vendredi 14 août 2015

Quel avenir pour Varoufakis ?



Quel avenir pour Varoufakis ?
Par Jacques Sapir, le 13 aout 2015

Yanis Varoufakis en en train de devenir un personnage important dans la vie politique grecque et au-delà. Dans le processus d’éclatement de Syriza, qui semble désormais bien engagé[1], il est appelé à jouer un rôle majeur avec l’ancien ministre de l’énergie, Panayiotis Lafazanis, et la présidente du Parlement, Mme Zoé Kostantopoulou. Mais, Yanis Varoufakis est aussi incontestablement devenu une figure marquante pour la gauche critique de l’Euro et quelqu’un qui va compter dans les reconfigurations politiques qui se préparent. Il y a de bonnes raisons à cela.

Un homme du “système” qui se rebelle contre ce dernier

Yanis Varoufakis représente un cas rare sans être cependant singulier. Il est un économiste qui a pris des positions nettement pro-européennes, mais qui est aujourd’hui très critique quant à la gouvernance de l’Union européenne mais aussi quant au comportement des dirigeants européens. Il est aussi un économiste qui s’est prononcé en faveur de l’Euro, pour des raisons essentiellement théoriques, mais qui aujourd’hui envisage calmement la possibilité d’une sortie de son pays de la zone Euro. Il est évident que son expérience de Ministre, et de négociateur, a changé sa vision de l’Euro et que cette expérience a beaucoup à apprendre à une gauche véritable. La gauche critique vis-à-vis de l’Euro, voire anti-Euro, est aujourd’hui sensible à sa trajectoire. Il vient de l’intérieur du « système », mais en même temps il en fait la critique et il se déclare prêt à rompre avec lui plutôt que d’accepter ce qu’il faut bien appeler une capitulation, ce à quoi Tsipras a finalement dû consentir. Ce point est très important. D’ailleurs Varoufakis maintien ses critiques, que ce soit contre le Diktat du 13 juillet ou contre le nouveau mémorandum qui doit être ratifié d’ici le 20 août. Il a dit récemment sur la BBC « Demandez à tous ceux qui connaissent l’état des finances grecques et ils vous diront que cet accord ne marchera pas »[2]. Or, son autorité morale et sa compétence d’ex-Ministre des finances joue ici pour lui.

Car l’accord auquel la Grèce et les autres pays de l’Eurozone vont aboutir ne règle rien et qu’il est déjà condamné avant même d’avoir vu le jour. La situation de la Grèce s’est terriblement détériorée en juillet et début août, du fait des mesures qui ont été prises contre la Grèce par la Banque Centrale Européenne. On parle de 86 ou 89 milliards d’euros pour cet accord. Mais, aujourd’hui, il est clair qu’il en faudrait entre 110 et 120. De même, il est évident qu’il faudrait très vite procéder à l’annulation d’une partie de la dette grecque. Même le FMI le dit depuis le début du mois de juillet. Pourtant, nous savons que l’Allemagne s’y refuse et qu’elle traine les pieds pour conclure cet accord[3]. Dans ces conditions, il est tout aussi évident que l’accord qui devrait être conclu d’ici le 20 août ne règlera rien et qu’il sera dépassé et rendu caduc par les événements. Par ailleurs, la situation économique de la Grèce continue de se détériorer. Il est clair que la sortie de la zone Euro reste, plus que jamais, une perspectives pour les semaines, voire les mois, à venir[4].

L’image de la compétence

Varoufakis incarne ainsi à merveille une gauche compétente (il fut un professeur d’économie estimé et reconnu) mais qui n’abandonne rien de sa dimension critique et qui se sert de sa compétence pour pousser toujours plus loin la critique du « système ». Il est d’ailleurs un produit des classes dirigeantes (même si son père fut emprisonné durent la guerre civile grecque pour ses sympathies communistes) mais qui n’applique pas les codes de son milieu.

C’est, il faut le rappeler, un spécialiste de théorie des jeux, un domaine qui a beaucoup passionné les économistes[5]. C’est donc quelqu’un de reconnu par ses pairs, que ces derniers soient des économistes du courant orthodoxe ou appartenant à des courants hétérodoxes. Son livre, le Minotaure Planétaire a eu un succès international mérité[6]. De plus il n’a pas hésité à concevoir un plan alternatif crédible pour la Grèce, un plan qui aurait évité à ce pays et la capitulation honteuse à laquelle il a été contraint ainsi que le désastre d’un nouveau mémorandum, quand bien des gens soutiennent encore l’idée « qu’il n’y a pas d’alternative ».

Un futur dirigeant de la gauche anti-Euro ?

Yanis Varoufakis fut un Ministre des finances charismatique, qui n’a pas hésité à dire certaines vérités dans le cadre compassé des réunions européennes. Il est clair qu’il a le potentiel pour certainement devenir le héraut d’une gauche anti-euro. Le fait qu’il se soit prononcé tout d’abord pour l’Euro, puis qu’il ait envisagé la possibilité d’une sortie de la zone Euro lui donne une autorité certaine sur ce point.

D’ailleurs, il faut remarquer qu’il hébergé sur son blog l’appel de Stefano Fassina à un front des mouvements de libération anti-Euro[7]. C’est un geste qui est très symbolique. Car Fassina, lui aussi, vient de l’intérieur du « système ». Il fut vice-ministre des finances du gouvernement Letta en Italie. C’est un membre influent du parti de centre-gauche, le Parti Démocrate, auquel appartient l’actuel Premier-ministre, Matteo Renzi. Or, aujourd’hui, il est devenu l’un des plus virulents opposants à l’Euro en Italie et son appel n’est rien de moins que l’un des plus virulents brûlots qui ait été écrit contre l’Euro. Varoufakis et Fassina sont donc représentatifs de cette fracture qui s’est produite au sein du « système », de ce que l’un de mes amis italiens, le professeur Bagnai, appelle le PUDE ou Parti Unique De l’Euro. Leur trajectoire vers des positions anti-Euro pèse d’autant plus qu’ils ont été antérieurement des partisans de l’Euro. On pourrait en dire de même d’ailleurs avec Oskar Lafontaine, qui en tant que dirigeant du SPD fut l’un des pères fondateurs de l’Euro, et qui a, en 2013, viré sa cuti d’opposant résolu à la monnaie unique. Ce fait est désormais très important. De plus en plus le camp des économistes et des politiciens anti-Euro, ou à tout le moins très Euro-critiques, est rejoint par des personnes qui étaient il y a peu encore des partisans de l’Euro mais que la réalité de cet Euro a rattrapé et qui ont compris qu’il n’y a pas d’avenir possible en Europe tant que l’on gardera l’Euro.

De plus, il a été attaqué très violemment, non seulement dans la sphère politique grecque, où certains aimeraient lui faire un procès pour haute trahison, mais aussi dans les milieux européistes de Bruxelles et d’ailleurs. Il a répondu vertement à ces critiques que ce soit sur son blog ou par voie de presse. Concentrant la haine des europhiles et des partisans de l’Euro, il est normal qu’il attire spontanément la sympathie de ceux qui luttent contre l’Euro.

Une figure de la contestation

Il est donc évident que Yanis Varoufakis cumule les caractéristiques qui devraient en faire un exemple pour une certaine gauche, mais par pour toute la gauche, et certainement pas dans les rangs de la « gôche ». Car, la personnalité de Yanis Varoufakis, et surtout le discours qu’il porte, sont clairement insupportables pour cette droite modérée travestie en « gauche de gouvernement ». Il est clair que rien dans sa personnalité ne peut attirer les socialistes officiels, des gens comme Moscovici, ou Martin Schulz et Sygmar Gabriel, Michel Sapin ou François Hollande. Bref, ce qu’il faut appeler les socialistes de gouvernement, les héritiers de Hebert et Noske de l’Allemagne de 1918.

Bien au contraire ; Yanis Varoufakis est l’exemple même que, contrairement à ce qu’ils prétendent, il y a des alternatives et que l’austérité n’est pas inéluctable. Il est la preuve vivante de leurs compromissions, de leur lâcheté et de leurs trahisons, quand une autre voie était possible. C’est pourquoi il doit être haï par ces gens. Mais, il va certainement attirer une partie des frondeurs du PS, en tous les cas ceux qui n’ont pas accepté le diktat du 13 juillet, ainsi que les partisans d’Arnaud Montebourg, et bien entendu les membres de la gauche radicale. Varoufakis est la preuve vivante qu’une autre politique est possible dans l’Union européenne, même si on peut penser qu’il n’a pas porté totalement, et dans toutes ses conséquences ce projet. En tout les cas, il l’a porté loin, et ce n’est pas de sa faute si ce projet n’a pu aboutir.

Il reste à savoir s’il sait qu’il est devenu un personnage symbolique et s’il pourra être à la hauteur des symboles qu’aujourd’hui il incarne. Car, et c’est là la contradiction qu’il devra affronter et résoudre, lui l’homme qui a toujours voulu se situer du côté du comportement rationnel, héritage de ses travaux sur la théorie des jeux[8], va devoir admettre qu’il est devenu un acteur dans un jeu qui n’obéit plus à la rationalité mais où les symboles et l’idéologie tiennent une place majeure. En même temps, en politique, l’analyse fait aussi appel au calcul rationnel. Il devra, s’il ne veut se perdre, tenir les deux pôles de cette contradiction.

[1] Godin R., « Grèce : la voie de la rupture est ouverte au sein de Syriza », La Tribune, 13 août 2015, http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-la-voie-de-la-rupture-est-ouverte-au-sein-de-syriza-498204.html
[2] http://www.lepoint.fr/economie/grece-le-plan-d-aide-ne-marchera-pas-affirme-yanis-varoufakis-12-08-2015-1956351_28.php
[3] Godin R., « Grèce : pourquoi l’Allemagne joue la montre », in La Tribune, 13 août 2015, http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-pourquoi-l-allemagne-joue-la-montre-498145.html
[4] Komileva L., « Another Bailout Won’t Keep Greece in the Eurozone » in Foreign Policiy, 12 août 2015, http://foreignpolicy.com/2015/08/12/another-bailout-wont-keep-Greece-in-the-Eurozone-2&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer
[5] Varoufakis Y., Game Theory: Critical Concepts in the Social Sciences, Routledge, Londres-New York, 2001.
[6] Varoufakis Y., Le Minotaure planétaire : l’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial, Éditions du Cercle (Enquêtes & Perspectives), 2014. Edition original en anglais The Global Minotaur, Londres, Zed Book, 2011.
[7] « For an alliance of national liberation fronts – by Stefano Fassina MP », texte posté le 27 juillet 2015 sur le blog yanisfaroufakis.eu, http://yanisvaroufakis.eu/2015/07/27/for-an-alliance-of-national-liberation-fronts-by-stefano-fassina-mp/
[8] Varoufakis Y., Rational Conflict, Oxford-New York, Blackwell Publishers, 1991

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WikiLeaks et Varoufakis partent en guerre contre le Traité Transatlantique de libre-échange
le 11 août 2015 - RT

100 000 dollars, c'est la somme que l'organisation de Julian Assange est prête à mettre pour quiconque lui apporterait le texte du très secret traité transatlantique. Yanis Varoufakis est également prêt à mettre la main à la poche.

Le plus grand mystère plane autour du Traite de libre-échange transatlantique (TTIP ou TAFTA). Le secret qui entoure ses délibérations inquiète et interroge.

Wikileaks a donc décidé de mettre, non pas sa tête à prix, mais son contenu. L’organisation vient de lancer ce 11 août une collecte de la somme nécessaire pour récompenser tout lanceur d'alerte potentiel qui communiquerait le texte. La cagnotte s'est rapidement élevée à plus de 17.000 euros.

Parmi les donateurs, rien de moins que les journalistes Daniel Ellsberg (à l'origine des révélation sur la guerre du Vietnam) et Glenn Greenwald (à l'origine des révélations de Edward Snowden), ainsi que la célèbre et excentrique créatrice de mode Vivienne Westwood. On notera aussi la présence active de Yanis Varoufakis.

Dans un communiqué, Wikileaks explique ainsi : «Le secret du TTIP jette une ombre sur le futur de la démocratie européenne. Derrière ce traité, les intérêts personnels se déchaînent, comme nous l’avons vu récemment lors du siège financier imposé au peuple grec. Le TTIP affecte la vie de chaque Européen et engage l’Europe dans un conflit à long terme avec l’Asie. Il est temps de mettre fin au secret».

Ce n'est pas la première fois que Wikileaks recourt au principe de la récolte de fonds. En juin dernier, une campagne proposait 91.000 euros à celui qui lui fournirait le texte du TTP (Trans-Pacific Partnership Agreement), un autre traité multilatéral de libre-échange qui vise à intégrer les économies des régions Asie et Pacifique et dont les négociations sont encore en cours. Dans ce cas précis, WikiLeaks a affirmé avoir récolté 80 % de l’argent nécessaire .
Source : RT

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Grèce : la BCE s'est-elle comportée comme un "fond vautour" ?
Par Romaric Godin, le 14 aout 2015

La Grèce se démène encore pour pouvoir rembourser le 20 août 2015 son échéance vis-à-vis de l'Eurosystème. Une dette qui a pesé lourd dans les événements récents, mais dont la légitimité soulève beaucoup de questions.
Un des éléments déterminants de l'épilogue de la crise grecque a été la double épée de Damoclès de la dette due à la BCE les 20 juillet et 20 août. Encore à présent, l'échéance du 20 août représente un moyen de pression sur le gouvernement grec qui a contraint le parlement à débattre toute la nuit pour pouvoir obtenir un financement avant cette date.

Ces deux échéances, de 3,2 et 3,4 milliards d'euros représentaient un obstacle absolument infranchissable pour les finances publiques grecques. Mais, alors qu'un défaut sur le FMI était un phénomène connu et documenté (même si l'ampleur du défaut grec du 30 juin était inédite), un défaut sur la banque centrale européenne était un fait inconnu qui aurait posé un défi inédit à la zone euro. Et sans doute la BCE et les dirigeants européens sont heureux de pouvoir éviter un tel incident.

La BCE, créancier principal à moyen terme

Mais à quel prix ? Celui du troisième mémorandum et d'un nouvel épisode de récession pour la Grèce. Car sur les 86 à 90 milliards d'euros prévus par le nouveau plan, près de 13,5 milliards d'euros sont destinés à rembourser le capital des dettes détenues par l'Eurosystème, le système des banques centrales de la zone euro d'ici à fin 2018. La BCE et les banques centrales nationales sont ainsi solidairement les premiers créanciers de la Grèce d'ici à 2020, devant le FMI. Le mémorandum a donc d'abord pour vocation de permettre à Athènes de rembourser l'Eurosystème.

Doute sur sa légitimité

Cette dette est cependant particulière à plus d'un titre. Le comité sur la vérité de la dette publique convoqué par la présidente du parlement grec Zoé Kostantopoulou et dont le rapport préliminaire a été remis le 16 juin dernier, avait émis de sérieux doutes sur sa légitimité et sa légalité. Le coordinateur scientifique, le Belge Eric Toussaint, insiste encore aujourd'hui sur le caractère « illégitime » de cette dette. Il est vrai, que ces créances de la BCE sont très particulières.

Le programme SMP

Cette dette a été acquise sur le marché secondaire dans le cadre du programme SMP (Securities Market Programme) lancé en mai 2010, après la décision de lancer un premier plan de soutien à la Grèce par le conseil européen. Ce programme a duré plus de deux ans et a été stoppé en septembre 2012 avec l'annonce officielle du programme OMT par Mario Draghi. Dans le cadre du SMP, la BCE et les banques centrales nationales ont racheté près de 210 milliards d'euros de titres dont 55 milliards d'euros de titres grecs. Au 7 août 2015, l'Eurosystème détenait encore 130,6 milliards d'euros de titres achetés dans le cadre du SMP, dont 23,5 milliards d'euros de titres grecs.

Le but officiel du programme SMP et son échec

Selon le communiqué de la BCE du 10 mai 2010, alors dirigée par Jean-Claude Trichet, l'ambition de ce programme de rachat était de « faire face au mauvais fonctionnement du marché des titres en améliorant sa liquidité et sa profondeur » et de « restaurer la bonne transmission de la politique monétaire. » De ce point de vue, le programme SMP a lamentablement échoué. Il n'a aucunement empêché la crise de la dette souveraine en Europe qui s'est aggravée à l'été 2011, puis encore au printemps 2012. Ce programme peu ambitieux et peu clair n'a pas permis de contenir la contagion et n'a pas été capable de restaurer l'accès au marché des pays « sous programme », alors même que la condition de son application était une politique de rigueur budgétaire, comme le souligne le communiqué de mai 2010. L'échec du programme SMP - qui est aussi celui des plans mis en œuvre en zone euro à partir de 2010 - éclate au grand jour lorsque Mario Draghi doit le remplacer par une arme autrement plus dissuasive : l'OMT qui prévoit des rachats « illimités. »

L'autre objectif du programme SMP

Pour autant, Eric Toussaint souligne que l'ambition de ce programme n'était peut-être pas celui affiché en mai 2010 par Jean-Claude Trichet : « le programme SMP a surtout permis aux grandes banques de la zone euro de vendre leur dette grecque à bon compte. » Selon lui, la BCE a permis aux banques qui se retrouvaient « coincées » avec des titres grecs sur un marché fermé de trouver preneurs et donc de réduire leur exposition au risque grec. Ceci est cohérent avec les informations parues à l'époque, selon lesquelles les banques avaient réclamé une telle intervention. Le SMP a donc été un des canaux privilégiés par lequel il y a eu un transfert du risque privé vers les institutions publiques. Ceci rendrait la dette détenue par la BCE sujette à caution pour Eric Toussaint. « Il y a un problème de légitimité dans la mesure où cette dette n'a pas été utilisée dans l'intérêt général européen par une institution chargée de le préserver, mais pour un intérêt particulier », souligne-t-il.

L'utilisation du programme SMP pour imposer la politique d'austérité

Rappelons cependant que beaucoup estiment que le sauvetage des banques vis-à-vis du risque grec s'inscrit bien dans la sauvegarde de l'intérêt général. Ce qui, alors, cependant, est contestable, c'est que l'achat et la détention de ces titres a été une véritable arme pour la BCE pour faire pression sur la Grèce et contraindre ses gouvernements à appliquer une politique austéritaire qui, in fine, a réduit le PIB et rendu insoutenable le poids de la dette publique. Ainsi, à plusieurs reprises, la BCE a utilisé la suspension du programme SMP pour faire pression sur l'exécutif grec et l'obliger à appliquer des mesures voulues par la troïka (dont la BCE était membre).

Autrement dit, en considérant même que le transfert de créances privées vers la BCE était légitime, son usage en a été plus que contestable. « On reste frappé par le lien direct entre les conditions du programme SMP et la politique adoptée par la Grèce entre 2010 et 2015 », souligne Eric Toussaint. Pour lui, du reste, la conditionnalité adoptée par la BCE dès le 10 mai dans le cadre du programme SMP est contraire à son principe d'indépendance, puisqu'il fait dépendre une action de la BCE d'une action politique d'un Etat membre. De ce point de vue, la légalité même de cette dette pourrait être discutée.

Le refus de la BCE de participer au programme PSI

Mais cette dette détenue par la BCE est surtout contestable au regard du plan de contribution du secteur privé (appelé en anglais PSI), autrement dit de la restructuration de la dette grecque privée de mars 2012. Cette restructuration prévoyait l'échange des titres existants contre des titres ayant une valeur faciale 53,5 % plus faible. La BCE s'est toujours montrée opposée à cette restructuration et elle a obtenu de l'Eurogroupe qu'elle ne soit pas concernée. La position de la BCE a été d'affirmer qu'elle ne pouvait accepter une restructuration d'une dette souveraine d'un Etat membre qu'elle détient puisque ceci serait contraire à la fois à sa position d'indépendance et à son interdiction prévue par les traités de faire du financement monétaire de la dette publique. La BCE a donc été exemptée de participation au PSI en tant qu'agent « public. »

Une position contestable

Reste que cette position, à l'époque unanimement approuvée ou presque, était fort contestable. En achetant des titres sur le marché secondaire, la BCE agit comme un agent privé : elle touche les intérêts et attend le remboursement du principal. Elle était détentrice de contrats qui ont été touchés par la restructuration lorsqu'ils étaient dans les mains d'investisseurs privés. Et même parfois dans les mains d'investisseurs publics, puisque le fonds de pension grec a été contraint d'apporter ses titres publics dans le cadre du PSI, et a perdu près de deux milliards d'euros dans l'opération. Autrement dit, la justification de la non-participation de la BCE au PSI est très hasardeuse.

Le traitement des Holdouts

En réalité, la BCE s'est comportée comme un Holdout, autrement dit comme un de ces fonds qui refusent la restructuration des dettes publiques. Du reste, pour écarter tout danger de voir contester le comportement de la BCE, la Grèce n'a pas appliqué la menace qu'elle avait formulée avant l'opération PSI de contraindre les Holdouts à une conversion forcée. Selon le comité sur la vérité de la dette publique grecque, les investisseurs qui ont refusé le PSI ont « été remboursés sur la base du montant nominal. » Les fonds du deuxième mémorandum ont donc servi à rembourser les fonds qui ont refusé le PSI et, précise le rapport, « dont beaucoup étaient connus pour être des fonds vautours », ces fonds qui rachètent à vil prix des dettes publiques pour en viser le remboursement au pair. Le rapport souligne qu'entre mai 2012 et la fin de cette année, pas moins de 3,615 milliards d'euros ont été remboursés à ces Holdouts par la Grèce. Du coup, nul ne peut contester l'exigence de la BCE de réclamer à présent le remboursement de sa dette. Pourquoi ne pas la payer lorsque l'on a payé les Holdouts ?

La BCE, un « fond vautour » ?

Faut-il en conclure, comme Eric Toussaint, que la BCE s'est comportée dans cette affaire comme un « fond vautour » ? Pour le coordinateur du comité de vérité sur la dette publique, la BCE a utilisé cette créance pour faire pression sur les gouvernements grecs. « A chaque étape de la crise grecque, la BCE a joué un rôle déterminant pour imposer les politiques d'austérité qui ont mené au caractère insoutenable de la dette grecque », explique-t-il. Autrement dit, comme les fonds vautours utilisent leurs titres pour exercer sur les pays émetteurs des pressions juridiques (comme on le constate par exemple avec l'Argentine), la BCE a utilisé les titres acquis dans le programme SMP pour exercer une pression politique sur la Grèce. Même si cette dette n'est qu'une partie des moyens de pression utilisés par la BCE (l'ELA est un moyen bien plus efficace), la dette due les 20 juillet et 20 août a été un élément important du dénouement de la crise actuelle.

La décision de reverser les bénéfices sur la détention des titres grecs

Sauf que, l'Eurosystème a accepté une forme de restructuration. En décembre 2012, la BCE a accepté de reverser les bénéfices réalisés sur la détention des dettes grecques au gouvernement grec. C'est une concession importante. La BCE a en effet racheté des titres dévalués sur le marché à des taux importants. Le remboursement au nominal avec le versement régulier des intérêts permet à l'Eurosystème d'encaisser d'importants bénéfices. Selon l'association Jubilee Debt Campaign, le total des bénéfices réalisés s'élèvera d'ici à 2028, date du dernier remboursement dû, à 22 milliards d'euros.

Un reversement « volontaire » et conditionnel

Cette décision a notamment permis de verser 2 milliards d'euros au budget grec en 2013. Mais cette magnanimité de la BCE a beaucoup de limites : elle est tout d'abord « volontaire », et donc n'est nullement contraignante pour l'Eurosystème, notamment pour les banques centrales nationales dont certaines estiment que ce retour n'est pas légitime. Ce système de reversement n'est donc pas très clair, ni très transparent et l'on ignore si l'ensemble des bénéfices sera reversé effectivement.

Mais surtout, la BCE, n'étant pas contrainte à ce renversement, elle utilise ce « cadeau » comme une autre forme de pression : elle n'a ainsi toujours pas reversé les 1,9 milliard d'euros de bénéfices réalisés sur l'exercice 2014 à Athènes, malgré le besoin criant qu'en avaient les autorités grecques. Bien au contraire, elle a utilisé ce versement comme un moyen de pression supplémentaire, ce qui semble valider le point de vue d'Eric Toussaint.

Une mauvaise affaire pour la Grèce

Enfin, ce système de reversement volontaire ne saurait remplacer pour la Grèce le bénéfice d'une restructuration qui aurait eu lieu en 2012. Ainsi, entre 2012 et 2015, la Grèce a remboursé 29 milliards d'euros à l'Eurosystème, tandis qu'elle « récupérait » 2 milliards d'euros (et peut-être d'ici la fin de l'année 3,9 milliards d'euros). Pour payer la différence, la Grèce a dû s'endetter via le FESF jusqu'en 2054. Il en sera de même à partir de cette année puisque les sommes versées à la BCE le seront grâce aux moyens versés par le MES dans le cadre du troisième mémorandum.

Du reste, la BCE détenait en mars 2012, selon les estimations les plus courantes, 56,2 milliards d'euros de titres grecs. Une participation au PSI aurait réduit la valeur nominale de cette dette de 30,22 milliards d'euros cette dette. On est déjà au-delà de la valeur estimée du reversement. Bref, la Grèce a clairement perdu, politiquement et financièrement, dans l'attitude de la BCE.

Sans doute inattaquable en droit, la position de l'Eurosystème vis-à-vis de cette dette acquise entre 2010 et 2012 est cependant très fortement contestable sur le plan des principes. Le refus de participer au PSI et l'utilisation de cette dette comme un moyen de pression pour mener une certaine politique économique mettent en lumière la très mauvaise volonté et l'approche très biaisée de la BCE dans cette affaire grecque. Autrement dit : loin d'être évidente, le remboursement de la dette due par la Grèce le 20 août était très contestable du point de vue de l'intérêt de la Grèce et de celui des créanciers publics.
Source : La Tribune

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