « réforme de la zone euro » et de sa gouvernance qui est posée. C'est un cadeau magnifique fait en réalité aux Eurosceptiques qui auront beau jeu désormais de fustiger la faiblesse d'Alexis Tsipras et de faire de la sortie de la zone euro la condition sine qua non d'un changement, même modéré, de politique économique. Cette fin de semaine, une certaine idée, optimiste et positive, de la zone euro a perdu beaucoup de crédibilité.

Grexit ou pas, le précédent existe désormais

Du reste, ceux qui se réjouissent d'avoir sauvé l'intégrité de la zone euro se mentent à eux-mêmes. Pour la première fois, l'impensable a été pensé. L'irréversibilité de l'euro est morte au cours des deux dernières semaines. Grexit ou pas, la possibilité d'une sortie de la zone euro est désormais établie. La BCE l'a reconnue par la voix de deux membres de son directoire, Benoît Coeuré et Vitor Constancio, et l'Eurogroupe en a explicitement menacé la Grèce. Dès lors, la zone euro n'est plus un projet politique commun qui supposerait la prise en compte des aspirations de tous ses Etats membres par des compromis équilibrés. Elle est un lieu de domination des forts sur les faibles où le poids de ces derniers ne comptent pour rien. Et ceux qui ne se soumettent pas à la doctrine officielle sont sommés de rendre les armes ou de sortir. On accuse Alexis Tsipras d'avoir « menti » à son peuple en prétendant vouloir rééquilibrer la zone euro. C'est faux, car il ne connaissait pas alors la nature de la zone euro. Maintenant il sait, et les Européens aussi.

C'est la réalisation du projet « fédéral » de Wolfgang Schäuble : créer une zone euro plus centralisée autour d'un projet économique accepté par tous, ce qui suppose l'exclusion de ceux qui le remettent en cause. Angela Merkel s'est rallié à ce projet parce qu'elle a compris qu'Alexis Tsipras ne sortirait pas de lui-même. Elle a donc pensé pouvoir obtenir la discipline et l'intégrité de la zone euro. Mais elle se trompe, elle a ouvert une boîte de Pandore qui pourrait coûter cher à l'avenir au projet européen. De ce point de vue, peu importe que le Grexit n'ait pas eu lieu  : sa menace suffit à modifier la nature de la zone euro.

La nature de l'euro

L'euro devait être une monnaie qui rapprochait les peuples. Ce devait être la monnaie de tous les Européens. Or, cette crise a prouvé qu'il n'en est rien. On sait que, désormais, on peut priver certains habitants de la zone euro de l'accès à leur propre monnaie. Et que cette privation est un moyen de pression sur eux. Il sera donc bien difficile de dire encore « l'euro, notre monnaie » : l'euro est la monnaie de la BCE qui la distribue sur des critères qui ne prennent pas en compte le bien-être des populations, mais sur des critères financiers dissimulant mal des objectifs politiques. L'euro est, ce matin, tout sauf un instrument d 'intégration en Europe. En réalité, on le savait depuis la gestion de la crise de Chypre en 2013, qui, on le comprend maintenant, n'était pas un « accident. »

Le choc des démocraties réglé par le protectorat

La résistance d'Alexis Tsipras et l'accord obtenu mettent également à jour le déséquilibre des légitimités démocratiques. Longtemps, l'argument a été que les Grecs ne pouvaient pas imposer leurs choix démocratiques aux autres démocraties. Ceci était juste, à condition que ce soit réciproque.

Or, ce lundi 13 juillet, la démocratie grecque a été fragilisée et niée par ses « partenaires » européens. On a ouvertement rejeté le choix des Grecs et imposé à la place celui des autres gouvernements démocratiques. Le débat ne se tenait pas entre démocraties mais entre créanciers et débiteurs. Jamais la zone euro n'a voulu prendre au sérieux les choix grecs. Et toujours on a cherché à se débarrasser de ceux qui étaient issus de ces choix. Il est donc possible de faire d'un pays de la zone euro une forme moderne de protectorat financier. C'est là encore un dangereux cadeau fait aux Eurosceptiques qui auront beau jeu de venir se présenter en défenseurs de la souveraineté populaire et de la démocratie.

Plus d'intégration ?

François Hollande a promis « plus d'intégration » dans la zone euro les mois prochains. Ceci ressemble dangereusement à une fuite en avant. Angela Merkel a prouvé qu'elle avait choisi le camp de Wolfgang Schäuble, de concert avec la SPD. On ne peut donc que s'inquiéter de cette promesse de l'hôte de l'Elysée qui ne peut aller que dans le sens des erreurs commises. Enivrée par leurs victoires sur un peuple déjà à genoux, les dirigeants de la zone euro doivent prendre garde de ne pas aggraver encore un bilan qui, au final, est aussi négatif pour les vainqueurs que pour les vaincus.
Source : La Tribune


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Crise grecque : un armistice qui ne résout rien
Par Jean-Michel Naulot, ancien banquier, le 13 juillet 2015 - Libération

Les dirigeants européens proposent aux Grecs un armistice sur des bases extrêmement dures : mise sous tutelle, accentuation de l’austérité, nouvel accroissement de la dette. L’inverse de ce que souhaitaient les Grecs.
L’euro était censé offrir aux Européens un nouvel horizon de croissance et de solidarité. Il offre la perspective inverse. Plus les années passent, plus les divisions s’accentuent. Le projet d’accord qui est proposé aux Grecs est marqué du sceau de la conception allemande de la gouvernance en zone euro. Cette crise est une nouvelle étape dans l’histoire d’une zone monétaire qui ne peut fonctionner efficacement entre des Etats aussi différents les uns des autres. C’est une évidence économique.

Dès la mise en place de la zone monétaire, les dérives que nous observons aujourd’hui à travers la crise grecque étaient en germe. Huit jours avant le vote sur le Traité de Maastricht, j’avais écrit dans une tribune au Monde : «Ce n’est pas en engageant les pays de la Communauté dans des ajustements forcés qui ne tiennent aucun compte de leurs problèmes spécifiques, de leurs caractéristiques structurelles ou de leur degré de maturité économique que l’on retrouvera demain le chemin de la croissance». N’importe quel étudiant en première année d’économie aurait pu faire la même observation.

Le pari perdu de la solidarité

Les dysfonctionnements de la zone euro - qui se traduisent par une faible croissance générale et un biais profondément inégalitaire - n’ont pas d’autre origine que cette volonté de plaquer un modèle unique sur des économies différentes. Faut-il rappeler que le PIB de la zone euro est, en 2015, au même niveau qu’en 2007 alors que celui des Etats-Unis a progressé en moyenne de 2% par an depuis cinq ans? Faut-il rappeler que depuis la naissance de l’euro la production industrielle de la France a régressé de 12%, celle de l’Italie de 20%, celle de la Grèce de 20% (et l’investissement de 47%) alors que celle de l’Allemagne a bondi de 34% ?

La création de l’euro reposait sur le pari politique que les peuples abandonneraient vite leur souveraineté et que la solidarité financière et politique serait quasiment illimitée. Pari perdu. Chaque année qui passe démontre que les peuples de la zone euro veulent rester souverains et défendent avant tout leurs intérêts. Toutes les élections, tous les sondages d’opinion, toutes les réunions européennes, le confirment. En Grèce, le vote de janvier dernier en faveur d’un parti qui n’existait pas il y a encore quelques années et le référendum expriment l’indignation d’un peuple que l’on cherche à mettre sous tutelle.

La Grèce face à une guerre économique

L’alternance grecque n’a pas plu en haut lieu car elle était incompatible avec la politique d’austérité. Depuis le début de l’année, la Grèce a ainsi dû faire face à une vraie guerre économique. Dès le 29 décembre dernier, la pénurie a été organisée. Le FMI et l’Eurogroupe ont suspendu immédiatement les aides prévues dans le cadre du deuxième plan d’aide dans la perspective des élections et la BCE a refusé de verser les intérêts qui étaient dus sur les obligations grecques qu’elle détenait. Elle a surtout refusé lors de l’annonce du référendum l’augmentation des financements d’urgence qui permettait de compenser l’hémorragie de capitaux. La fermeture des banques grecques pendant quinze jours est une décision qui a paralysé toute la vie économique et créé un sentiment de peur et de chaos.

Les dirigeants politiques ont multiplié les déclarations guerrières. Jean-Claude Juncker avait prévenu dès le lendemain des élections : «Dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités. […]. Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les Traités européens». Et, avant même les élections grecques, Angela Merkel avait laissé fuiter la menace d’une sortie de la Grèce de la zone euro. Angela Merkel se savait en position de force. Elle savait que le risque systémique n’était plus le même qu’en 2010 puisque les banques avaient pu céder leurs créances sur la Grèce au cours de la période 2010-2012. Elle savait la Grèce en position d’extrême faiblesse puisque la dette grecque était en droit étranger et non en droit national (à la différence d’un pays comme la France dont la dette est à 97% en droit national). L’Allemagne était prête à faire un exemple. Pendant ces six mois de guerre intensive, la France n’a à peu près rien dit. Ce n’est que lorsqu’une menace a pesé sur l’intégrité de la zone euro, au lendemain du référendum, qu’elle a plaidé vigoureusement en faveur d’un accord fondé sur la prolongation des mesures d’austérité. Plutôt l’austérité que la fin d’un dogme (Grexit).

Dans leur projet d’accord, les dirigeants européens proposent aux Grecs un armistice sur des bases extrêmement dures : mise sous tutelle, accentuation de l’austérité, nouvel accroissement de la dette. L’inverse de ce que souhaitaient les Grecs. Tous les économistes, même ceux du FMI, semblaient d’accord pour dire que la politique conduite depuis cinq ans en Grèce avait échoué. Il est proposé d’accentuer cette politique…

Le problème monétaire demeure

A l’occasion de cette crise, les citoyens et les contribuables des pays de la zone euro ont découvert que cette politique qui a échoué a en plus un coût astronomique. Pour la France, 42 milliards d’euros de manière directe, 70 milliards avec les aides indirectes (Target2, BCE). On envisage désormais un troisième plan d’aide de 80 milliards à travers le MES, soit une quinzaine de milliards pour la France ! Et aucune réduction de la dette antérieure n’est proposée, principale revendication de la Grèce depuis six mois ! L’allongement de la durée de la dette et la diminution éventuelle des intérêts payés, déjà très faibles, ne résolvent rien.

Au moins ces aides auraient-elles pu être apportées à la Grèce dans le cadre d’une sortie amicale de l’euro, seul moyen de redresser la compétitivité de la Grèce. Même Valéry Giscard d’Estaing avait soutenu l’idée d’une sortie amicale de l’euro. La Grèce qui est asphyxiée par une monnaie trop forte va rester confrontée au problème essentiel, le problème monétaire.

Quant à la démocratie, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne sort pas grandie de cette crise. Le peuple grec vient de refuser à une très large majorité les mesures d’austérité et voilà que la seule réponse qui lui est apportée, c’est une accentuation de cette politique, avec une mise sous tutelle en bonne et due forme : vote des lois exigées par les dirigeants européens dans les trois jours, cantonnement d’une partie du patrimoine national en vue de privatisations, inspections régulières à Athènes sur la mise en place des mesures.

Après six mois d’une vraie guerre en plein cœur de la zone euro, un armistice extrêmement douloureux est proposé aux Grecs. Que le Parlement grec l’accepte ou non, que les Parlements nationaux le ratifient ou non, cet accord aura des répercussions incalculables sur l’avenir de la zone euro. Ceux qui ont toujours nié la possibilité d’une implosion future de la zone monétaire doivent maintenant être habités par le doute. La boîte de Pandore est ouverte.

Jean -Michel Naulot est l’auteur de «Crise financière, pourquoi les gouvernements ne font rien» (Seuil, octobre 2013).
Source : Libération

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On aurait pu aussi bien chanter l'hymne suédois»
L'ex-ministre de l'Economie grecque, Yanis Varoufakis, s'est exprimé dans une interview réalisée par le New Statesman avant l'accord en Grèce et publiée ce 13 juillet. Il revient sur les coulisses des négociations avec la troika (FMI, BCE, Union européenne): 
«Il y avait un refus total d'entrer dans une discussion économique. Point. Vous avez beau avancer une argumentation sur laquelle vous avez réellement travaillé– parce que vous vouliez vous assurer qu'elle était parfaitement logique, cohérente– tout ce que vous avez en face ce sont des regards vides. C'est comme si vous n'aviez pas ouvert la bouche. Tout ce que vous pouvez dire est comme distinct de ce qu'ils peuvent dire. Vous auriez pu chanter l'hymne national suédois que cela aurait été la même chose... Et c'est vraiment à peine croyable, pour quelqu'un qui est habitué au débat académique. En général, on a toujours en face quelqu'un qui se défend... Et là personne n'argumentait. Ce n'est même pas qu'on les ennuyait, c'est comme si nous n'avions rien dit.»

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#ThisIsACoup parmi les sujets les plus tweetés
Sur Twitter, les déçus de l’accord se déchaînent avec le hashtag #ThisIsACoup (en français: «C’est un coup d’État»), estimant que la Grèce perd sa souveraineté. Le mot était l’un des dix sujets les plus tweetés en France («top trends» ou «tendances») sur la page d’accueil de Twitter juste après l’accord. Le Prix Nobel Paul Krugman, qui est aussi éditorialiste au New York Times, a participé à la diffusion de ce terme. Il a publié dimanche 12 juillet un billet dans lequel il écrivait que le hashtag #ThisIsACoup était «complètement juste»:
«C’est plus que dur: c’est une destruction complète, une vengeance pure et simple et une destruction totale de la souveraineté grecque, sans espoir de soulagement.»


Source : Slate 

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« La politique de la zone Euro vis-à-vis de la Grèce est un néo-colonialisme »
Entretien avec Nicolas Sersiron, le 11 juillet 2015

Les chefs d’Etat européens se retrouvent dimanche pour décider du sort économique de la Grèce. Mais celle-ci supporte une dette illégitime et illégale, comme l’explique le président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde en France (CADTM).
Auteur de Dette et extractivisme, la résistible ascension d’un duo destructeur, Nicolas Sersiron est président du CADTM-France, un réseau international qui a notamment participé à la commission pour la vérité sur la dette publique grecque. 

Reporterre - Comment s’est formée l’actuelle dette de la Grèce ?

Nicolas Sersiron - Elle a plusieurs origines. On parle beaucoup de 2009-2010 – en somme, des conséquences de la crise des subprimes – mais on peut remonter à la Grèce de la dictature des colonels, entre 1967 et 1974, voire même à la sortie de la guerre. Mais l’essentiel vient de l’entrée de la Grèce dans la zone Euro en 2001 : la Grèce n’avait pas une économie suffisamment développée pour adopter l’euro et se trouver à égalité avec les pays qui formaient la zone à ce moment-là. C’était une économie trop primaire, trop peu industrialisée par rapport aux économies tertiaires et de services que sont la France et l’Allemagne par exemple. Il y avait un déséquilibre.
Mais l’idée de cette zone euro n’était-elle pas justement de tirer les économies faibles, avec des mécanismes de soutien à leur intention ?
Oui, et c’est à ce titre que la Grèce a reçu des fonds structurels d’adaptation. Ces fonds sont justement en partie responsables de la dette, parce qu’ils n’ont pas été utilisés pour financer des infrastructures, des équipements de communication, etc. - tout ce qui peut permettre à un pays de résister à un système commercial transparent, avec une concurrence ouverte des pays plus développés dans un libre-marché.
Il s’est passé la même chose qu’en Espagne, où ces fonds structurels ont principalement servi à financer des bâtiments à touristes, des réseaux de train à grande vitesse à moitié vides ou des aéroports qui n’ont jamais ouvert, plutôt qu’à doper ce qu’il fallait.

Ne tenez-vous pas un discours qui consiste à culpabiliser le peuple grec ?

Non : la responsabilité des créanciers – tout du moins, ceux qui le sont devenus – est colossale. Ils ont abondamment prêté à la Grèce, sans prendre les précautions nécesaire. C’est vrai qu’il y a un problème de corruption, c’est vrai que c’est un problème que les armateurs et l’Eglise ne payent pas d’impôts aujourd’hui. Mais au fond, c’est le même problème que les subprimes : on a prêté à des gens dont on savait qu’ils ne rembourseraient pas.

Pourquoi ? Parce qu’on alimentait la machine des prêts et on savait que les banques seraient sauvées sur le principe du too big to fail [« trop gros pour faire faillite » : cette expression désigne la situation d’une banque dont la faillite aurait des conséquences systémiques si désastreuses qu’elle est renflouée par les pouvoirs publics dès que ce risque est avéré, NDLR avec Wikipedia]. C’est exactement ce qui s’est produit en Grèce : les banques françaises et allemandes ont prêté allègrement, à des taux très élevés, ont gagné beaucoup d’argent, et quand la Grèce s’est cassée la figure, qu’ont-elles fait ? Elles se sont retournées auprès de la BCE (Banque centrale européenne) et de la Commission européenne pour être sauvées.

Il faut aussi parler de la responsabilité de Goldman Sachs, qui a maquillé les comptes du pays pour la faire entrer dans la zone Euro. Sans cela, le pays n’y serait pas entré. Or, qui dirigeait le département européen de cette banque à ce moment-là ? Un certain M. Draghi, qu’on retrouve aujourd’hui à la tête de la BCE…

Y a-t-il eu un abus de faiblesse ?

Les banques ont profité d’une opportunité exceptionnelle : le besoin de biens de consommation et le manque d’infrastructures, et elles se sont jetées sur l’occasion. Comme pour les Jeux Olympiques de 2004, qui devaient coûter 1,5 milliard, pour une facture finale de 20 milliards, avec beaucoup de corruption autour de Siemens et d’autres compagnies européennes, qui ont corrompu des ministres et des politiques grecs pour leur vendre des armes. Tout cela, c’est beaucoup d’argent à gagner, car le risque est important donc les taux d’intérêts élevés.

Une commission du Parlement a lancé, avec votre participation, un audit citoyen qui conclut à une dette « illégitime, illégale et odieuse » » : qu’est-ce que cela veut dire ?
Une dette illégitime est une dette qui n’a pas servi l’intérêt général. À l’intérieur de la dette illégitime, il faut distinguer la dette odieuse, la dette illégale et la dette insoutenable. La dette odieuse, c’est la dette qui a été créée dans un pays sans son accord, sans qu’elle profite au peuple, c’est souvent la dette d’un dictateur – comme la dette de Ben Ali, que la Tunisie ne devrait pas, en droit international, rembourser. Sauf que la FMI lui a re-prêté de l’argent en l’obligeant à rembourser… La dette odieuse est très particulière, elle concerne beaucoup de pays africains, mais aussi la Grèce des colonels, par exemple.

La dette illégale est une dette qui ne respecte pas les traités. Quand la Troïka (BCE, FMI et Commission européenne) impose à la Grèce des mesures sociales terribles – baisse du montant des retraites, baisse des salaires des fonctionnaires, diminution de la couverture sociale, etc. –, elle ne respecte pas les nombreux traités internationaux que la Grèce a signé, comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme, où il est inscrit qu’on ne doit jamais privilégier l’intérêt des créanciers par rapport aux constituants d’une vie digne – manger, se loger, se soigner, etc. Il y a des prêts qui n’ont pas respecté les traités de Lisbonne, la BCE n’a pas respecté ses statuts, le FMI (Fonds monétaire international) non plus.

Par exemple ?

Le FMI ne doit pas prêter à un pays s’il n’est pas sûr de recouvrer ses créances. C’est pour cela que plusieurs gouverneurs refusaient de prêter à la Grèce, car cela ne respectait pas ses statuts. Finalement, le FMI a prêté une trentaine de milliards d’euros tout en sachant que la Grèce ne rembourserait pas.
Comment les institutions internationales ont-elles réagi à cet audit ?
Elles ne veulent pas en entendre parler ! Vous pensez bien : analyser l’ensemble de la dette grecque, pour savoir à quoi a servi chaque prêt, où il a été, s’il a été accepté par le Parlement grec, s’il a respecté la Constitution, etc. Qu’y apprend-on ? Que 77 à 80 % des prêts de sauvetage de la Grèce depuis 2010 ont été versés aux banques françaises et allemandes. Ces fonds qui ont été prêtés à la Grèce ne se sont pas retrouvés dans les mains des Grecs, ils ont été essorés au nom du remboursement de la dette.

C’est d’ailleurs pour ça que les principales institutions refusent de parler de la dette et préfèrent parler des mesures que la Grèce doit prendre. C’est trop embêtant de parler de ce qui cause la dette, car cela pose de vraies questions. D’ailleurs, qui a entendu parler de l’audit de l’Equateur ? En 2008, Rafael Correa a annulé une grande partie de la dette équatorienne suite à un rapport qu’elle était à 80 % illégitime. Il y est parvenu grâce au marché secondaire de la dette, sur lequel les principales banques avaient fini par revendre leurs titres de reconnaissance de dette à des taux dépréciés.
Le cas de la Grèce est malheureusement très différent. Au lieu de revendre leurs titres sur le marché secondaire, les banques françaises et allemandes se sont arrangées pour que ce soit la BCE qui rachète les titres. Aujourd’hui, ce sont donc en définitive les contribuables européens qui possèdent la dette grecque. C’est une socialisation des pertes privées potentielles. Et maintenant, on viendrait nous dire que tel peuple ne peut plus payer pour tel autre ? Mais jusqu’à présent, les Allemands ont payé pour les banques allemandes !

Dans votre ouvrage, Dette et extractivisme, vous analysez la dette comme le moyen pour les pays riches d’opérer le « pillage » des ressources après la disparition des colonies. Cela vaut-il aujourd’hui pour la Grèce ?

La dette est un outil d’asservissement des peuples par les détenteurs de capitaux. Tant qu’on n’a pas compris cela, on ne peut pas comprendre « l’utilité » de la dette. Depuis quarante ans, les ex-colonies sont asservies par la dette, et pour la payer, elles exportent – car cette dette est en devises – leurs ressources naturelles, qu’elles soient minières, fossiles ou végétales. Et une fois qu’elles ont reçu des devises en paiement des bananes, du cacao, du pétrole et du cuivre, elles renvoient une partie de ces devises au titre du remboursement des intérêts de la dette.

Cela fait quarante ans qu’on entend dire en France qu’on aide les Africains, mais ce n’est pas vrai : au nom de la dette, les transferts des pays en développement vers les pays riches ont été énormes, de l’ordre de 5 à 10 plans Marshall ! La dette est un transfert du pauvre vers le riche.
On est exactement dans le même cas de figure avec la Grèce, que l’on oblige à vendre ses côtes, ses îles, ses plages.

La politique de la zone Euro est-elle un néo-colonialisme ?

Absolument. C’est une forme de néo-colonialisme. Au nom de la dette, on crée des plans d’austérité qui sont une copie-conforme des plans d’ajustement structurel des années 1980. La finalité de ces plans est le même : il faut vendre l’ensemble des ressources pour payer la dette, et il faut laisser entrer les capitaux qui vont pouvoir faire fructifier ces ressources et rapatrier ensuite leurs bénéfices. Grâce à la dette, on justifie toutes les privatisations.

C’est comme ça qu’on brade le port du Pirée, qu’on brade les côtes, qu’on brade n’importe quoi. Mais le néo-colonialisme s’installe aussi en France. On est aujourd’hui à 45 milliards d’intérêt de la dette par an, c’est une somme qui va des contribuables français vers les détenteurs de capitaux.
Pendant ce temps-là, on baisse les impôts de ces détenteurs – qu’ils vont d’ailleurs souvent mettre dans les paradis fiscaux – et quand l’Etat n’a plus d’argent dans les caisses, il finit par déléguer au privé la construction des infrastructures, la sécurité sociale, etc. Il y a un transfert formidable des communs et de tout ce qui appartient au peuple vers le privé.
Au fond, il n’y a plus aujourd’hui de combat entre les étrangers et les nations : c’est un combat entre les peuples et les détenteurs de capitaux.

Faut-il annuler tout ou partie de la dette grecque ?

Evidemment. Car jamais la Grèce ne pourra payer sa dette. De même que la France ne paiera jamais sa dette. Il faut annuler ou rendre le remboursement lointain.
Un exemple intéressant est celui de l’Islande, qui n’a pas voulu que les pertes des banques privées soient nationalisées – certains banquiers islandais ont même été mis en prison. L’économie islandaise est repartie et ça se passe très bien, après une chute certes vertigineuse autour de 2008/2010.
Je ne dis pas que c’est un moment facile ni agréable. Mais même d’un point de vue rationnel, sauver la Grèce est indispensable pour l’ensemble de l’équilibre de l’Europe.
- Propos recueillis par Barnabé Binctin
Source : Reporterre

Voir aussi la page : Extractivisme et dette

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« Jamais je ne pourrai voter et légitimer le contenu de l’accord »
Par Zoe Konstantopoulou, Présidente du Parlement grec, le 13 juillet 2015

Discours de Zoé Konstantopoulou, présidente du parlement grec, sur le projet soumis par le gouvernement aux créanciers le 11/07/2015

Mesdames et messieurs, chers collègues,

En de pareils instants, nous devons agir et parler avec sincérité institutionnelle et courage politique.
Nous devons assumer chacune et chacun la responsabilité qui nous revient.
Protéger, comme notre conscience nous y oblige, les causes justes et les droits sacrés, inviolables et non négociables de notre peuple et de notre société.
Sauvegarder l’héritage de ceux qui ont donné leur vie et leur liberté pour que nous vivions aujourd’hui libres.
Préserver l’héritage des nouvelles générations et celles à venir ainsi que la civilisation humaine, de même que ces valeurs inaliénables qui caractérisent et donnent un sens à notre existence individuelle et collective.
La façon dont chacun choisit de décider et d’agir peut varier, mais personne n’a le droit de se moquer, de dégrader, de dénigrer ou d’utiliser à une fin politique les décisions qui sont issues d’un processus et d’une épreuve qui touchent au cœur de notre existence.

Nous toutes et tous sommes et serons jugés au regard de notre attitude et de nos décisions, de nos oui et de nos non, de nos actes et de nos omissions, de notre cohérence, de nos résistances, de notre abnégation et de notre désintéressement.

Depuis cinq mois, le Gouvernement, qui a comme tronc la Gauche et comme noyau les forces anti-mémorandum, livre un combat inégal dans des conditions d’asphyxie et de chantage contre une Europe qui a trahi les objectifs inscrits dans ses statuts, à savoir le bien-être des peuples et des sociétés, une Europe qui utilise la monnaie commune, l’euro, non pas comme moyen d’atteindre le bien-être social, mais comme levier et instrument d’assujettissement et d’humiliation des peuples et des gouvernements rebelles, une Europe qui est en train de se transformer en une prison cauchemardesque pour ses peuples alors qu’elle a été construite pour être leur maison hospitalière commune.

Le peuple grec a confié à ce Gouvernement la grande cause de sa libération des chaînes du mémorandum, de l’étau de la mise sous tutelle et de la mise sous surveillance qui a été imposée à la société sous le prétexte de la dette, une dette illégale, illégitime, odieuse et insoutenable, dont la nature, comme l’ont démontré les conclusions préliminaires de la Commission pour la Vérité de la Dette Publique, était déjà connue par les créanciers depuis 2010.

Une dette qui n’a pas surgi comme un phénomène météorologique, mais qui a été créée par les gouvernements précédents avec des contrats entachés de corruption, avec des commissions, des pots-de-vin, des clauses léonines et des taux d’intérêt astronomiques dont ont tiré bénéfice des banques et des compagnies étrangères.

Une dette que la Troïka, en accord avec les précédents gouvernements, a transformé frauduleusement de dette privée en dette publique, sauvant ainsi les banques françaises et allemandes mais aussi les banques privées grecques, condamnant le peuple grec à vivre dans des conditions de crise humanitaire, et en mobilisant et rétribuant pour ce faire les organes de la corruption médiatique chargés de terroriser et tromper les citoyens.

Cette dette, que ni le peuple ni le gouvernement actuel n’ont ni créé et gonflé, est utilisée depuis cinq ans comme instrument d’asservissement du peuple par des forces qui agissent à l’intérieur de l’Europe dans le cadre d’un totalitarisme économique.

Au mépris de la morale et du droit, l’Allemagne n’a pas acquitté jusqu’à aujourd’hui ses dettes à la petite Grèce résistante dont l’histoire reconnaît l’attitude héroïque. Des dettes qui dépassent la dette publique grecque et représentent un montant de 340 milliards d’euros selon les calculs modérés de la Commission de la Cour des Comptes qui a été créée par le gouvernement précédent, quand la prétendue dette publique grecque a été chiffrée à 325 milliards d’euros. L’Allemagne a bénéficié du plus grand effacement de dette après la Seconde Guerre Mondiale afin qu’elle se remette sur pied, avec le concours généreux de la Grèce. Or, c’est cette même Allemagne qui a accordé sa protection à des responsables d’entreprises coupables d’actes de corruption avec les précédents gouvernements et leurs partis politiques, comme Siemens, et elle les a protégés en les soustrayant à la justice grecque.

Pourtant, l’Allemagne se comporte comme si l’Histoire et le peuple grec avaient des dettes envers elle, comme si elle voulait prendre sa revanche historique pour ses atrocités, en appliquant et en imposant une politique qui constitue un crime non seulement envers le peuple grec, mais aussi un crime contre l’humanité, au sens pénal du terme car il s’agit ici d’une agression systématique et de grande envergure a contre une population avec l’objectif bien prémédité de produire sa destruction partielle ou totale.

Et malheureusement, alors qu’ils devraient se montrer à la hauteur de leurs responsabilités et du moment historique, des gouvernements et des institutions se rendent complices de cette agression.

Mesdames et messieurs, chers collègues,

Soumettre le peuple et le gouvernement à des conditions d’asphyxie et à la menace d’une violente faillite, par la création artificielle et préméditée des conditions d’une catastrophe humanitaire, constitue une violation directe de toutes les conventions internationales qui protègent les droits de l’Homme, de la Charte de l’ONU, des Conventions Européennes, mais aussi des Statuts mêmes de la Cour Pénale Internationale.

Le chantage n’est pas une fatalité. Et la création et la mise en place de conditions dont le but est de supprimer le libre arbitre, ne permet à personne de parler de liberté de « choix ».

Les créanciers font du chantage sur le gouvernement. Ils agissent frauduleusement alors qu’ils savaient depuis 2010 que la dette n’était pas soutenable. Ils agissent consciemment, puisqu’ils reconnaissent dans leurs déclarations la nécessité de l’octroi d’une aide humanitaire à la Grèce. Une aide humanitaire pour quelle raison ? Pour une catastrophe naturelle imprévue et inattendue ? Un séisme imprévu, une inondation, un incendie ?

Non. Une aide humanitaire qui est la conséquence de leur choix conscient et calculé de priver le peuple de ses moyens de subsistance, en fermant le robinet des liquidités, en représailles à la décision démocratique du Gouvernement et du Parlement d’organiser un référendum et donner la parole au peuple pour qu’il décide lui-même de son avenir.

Le peuple grec a honoré le Gouvernement qui lui a fait confiance ainsi que le Parlement qui lui a donné le droit de prendre sa vie et son destin entre ses mains. Il a dit un NON courageux et fier,

NON aux chantages,
NON aux ultimatums,
NON aux memoranda de l’assujettissement,
NON au paiement d’une dette qu’il n’a pas créé et dont il n’est pas responsable,
NON à des nouvelles mesures de misère et de soumission,
Ce NON, les créanciers persistent obstinément à vouloir le transformer en OUI, avec la complicité perfide de ceux qui sont responsables de ces memoranda et qui en ont tiré profit, ceux qui ont créé la dette.
Ce NON du peuple nous dépasse toutes et tous et nous oblige à défendre son droit à lutter pour sa vie, lutter pour ne pas vivre une vie à moitié ou une vie servile, pour être fier de tout ce qu’il va laisser à ses successeurs et à l’humanité.

Le Gouvernement est aujourd’hui objet d’un chantage afin de lui faire accepter tout ce qu’il ne veut pas, qui n’émane pas de lui et qu’il combat. Le Premier Ministre a parlé avec sincérité, courage, franchise et désintéressement. Il est le plus jeune Premier Ministre et il est aussi celui qui a lutté comme aucun de ses prédécesseurs pour les droits démocratiques et sociaux du peuple et des nouvelles générations, qui a représenté et représente notre génération et lui donne espoir. Je l’honore et je continuerai toujours de l’honorer pour son attitude et ses choix. Et en même temps, je considère de ma responsabilité institutionnelle, en tant que Présidente du Parlement, de ne pas fermer les yeux et feindre ne pas comprendre le chantage. Jamais je ne pourrai voter et légitimer le contenu de l’accord et je crois que la même chose vaut et vaudra pour le Premier Ministre, qui est aujourd’hui l’objet d’un chantage utilisant l’arme de la survie de ce peuple. Je crois que la même chose vaut pour le Gouvernement et les groupes parlementaires qui le soutiennent.

Ma responsabilité envers l’histoire dans cette institution, je l’assume en répondant « présente » au débat et au vote d’aujourd’hui. Je considère ainsi que je suis plus utile au peuple, au Gouvernement et au Premier Ministre, aux générations futures et aux sociétés européennes, en exposant au grand jour les véritables conditions dans lesquelles le parlement est appelé à prendre des décisions et en refusant le chantage, au nom de l’alinéa 4 de l’article 120 de la Constitution.

Le peuple grec est le deuxième à subir une telle agression à l’intérieur de la zone euro. Il a été précédé par Chypre en mars 2013.

La tentative d’imposer des mesures que le peuple a rejetées par référendum, en utilisant le chantage de la fermeture des banques et la menace de la faillite, constitue une violation brutale de la Constitution et qui prive le Parlement des pouvoirs que lui attribue cette même Constitution.

Chacun et chacune a le droit et a le devoir de résister. Aucune résistance dans l’histoire n’a été facile. Cependant, nous avons demandé le vote et la confiance du peuple pour affronter les difficultés et c’est face à ces difficultés que nous devons maintenant réussir. Et sans avoir peur.
Source : CADTM

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Une alternative est possible au plan négocié entre Alexis Tsipras et les créanciers à Bruxelles
Par Eric Toussaint, le 13 juillet 2015

Le 5 juillet 2015, à l’issue du référendum initié par le gouvernement d’Alexis Tsipras et le parlement hellène, le peuple grec a rejeté massivement la poursuite de l’austérité que voulaient lui imposer les institutions qui auparavant agissaient sous le nom de Troïka. C’est une splendide victoire de la démocratie.

Pourtant, s’il est mis en pratique, l’accord intervenu le lundi 13 juillet au matin, signifiera la poursuite de l’austérité dans le cadre d’un nouvel accord pluriannuel. Ce qui est en totale contradiction avec le résultat du référendum.

Cette proposition inclut l’abandon d’une série très importante d’engagements pris par Syriza lors de la campagne électorale qui lui ont permis d’obtenir une victoire d’une portée historique le 25 janvier 2015. Syriza a engagé sa responsabilité devant le peuple grec et il serait tragique qu’elle ne la respecte pas, d’autant que le peuple lui a apporté un appui très clair tant le 25 janvier que le 5 juillet 2015.

Les concessions faites aux créanciers par le gouvernement grec portent sur les retraites, avec une nouvelle diminution de leur montant (alors que Syriza s’était engagé à rétablir le 13e mois pour les retraites inférieures à 700 euros par mois) et un allongement de l’âge de départ, les salaires qui resteront comprimés, les relations de travail qui seront encore plus précarisées, l’augmentation des impôts indirects y compris ceux supportés par les bas revenus, la poursuite et l’accélération des privatisations, l’accumulation de nouvelles dettes illégitimes afin de rembourser les précédentes, le transfert des actifs grecs de valeur dans un fonds indépendant, la poursuite de l’abandon d’éléments importants du droit à l’autodétermination, la limitation du pouvoir législatif au profit de celui des créanciers...

Contrairement à ceux qui affirment qu’en échange de ces concessions néfastes, la Grèce obtiendra trois ans de répit et pourra relancer de manière importante l’activité économique, la réalité montrera qu’avec le maintien de la compression de la demande des ménages et de la dépense publique, il sera impossible de dégager l’excédent budgétaire primaire annoncé dans le plan.

Les conséquences néfastes sont inéluctables : dans quelques mois ou au début de l’année prochaine au plus tard, les créanciers attaqueront les autorités grecques pour non-respect de leurs engagements en termes d’excédent budgétaire primaire et avanceront de nouvelles exigences. Il n’y aura pas de répit pour le peuple et pour le gouvernement grecs. Les créanciers menaceront de ne pas débourser les sommes prévues si de nouvelles mesures d’austérité ne sont pas adoptées. Les autorités grecques seront prises dans l’engrenage des concessions |2|.

La Commission pour la Vérité sur la Dette publique instituée par la présidente du Parlement grec a établi dans son rapport préliminaire rendu public les 17 et 18 juin 2015 que la dette réclamée par les actuels créanciers doit être considérée comme illégitime, illégale et odieuse. La Commission a également démontré que son remboursement est insoutenable. Sur la base d’arguments fondés sur le droit international et le droit interne, le gouvernement grec peut suspendre de manière souveraine le paiement de la dette afin que l’audit des dettes soit conduit à son terme. Une telle suspension de paiement est tout à fait possible. Depuis février 2015, la Grèce a remboursé 7 milliards d’euros aux créanciers sans que ceux-ci versent les 7,2 milliards qui devaient l’être dans le cadre du programme qui a pris fin au 30 juin 2015. D’autres sommes auraient dû être versées à la Grèce et ne l’ont pas été : les intérêts perçus par la BCE sur les titres grecs, le solde prévu pour la recapitalisation des banques, etc. Si la Grèce suspend le paiement de la dette à l’égard des créanciers internationaux, elle économisera près de 12 milliards d’euros qu’elle est supposée leur rembourser d’ici la fin de l’année 2015 |3|. En suspendant le paiement de la dette, les autorités grecques amèneraient les créanciers à faire des concessions. Une réduction radicale du montant de la dette pourrait en découler soit par la voie de la négociation, soit par celle de la répudiation.

Il est possible de rester dans la zone euro tout en prenant de manière souveraine une série de mesures d’autodéfense et de relance de l’économie.

Chacun a pu faire le constat qu’il est impossible de convaincre par la simple discussion la Commission européenne, le FMI, la BCE et les gouvernements néolibéraux au pouvoir dans les autres pays européens de prendre des mesures qui respectent les droits des citoyens grecs ainsi que ceux des peuples en général. Le référendum du 5 juillet qu’ils ont combattu ne les a pas convaincus. Au contraire, bafouant les droits démocratiques fondamentaux, ils ont radicalisé leurs exigences. Sans prendre des mesures souveraines fortes d’autodéfense, les autorités et le peuple grecs ne pourront pas mettre fin à la violation des droits humains perpétrés à la demande des créanciers. Toute une série de mesures devraient être prises à l’échelle européenne pour rétablir la justice sociale et une authentique démocratie. Techniquement, il n’est pas compliqué de les prendre mais il faut bien constater que dans le contexte politique et avec les rapports de force qui prévalent dans l’Union européenne, les pays avec un gouvernement progressiste ne peuvent pas espérer être entendus ni soutenus par la Commission européenne, la BCE, le Mécanisme européen de stabilité. Au contraire, tant ces institutions que le FMI et les gouvernements néolibéraux en place dans les autres pays combattent activement l’expérience en cours en Grèce afin de démontrer à tous les peuples d’Europe qu’il n’y a pas d’alternatives au modèle néolibéral. En revanche, par des mesures fortes, les autorités grecques peuvent leur arracher de véritables concessions ou simplement les obliger à prendre acte des décisions prises. Il est fondamental également de fonder une stratégie alternative en suscitant des mobilisations populaires massives en Grèce et dans les autres pays d’Europe. Les autorités grecques pourraient s’appuyer dessus pour empêcher les tentatives d’isolement que ne manqueront pas d’organiser toutes les forces opposées aux changements en faveur de la justice sociale. En retour, une telle démarche du gouvernement grec renforcerait les mobilisations populaires et la confiance en leurs propres forces des citoyens mobilisés.

A côté de la suspension du paiement de la dette illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, voici quelques propositions à soumettre d’urgence au débat démocratique car elles sont de nature à aider la Grèce à se relever.

1. Les pouvoirs publics grecs constituent de loin l’actionnaire majoritaire des grandes banques grecques (représentant plus de 80% du marché bancaire grec) et devraient donc exercer pleinement le contrôle des banques afin de protéger l’épargne des citoyens et relancer le crédit interne pour soutenir la consommation. D’une part, il conviendrait de tirer les conséquences de la participation majoritaire de l’Etat dans les banques en leur conférant un statut d’entreprise publique. L’Etat devrait organiser une faillite ordonnée de ces banques en veillant à protéger les petits actionnaires et les épargnants. Il s’agit de récupérer le coût de l’assainissement des banques sur le patrimoine global des gros actionnaires privés car ce sont eux qui ont provoqué la crise et ont ensuite abusé du soutien public. Une bad bank serait créée pour isoler les actifs toxiques en vue d’une gestion extinctive. Il faut une fois pour toutes faire payer les responsables de la crise bancaire, assainir en profondeur le secteur financier et le mettre au service de la population et de l’économie réelle.

2. Les autorités grecques doivent réquisitionner la banque centrale. A sa tête se trouve aujourd’hui Yannis Stournaras (placé à ce poste par le gouvernement d’Antonis Samaras) qui met toute son énergie à empêcher le changement voulu par la population. C’est un véritable cheval de Troie qui sert les intérêts des grandes banques privées et des autorités européennes néolibérales. La banque centrale de Grèce doit être mise au service des intérêts de la population grecque.

3. Les autorités grecques ont également la possibilité de créer une monnaie électronique (libellée en euro) à usage interne au pays. Les pouvoirs publics pourraient augmenter les retraites ainsi que les salaires de la fonction publique, payer les aides humanitaires aux personnes en leur ouvrant un crédit en monnaie électronique qui pourrait être utilisé pour de multiples paiements : facture d’électricité, d’eau, paiement des transports en commun, paiement des impôts, achats d’aliments et de biens de première nécessité dans les commerces, etc. Contrairement à un préjugé infondé, même les commerces privés auraient tout intérêt à accepter volontairement ce moyen de paiement électronique car cela leur permettra à la fois d’écouler leurs marchandises et de régler des paiements à l’égard des administrations publiques (paiement des impôts et de différents services publics qu’ils utilisent). La création de cette monnaie électronique complémentaire permettrait de diminuer les besoins du pays en euros. Les transactions dans cette monnaie électronique pourraient être réalisées par les téléphones portables comme c’est le cas aujourd’hui en Equateur.

Le gouvernement pourrait également émettre de titres publics en papier sous formes de IOU’s (I Owe You), équivalents à des billets d’euro : 10 euros, 20 euros,... pour faire face à la pénurie de billets en circulation. Ils présentent un avantage par rapport à la drachme car ils laissent la porte ouverte à la négociation et permettent à la Grèce de rester formellement dans la zone euro.

4. Le contrôle sur les mouvements de capitaux doit être maintenu de même que doit être mis en place un contrôle des prix à la consommation.

5. L’organisme chargé des privatisations doit être dissout et doit être remplacé par une structure publique de gestion des biens nationaux (avec arrêt immédiat des privatisations) chargée de protéger le patrimoine public tout en générant des revenus.

6. De nouvelles mesures doivent être adoptées dans un souci de justice fiscale en vue de renforcer très nettement celles déjà prises, notamment en décidant de taxer très fortement les 10 % les plus riches (et en particulier le 1% le plus riche) tant sur leurs revenus que sur leur patrimoine. De même, il convient d’augmenter fortement l’impôt sur les bénéfices des grandes entreprises privées et de mettre fin à l’exemption fiscale des armateurs. Il faut aussi taxer plus fortement l’Eglise orthodoxe qui n’a versé que quelques millions d’euros d’impôts en 2014.

7. Une réduction radicale des impôts sur les bas revenus et les petits patrimoines doit être décidée, ce qui bénéficierait à la majorité de la population. Les taxes sur les produits et services de première nécessité doivent baisser radicalement. Une série de services de première nécessité doivent être gratuits (électricité et eau limitées à une certaine consommation, transports publics, etc.). Ces mesures de justice sociale relanceront la consommation.

8. La lutte contre la fraude fiscale doit être intensifiée avec la mise en place de mesures très dissuasives contre la grande fraude fiscale. Des sommes importantes peuvent être récupérées.

9. Un vaste plan public de création d’emplois doit être mis en œuvre pour reconstruire des services publics dévastés par des années d’austérité (par exemple, en matière de santé et d’éducation) et pour poser les premiers jalons de la nécessaire transition écologique.

10. Ce soutien au secteur public doit être accompagné de mesures visant à apporter un soutien actif à la petite initiative privée qui joue un rôle essentiel aujourd’hui en Grèce à travers les micro-entreprises.

11. Réaliser une politique d’emprunt public interne via l’émission de titres de la dette publique à l’intérieur des frontières nationales. En effet, l’État doit pouvoir emprunter afin d’améliorer les conditions de vie des populations, par exemple en réalisant des travaux d’utilité publique. Certains de ces travaux peuvent être financés par le budget courant grâce à des choix politiques affirmés, mais des emprunts publics peuvent en rendre possibles d’autres de plus grande envergure, par exemple pour passer du « tout automobile » à un développement massif des transports collectifs, développer le recours aux énergies renouvelables respectueuses de l’environnement, créer ou rouvrir des voies ferrées de proximité sur tout le territoire en commençant par le territoire urbain et semi-urbain, ou encore rénover, réhabiliter ou construire des bâtiments publics et des logements sociaux en réduisant leur consommation d’énergie et en leur adjoignant des commodités de qualité. Il s’agit aussi de financer le vaste plan de création d’emplois proposé plus haut.

Il faut définir de toute urgence une politique transparente d’emprunt public. La proposition que nous avançons est la suivante : 1. la destination de l’emprunt public doit garantir une amélioration des conditions de vie, rompant avec la logique de destruction environnementale ; 2. le recours à l’emprunt public doit contribuer à une volonté redistributive afin de réduire les inégalités. C’est pourquoi nous proposons que les institutions financières, les grandes entreprises privées et les ménages riches soient contraints par voie légale d’acheter, pour un montant proportionnel à leur patrimoine et à leurs revenus, des obligations d’État à 0 % d’intérêt et non indexées sur l’inflation, le reste de la population pourra acquérir de manière volontaire des obligations publiques qui garantiront un rendement réel positif (par exemple, 3%) supérieur à l’inflation. Ainsi si l’inflation annuelle s’élève à 2%, le taux d’intérêt effectivement payé par l’Etat pour l’année correspondante sera de 5%. Une telle mesure de discrimination positive (comparable à celles adoptées pour lutter contre l’oppression raciale aux États-Unis, les castes en Inde ou les inégalités hommes-femmes) permettra d’avancer vers davantage de justice fiscale et vers une répartition moins inégalitaire des richesses.
Enfin, les autorités grecques doivent veiller à la poursuite du travail de la commission d’audit et des autres commissions qui travaillent sur les mémorandums et les dommages de guerre.

D’autres mesures complémentaires, discutées et décidées d’urgence démocratiquement, sont bien sûr susceptibles de venir compléter ce premier dispositif d’urgence qui peut être résumé avec les cinq piliers suivants :
- la prise de contrôle par l’Etat des banques et d’une partie de la création monétaire,
- la lutte contre la fraude fiscale et la mise en place d’une réforme fiscale juste apportant à l’Etat les ressources nécessaires pour la mise en œuvre de sa politique,
- la protection du patrimoine public et sa mise au service de l’ensemble de la collectivité,
- la réhabilitation et le développement des services publics,
- le soutien à une initiative privée de proximité.

Il est également important d’engager la Grèce dans un processus constituant avec participation citoyenne active afin de permettre des changements démocratiques structurels. Pour réaliser ce processus constituant, il faut convoquer, via une consultation au suffrage universel, l’élection d’une assemblée constituante chargée d’élaborer un projet de nouvelle Constitution. Une fois le projet adopté par l’assemblée constituante qui devra fonctionner en recevant les cahiers de doléances et les propositions émanant du peuple, il sera soumis au suffrage universel.

En cas d’exclusion de la zone euro provoquée par les créanciers ou en cas de sortie volontaire de la zone euro, les mesures indiquées plus haut sont également adaptées, en particulier la socialisation des banques à l’instar de la nationalisation du système bancaire mis en France à la Libération. Ces mesures devraient être combinées avec une importante réforme monétaire redistributive pouvant s’inspirer de la réforme monétaire réalisée après la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement belge. Cette réforme vise à opérer une ponction notamment sur les revenus de ceux qui se sont enrichis sur le dos des autres. Le principe est simple : il s’agit, lors d’un changement de monnaie, de ne garantir la parité automatique entre l’ancienne et la nouvelle monnaie (un ancien euro contre une nouvelle drachme par exemple) que jusqu’à un certain plafond.

Au-dessus de ce plafond, la somme excédentaire doit être placée sur un compte bloqué, et son origine justifiée et authentifiée. En principe, ce qui excède le plafond fixé est changé à un taux moins favorable (par exemple, deux anciens euros contre une nouvelle drachme) ; en cas d’origine délictueuse avérée, la somme peut être saisie. Une telle réforme monétaire permet de répartir une partie de la richesse de manière plus juste socialement. Un autre objectif de la réforme est de diminuer la masse monétaire en circulation de manière à lutter contre des tendances inflationnistes. Pour qu’elle soit efficace, il faut avoir établi un contrôle strict sur les mouvements de capitaux et sur les changes.

Voici un exemple (bien sûr, les barèmes indiqués peuvent être modifiés après étude de la répartition de l’épargne liquide des ménages et adoption de critères rigoureux) :

1€ s’échangerait contre 1 nouvelle Drachme (n.D.) jusque 200.000 euros
1€ = 0,7 n.D. entre 200.000 et 500.000 euros
1€ = 0,4 n.D. entre 500.000 et 1 million d’euros
1€ = 0,2 n.D. au dessus de 1 million d’euros

Si un foyer a 200.000 euros en liquide, il obtient en échange 200.000 n.D.
S’il a 400.000 euros, il obtient 200.000 + 140.000 = 340.000 n.D.
S’il a 800.000 euros, il obtient 200.000 + 210.000 + 120.000 = 530.000 n.D.
S’il a 2 millions d’euros, il obtient 200.000 + 210.000 + 200.000 + 200.000 = 810.000 n.D.
Une vraie logique alternative peut être enclenchée. Et la Grèce peut enfin cesser d’être sous la coupe de ses créanciers. Les peuples d’Europe pourraient retrouver l’espoir dans le changement en faveur de la justice.

Notes
|1| Eric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, est porte-parole du CADTM international. Il est le coordinateur scientifique de la Commission pour la Vérité sur la Dette publique instituée par la présidente du Parlement grec en avril 2015.

|2| L’auteur remercie Stavros Tombazos, Daniel Munevar, Patrick Saurin, Michel Husson et Damien Millet pour leurs conseils dans la rédaction de ce document. L’auteur porte néanmoins l’entière responsabilité du contenu de ce texte.

|3| 6,64 milliards d’euros et 5,25 milliards d’euros doivent être respectivement payés à la BCE et au FMI d’ici le 31 décembre 2015. Source : Wall Street Journal, http://graphics.wsj.com/greece-debt-timeline/ consulté le 12 juillet 2015.
Source : CADTM

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Stélios Kouloglou, journaliste, écrivain, et homme politique grec, membre de Syriza - Dénonçons le coup d’Etat silencieux contre la Grèce (Schiller Institute, 13-14 juin 2015)

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