Contre l’économie
Par David Graeber - The New York Review of books / Les Crises (trad.)
De plus en plus, ceux qui ont la responsabilité de gérer les grandes économies ont le sentiment que l’économie en tant que discipline n’est plus à la hauteur de sa mission. Elle commence à ressembler à une science conçue pour résoudre des problèmes du passé.
L’obsession de l’inflation en est un bon exemple. Les économistes enseignent encore à leurs étudiants que le rôle principal de l’État en matière économique – beaucoup iraient jusqu’à dire son seul rôle économique vraiment légitime – est d’assurer la stabilité des prix. Que les dangers de l’inflation appellent une vigilance constante. Que le simple fait, pour des gouvernements, de faire tourner la planche à billets est donc en soi un péché. Que si, en revanche, l’inflation est maîtrisée grâce à l’action coordonnée du gouvernement et des banques centrales, le marché devrait trouver son « taux de chômage naturel », et les investisseurs, profitant de signaux de prix clairs, devraient être en mesure d’assurer une croissance saine. Ces hypothèses sont apparues avec le monétarisme des années 1980 – l’idée selon laquelle l’État devait se limiter à la gestion de la masse monétaire – et elles étaient devenues des évidences dans les années 1990, tant et si bien que la quasi totalité du débat politique reposait sur le postulat que les dépenses publiques représentaient un danger. Cela continue d’être le cas bien que, depuis la récession de 2008, les banques centrales ne cessent de faire frénétiquement tourner la planche à billets dans le but de créer de l’inflation et de contraindre les riches à employer leur argent à quelque chose d’utile, et qu’elles aient pour ainsi dire échoué dans ces deux entreprises.
Aujourd’hui, nous vivons dans un univers économique différent de celui a précédé la crise. La baisse du chômage n’entraîne plus de poussée salariale. La création monétaire ne provoque pas d’inflation. Pourtant, les termes du débat public et la sagesse véhiculée par les manuels d’économie demeurent quasi inchangés.
On s’attend à un certain temps de retard de l’institution. Les économistes orthodoxes d’aujourd’hui ne sont pas particulièrement doués pour prédire les krachs financiers, ni pour œuvrer à la prospérité de la société, ni encore pour produire des modèles pour lutter contre le changement climatique. En revanche, quand il s’agit de s’ériger en qualité d’autorité intellectuelle, malgré ces échecs, ils sont sans égaux. Il faudrait étudier l’histoire des religions pour trouver quelque chose de ce genre. Aujourd’hui, l’économie continue d’être enseignée non pas comme un fatras de controverses – non pas comme n’importe quelle autre science sociale, comme une pléiade de perspectives théoriques souvent antagonistes – mais plutôt comme une discipline qui se rapprocherait de la physique, de la concrétisation progressive d’universelles et irréprochables vérités mathématiques. Les théories économiques dites « hétérodoxes » existent, bien sûr (ex : institutionnaliste, marxiste, féministe, autrichienne, post-keynésienne…), mais leurs tenants sont quasiment exclus des départements universitaires considérés comme « sérieux » et même les résistances directes de certains étudiants (depuis le mouvement des étudiants pour la réforme de l’enseignement de l’économie, en France, jusqu’à la Post-Crash Economics Society en Grande-Bretagne) ont dans une large mesure échoué à les faire prendre en considération dans les programmes de base de l’enseignement.
En conséquence de quoi les économistes hétérodoxes continuent d’être traités comme des simili-cinglés, en dépit du fait qu’ils ont souvent de bien meilleurs antécédents quant à la prédiction d’événements économiques réels. De plus, les hypothèses psychologiques de base qui fondent l’économie (néo-classique) – bien qu’elles aient été réfutées depuis longtemps par de véritables psychologues – ont contaminé le reste du monde académique et ont profondément altéré la compréhension du monde par les gens.
En Grande Bretagne, plus que partout ailleurs, le fossé entre le débat public et la réalité économique est spectaculaire, ce qui peut donner l’impression que c’est le premier pays où quelque chose commence à craquer. Les travaillistes de centre-gauche étaient aux manettes pendant la bulle qui a précédé la crise, puis le dégagisme des électeurs a amené à une série de gouvernements conservateurs qui ont rapidement découvert que la rhétorique austéritaire – Churchill évoquait le sacrifice collectif pour le bien public – était bien perçue par les britanniques, ce qui leur a permis de gagner en popularité tout en menant des politiques consistant à tailler dans ce qui restait de l’État providence et à redistribuer les ressources vers le haut, vers les riches. « Il n’y a pas d’arbre magique qui donne de l’argent », pour reprendre la formule de Theresa May lors de la campagne éclair de 2017. C’est la seule phrase de l’une des campagnes les plus ternes de l’histoire britannique qui vaut la peine d’être gardée en mémoire. Elle a été répétée à l’envi dans les médias dès que quelqu’un demandait pourquoi le Royaume-Uni était le seul pays d’Europe occidentale à faire payer les frais de scolarité à l’université, ou s’il était bien nécessaire de laisser tant de gens à la rue.
Le plus extraordinaire, dans la phrase de May, c’est qu’elle est fausse. Il y a plein d’arbres magiques qui produisent de l’argent en Grande-Bretagne, comme dans les autres pays développés. Ils s’appellent les « banques ». L’argent moderne étant simplement du crédit, les banques peuvent créer de la monnaie à partir de rien, tout simplement en accordant des prêts. C’est ainsi qu’a été créé l’essentiel de la monnaie qui circule aujourd’hui en Grande-Bretagne. Non seulement les gens l’ignorent très largement, mais une enquête récente menée par le Groupe de Recherche britannique Positive Money a révélé le chiffre incroyable de 85% des parlementaires qui n’ont aucune idée de la provenance de la monnaie (la plupart semblaient penser qu’elle provenait de la Monnaie Royale).
Les économistes, pour des raisons évidentes, ne peuvent pas totalement ignorer le rôle des banques, cependant ils ont consacré une bonne partie du XXe siècle à débattre de ce qui se passe réellement quand on fait une demande de prêt. Une des écoles de pensée veut que les banques puisent dans leurs réserves, l’autre qu’elles produisent de l’argent frais, mais seulement sur la base d’un effet multiplicateur (pour que votre prêt auto puisse toujours être considéré comme adossé au fond de pension d’une grand-mère à la retraite). Seule une minorité – la plupart des économistes hétérodoxes, des post-keynésiens et des tenants de la théorie monétaire moderne – soutient ce que l’on appelle la « théorie de la création de crédit par les banques », selon laquelle il leur suffit d’un coup de baguette magique pour faire apparaître l’argent en ayant la certitude que même si elles accordent un million de dollars au client, le bénéficiaire finira par le leur rendre en remboursant et que dans l’ensemble du système, les dettes et les crédits finissent pas se compenser. De ce point de vue, au lieu de considérer les prêts comme reposant sur des dépôts, on considère que ces sont les dépôts eux-mêmes qui sont le résultat des prêts.
La seule chose à laquelle personne n’a jamais pensé, c’est à décrocher un boulot dans une banque pour découvrir ce qui se passe quand on y demande un prêt. C’est précisément ce qu’a fait, en 2014, un économiste allemand nommé Richard Werner, aussi a-t-il découvert qu’en fait, les gestionnaires de prêts ne regardent pas ce qu’ils ont réellement en caisse, les réserves ou autres. Ils créent simplement de l’argent à partir de rien, ou, comme il préférait le dire, de la « poudre de perlimpinpin ».
C’est également cette année-là, semble-t-il, que des éléments de la fonction publique britannique, notoirement indépendante, ont décidé que c’en était assez. La question de la création de monnaie est devenue une pomme de discorde majeure. L’écrasante majorité des économistes, même ceux du Royaume-Uni, ont depuis longtemps rejeté l’austérité comme étant contre-productive (ce qui, comme on pouvait s’y attendre, n’a eu pratiquement aucun impact sur le débat public). Mais à un certain moment, exiger des technocrates chargés d’administrer le système qu’ils basent toutes les décisions politiques sur des hypothèses fausses quant à quelque chose d’aussi élémentaire que la nature de l’argent revient peu ou prou à demander aux architectes de partir du principe que la racine carrée de 47 est π. Les architectes sont conscients que les bâtiments s’effondreraient, qu’il y aurait des morts.
Il y a peu, la Banque d’Angleterre (l’équivalent britannique de la Réserve fédérale, ou FED, aux États-Unis, dont les économistes sont les plus libres de s’exprimer car ils ne sont pas formellement fonctionnaires de l’État) a publié une étude officielle détaillée intitulée « Money Creation in the Modern Economy » [« La création monétaire dans l’économie moderne », NdT], truffée de vidéos et d’animations qui le confirment : les manuels économiques en vigueur ont tout faux, en particulier quant à l’orthodoxie monétariste pourtant incontestée. Les économistes hétérodoxes ont raison. Ce sont les banques privées qui créent la monnaie. Les banques centrales comme la Banque d’Angleterre créent aussi de la monnaie, mais les monétaristes se trompent lourdement quand ils prétendent que leur fonction est de contrôler la masse monétaire. En fait, les banques centrales ne contrôlent en aucun cas la masse monétaire ; leur fonction principale est de fixer les taux d’intérêt, c’est-à-dire de déterminer combien les banques privées peuvent exiger en contrepartie de la monnaie qu’elles créent. La quasi-totalité du débat public sur ces sujets repose donc sur des idées reçues qui sont fausses. Par exemple, si ce qu’a dit la Banque d’Angleterre est vrai, les emprunts d’État ne détournent pas les capitaux depuis le secteur privé ; ils les créent ex nihilo.
On aurait pu imaginer qu’un tel aveu créerait un certain remous, et ce fut effectivement le cas dans certains cercles restreints. Les banques centrales de Norvège, de Suisse et d’Allemagne ont rapidement publié des documents analogues. Mais au Royaume-Uni, les médias se sont empressés de tout simplement passer ça sous silence. À ma connaissance, cette étude de la Banque d’Angleterre n’a jamais été ne serait-ce que mentionnée dans le moindre journal télévisé, que ce soit à la BBC ou ailleurs. Les éditorialistes de presse écrite ont continué à écrire comme si le monétarisme allait de soi. On a continué à passer au grill les personnels politiques pour savoir où ils trouveraient l’argent pour les programmes sociaux. C’était comme si une sorte d’entente cordiale avait été établie, dans laquelle les technocrates pourraient vivre dans un univers théorique, tandis que les politiciens et les commentateurs de l’actualité pourraient continuer à vivre dans un univers tout autre.
Néanmoins, il y a des signes que cet arrangement est temporaire. L’Angleterre – et la Banque d’Angleterre en particulier – se targue d’être un précurseur des changements économiques à l’échelle mondiale. Le monétarisme lui-même a gagné ses lettres de noblesse intellectuelle dans les années 1970 après avoir été adopté par les économistes de la Banque d’Angleterre. De là, il a finalement été endossé par les rebelles du régime Thatcher, puis par Ronald Reagan aux États-Unis, pour finalement être exporté presque dans le monde entier.
Il est possible que le schéma soit en train de se reproduire aujourd’hui. En 2015, un an après la parution de l’étude de la Banque d’Angleterre, le Parti travailliste a permis, pour la première fois, que ses dirigeants soient désignés par un scrutin ouvert. C’est l’aile gauche du parti – sous la direction de Jeremy Corbyn et de John McDonnell, l’actuel ministre de l’économie au sein du shadow cabinet – qui a accédé aux commandes. À l’époque, la gauche du parti travailliste était considérée comme encore plus radicale et marginale que ne l’était l’aile Thatcherienne du Parti conservateur en 1975 ; elle est en outre la seule grande formation politique britannique ouverte aux nouvelles idées économiques (malgré les efforts constants des médias pour les présenter comme des socialistes ayant raté le virage des années 1970). Alors que la quasi-totalité de l’establishment politique a consacré l’essentiel de son temps, ces dernières années, à s’invectiver au sujet du Brexit, le cabinet de McDonnell – et les groupes de soutien des jeunes travaillistes – ont tenu des ateliers et lancé des initiatives politiques sur tous les sujets, depuis la semaine de quatre jours et le revenu universel jusqu’à la révolution industrielle verte et le « Fully Automated Luxury Communism » [il s’agit d’un exposé bref et incisif, de Aaron Bastani, où l’auteur défend que nous sommes en train de vivre une révolution technologique posant les bases de l’abondance et du communisme, NdT]. Ils ont invité des économistes hétérodoxes à participer aux programmes d’éducation populaire dont le but était de faire évoluer la perception du fonctionnement de l’économie réelle. Le corbynisme s’est heurté à l’opposition presque caricaturale de la quasi-totalité des composantes de l’establishment politique, cependant il serait malavisé de négliger l’éventualité que quelque chose d’historique soit en marche.
Le fait que les universitaires commencent à interpréter le passé sous un jour nouveau est signe d’un virage historique. En ce sens, l’un des livres les plus marquants de ces dernières années au Royaume-Uni devrait être l’ouvrage de Robert Skidelsky Money and Government : The Past and Future of Economics. L’auteur tente d’apporter une réponse à la question suivante : pourquoi l’économie dominante n’a-t-elle été d’aucune utilité dans les années qui ont précédé et suivi la crise de 2008 ? Il tente de revisiter l’histoire de l’économie universitaire à travers deux éléments – l’argent et l’État – dont les économistes rechignent à parler.
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Skidelsky est bien placé pour raconter cette histoire. Il incarne un genre typiquement anglais : le sympathique anti-conformiste, si fermement ancré dans l’establishment qu’il ne lui vient jamais à l’esprit qu’il pourrait ne pas être dans la possibilité d’exprimer exactement son opinion et dont l’opinion est justement celle du reste de l’establishment pour cette même raison. Né en Mandchourie, formé à Oxford, professeur d’économie politique à Warwick, Skidelsky est surtout connu pour avoir publié la biographie la plus aboutie, en trois tomes, de John Maynard Keynes. Il siège depuis trois décennies à la Chambre des Lords en tant que baron de Tilton, affilié selon les époques, à divers partis politiques, et parfois même sans étiquette. Au début des années Blair, il était conservateur et a même été porte-parole de l’opposition sur les questions économiques à la Chambre haute ; actuellement, c’est un électron libre, pour l’essentiel en phase avec la gauche des travaillistes. En d’autres termes, il trace son propre sillon. D’habitude, c’est un sillon intéressant. Au cours des dernières années, Skidelsky a profité de sa position au sein de l’organe législatif le plus élitiste du monde pour organiser une série de séminaires de haut niveau sur la réforme de la discipline économique ; ce livre est, dans un sens, le premier produit majeur de ces initiatives.
Ce qu’il révèle, c’est une guerre sans fin entre deux grandes approches conceptuelles dans lesquelles c’est toujours le même camp qui semble l’emporter – pour des raisons qui n’ont généralement à voir ni avec des subtilités théoriques, ni avec une capacité prédictive qui serait supérieure. Le fond de la controverse semble toujours tourner autour de la nature de l’argent. Vaut-il mieux voir dans l’argent une matière physique, un bien précieux qui facilite les échanges, ou vaut-il mieux considérer l’argent avant tout comme un crédit, comme une méthode comptable ou une reconnaissance de dette – en tout cas, comme une construction sociale ? Cette controverse remonte, sous différentes formes, à plusieurs milliers d’années. Ce que nous appelons « argent » est toujours un mélange des deux, et, comme je l’ai moi-même noté dans Dette : 5000 ans d’histoire (2011), le centre de gravité entre les deux tend à se déplacer dans le temps. Au Moyen Âge, les transactions quotidiennes à travers l’Eurasie étaient généralement effectuées par le biais du crédit, et l’argent était considéré comme une abstraction. C’est l’emprise mondiale des empires européens aux XVIe et XVIIe siècles, avec ce qu’elle comporta d’afflux d’or et d’argent pillés aux Amériques, qui a réellement bouleversé cette perception. Historiquement, le fait d’accorder de la valeur à du métal a été un marqueur des périodes de violence généralisée, d’esclavage de masse et d’armées de métier pour les conquêtes – ce dont firent l’expérience la plupart des pays du monde en subissant les empires espagnol, portugais, néerlandais, français et britannique. Ces nouvelles théories de la monnaie fondées sur les lingots d’or ont permis l’émergence d’une innovation théorique importante, comme le note Skidelsky, et que l’on appelle aujourd’hui la théorie quantitative de la monnaie (généralement mentionnée dans les manuels scolaires – car les économistes prennent un plaisir infini à utiliser des abréviations – comme TQM).
La controverse sur la TQM a initialement été introduite par le juriste français Jean Bodin, à l’occasion d’un débat sur l’inflation galopante et déstabilisatrice qui a suivi de près la conquête ibérique des Amériques. Bodin a proposé que l’inflation était le simple reflet de l’offre et de la demande : l’afflux de métaux précieux depuis les colonies espagnoles a fait chuter la valeur de l’argent en Europe. Ce principe de base était sans doute vu comme de bon sens pour quiconque avait l’expérience du commerce de l’époque, cependant il s’avère qu’il repose sur une série de présupposés inexacts. Tout d’abord parce que l’essentiel de l’or et de l’argent extrait du Mexique et du Pérou ne terminait pas du tout en Europe, et ne servait absolument pas à frapper monnaie. Il allait directement vers la Chine et l’Inde (pour acheter des épices, de la soie, des étoffes et autres « raffinements orientaux »), et, pour autant qu’il y ait eu un effet inflationniste de retour au pays, il était limité aux divers produits spéculatifs. C’est presque toujours comme ça quand on met en œuvre la TQM : elle tombe sous le sens … pour autant qu’on fasse fi de la plupart des critiques essentielles qu’on peut lui adresser.
Dans le cas de l’inflation au XVIe siècle, par exemple, une fois pris en compte le crédit, l’épargne et la spéculation – sans parler de l’augmentation des taux de l’activité économique, des investissements dans les nouvelles technologies et des salaires (qui ont à leur tour beaucoup à voir avec le rapport de force des travailleurs et employeurs, créanciers et débiteurs) – il est impossible de déterminer avec précision le facteur déterminant, et si c’est la masse monétaire qui détermine les prix, ou bien les prix qui déterminent la masse monétaire. Techniquement, cela se résume à un choix entre ce qu’on appelle les théories exogènes et endogènes de la monnaie. Faut-il considérer l’argent comme un facteur extérieur, comme tous ces ducats espagnols qui auraient déferlé sur Anvers, Dublin et Gênes à l’époque de Philippe II, ou faut-il l’imaginer avant tout comme un produit de l’activité économique elle-même, extrait, frappé et mis en circulation, voire, plus souvent, créé comme instrument de crédit, comme un prêt qui répondrait à une demande, auquel cas bien sûr les causes de l’inflation seraient ailleurs ?
Pour dire les choses crûment : la TQM a manifestement tort. Doubler la quantité d’or dans un pays n’aura aucun effet sur le prix du fromage si vous donnez tout l’or aux riches et qu’ils l’enterrent simplement au fond du jardin, ou qu’ils l’utilisent pour fabriquer des sous-marins plaqués or (c’est d’ailleurs pour cela que l’assouplissement quantitatif – la stratégie consistant à acheter des emprunts d’État à long terme pour mettre l’argent en circulation – a échoué). Ce qui compte vraiment, c’est les dépenses.
Néanmoins, depuis l’époque de Bodin jusqu’à aujourd’hui, les partisans de la TQM l’ont emporté à l’issue de la quasi-totalité des grands débats politiques. En Angleterre, ce principe remonte à 1696, juste après la création de la Banque d’Angleterre, avec un différend sur l’inflation en temps de guerre entre le secrétaire au Trésor William Lowndes, Sir Isaac Newton (alors directeur de la Monnaie), et le philosophe John Locke. Newton avait convenu avec le Trésor que les pièces d’argent devaient être officiellement dévaluées pour éviter un effondrement déflationniste ; Locke avait adopté une position monétariste extrême, soutenant que l’État devrait se limiter à garantir la valeur de la propriété (y compris des pièces de monnaie) car les ajustements risquaient de semer le trouble chez les investisseurs et spolier les créanciers. Locke a gagné. Il en a résulté un effondrement déflationniste. Un resserrement brutal de la masse monétaire a entraîné une brusque contraction de l’économie qui a fait perdre leur emploi à des centaines de milliers de personnes et provoqué des pénuries de masse, des émeutes et des famines. Le gouvernement a rapidement pris des mesures pour tempérer sa politique (d’abord en permettant aux banques de convertir les dettes de guerre de l’État en billets de banque, et en finissant par abandonner complètement l’étalon-argent), cependant, par son discours officiel, Locke a posé les bases du débat public qui perdure jusqu’à nos jours, avec son idéologie pro-créditeurs, austéritaire et promouvant un État réduit à sa plus simple expression.
Pour Skidelsky, ce schéma allait se répéter à maintes reprises, en 1797, dans les années 1840, 1890 et, finalement, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, avec l’adoption par Thatcher et Reagan – brève dans les deux cas – du monétarisme. Nous assistons toujours à la même séquence chronologique :
(1) L’État adopte une politique de rigueur.
(2) Il en découle une catastrophe.
(3) L’État abandonne l’austérité, sans tambours ni trompettes.
(4) L’économie se rétablit.
(5) La philosophie austéritaire redevient pourtant synonyme de bon sens.
Comment a-t-on pu justifier une série d’échecs aussi retentissants ? Selon Skidelsky, la responsabilité en incombe en grande partie au philosophe écossais David Hume, qui a été l’un des premiers défenseurs de la TQM. Hume a également été le premier à introduire l’idée selon laquelle les soubresauts de court terme – tels que ceux produits par Locke – auraient des répercussions bénéfiques sur le long terme, pour autant qu’ils contribuent à libérer des marchés qui pourraient ainsi s’auto-réguler :
Depuis Hume, les économistes font la distinction entre les effets à court terme et les effets à long terme des réformes économiques, dont ceux des politiques publiques. Cette distinction a fait en sorte de mettre à l’abri de la critique la théorie de l’équilibre, en permettant qu’elle soit énoncée sous une forme qui tienne compte quelque peu de la réalité. En économie, le court terme correspond généralement à la période pendant laquelle un marché (ou une économie de marché) dévie temporairement de sa position d’équilibre à long terme sous l’effet d’une « perturbation », comme un balancier temporairement écarté de sa position de repos. Cette façon de voir les choses suggère que les gouvernements devraient laisser aux marchés le soin de déterminer leurs positions d’équilibre naturel. Les interventions des pouvoirs publics pour « corriger » les écarts ne feraient qu’ajouter des couches de confusion.
Il y a une faille logique à une telle théorie : il n’y a aucun moyen de la réfuter. Pour tester la validité du postulat selon lequel les marchés finissent toujours, à la fin, par se rétablir, encore faudrait-il que l’on dispose d’une définition commune de « à la fin ». Or, il se trouve que pour les économistes, la définition de la fin est « le temps nécessaire pour atteindre un point où je peux dire que l’économie a retrouvé son équilibre ». (De même, des déclarations comme « les barbares gagnent toujours à la fin » ou « à la fin, la vérité l’emporte toujours » ne peuvent pas être réfutées, puisqu’en pratique elles signifient simplement « quand les barbares gagnent, ou que la vérité prévaut, je déclare l’histoire terminée »).
A ce stade, toutes les pièces du puzzle sont en place : des politiques d’austérité (dont bénéficient les créanciers et les riches) présentées comme des « potions amères » pour revenir à des prix permettant aux marchés de retrouver leur santé sur le long terme. Par ses descriptions, Skidelsky nous offre une intéressante suite à l’histoire que Karl Polanyi a commencé à esquisser dans les années 1940, à savoir comment des marchés nationaux réputés auto-régulateurs étaient en fait des productions sociales très élaborées. En conséquence de quoi nous avons assisté à l’élaboration de politiques publiques conçues elles-mêmes pour inspirer le rejet d’un État trop présent :
L’impôt sur le revenu a marqué un tournant crucial. Il fut prélevé pour la première fois en 1818 puis reconduit par [le premier ministre Robert] Peel en 1842. Entre 1911 et 1914, il était devenu la première recette de l’État. L’impôt sur le revenu présentait le double avantage de procurer aux britanniques un revenu de base sécurisé et d’aligner les intérêts du corps électoral avec un gouvernement bon marché, puisque seuls les contribuables directs avaient le droit de vote[…]. Sous Gladstone, « la rigueur budgétaire devint la nouvelle morale ».
En fait, il n’y a absolument aucune raison pour qu’un État moderne se finance principalement en s’appropriant une partie des revenus de chaque citoyen. Il y a bien d’autres façons de procéder. Beaucoup – comme la taxe foncière, l’impôt sur la fortune, la fiscalité sur les entreprises ou les TVA (qui peuvent être plus ou moins progressifs) – sont beaucoup plus efficaces, puisque la création d’un appareil bureaucratique en capacité de contrôler les affaires personnelles des citoyens au niveau requis par une fiscalité sur le revenu est en elle-même extrêmement coûteuse. Mais là n’est pas l’essentiel : l’impôt sur le revenu est réputé inquisiteur et agaçant. Il est censé être plus ou moins injuste. Comme souvent dans le libéralisme classique (et le néolibéralisme contemporain), il s’agit d’un ingénieux tour de passe-passe politique – une extension de l’État bureaucratique qui permet aussi à ses dirigeants de prétendre défendre un État au périmètre réduit.
La seule exception à cette généralité a eu lieu au milieu du XXème siècle, dont on se souvient sous le nom d’époque keynésienne. Ceux qui étaient au pouvoir dans les démocraties capitalistes, aiguillonnés par la révolution russe et par la perspective de la rébellion de leur propre classe ouvrière, ont permis des niveaux jusqu’alors inconnus de redistribution – ce qui a in fine généré la prospérité la plus généralisée de l’histoire de l’humanité. L’histoire de la révolution keynésienne des années 1930, et de la contre-révolution néolibérale des années 1970, a été contée à maintes reprises, mais Skidelsky offre au lecteur une lecture rafraîchissante des conflits sous-jacents.
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Keynes lui-même était résolument anticommuniste, mais en grande partie parce qu’il estimait que le capitalisme était plus susceptible d’entraîner des progrès technologiques rapides qui élimineraient en grande partie le besoin de travail concret. Il souhaitait le plein emploi non pas parce qu’il pensait que le travail était une bonne chose, mais parce qu’il souhaitait au final que le travail n’existe plus, concevant une société dans laquelle la technologie rendrait le travail humain obsolète. En d’autres termes, il a estimé que l’observateur évoluait en terrain mouvant, que l’objet de toute science sociale était par nature instable. Max Weber, pour des raisons similaires, a soutenu qu’il ne serait jamais possible pour les spécialistes des sciences sociales de trouver quoi que ce soit qui puisse souffrir la comparaison avec les lois de la physique, parce qu’au moment même où ils seraient sur le point de disposer de suffisamment de données, la société elle-même – et ce qui importait aux analystes – aurait tellement changé que l’information serait déjà obsolète. Les opposants de Keynes, au contraire, étaient résolus à asseoir leurs arguments sur de tels principes universels.
Il est difficile pour des non-initiés de comprendre ce qui était vraiment en jeu ici, car la controverse en est venue à être présentée comme un différend technique entre les rôles de la micro-économie et de la macroéconomie. Les keynésiens ont fait valoir que la première est pertinente pour étudier le comportement des ménages ou des entreprises pris individuellement – comportement visant à optimiser leur profit sur les marchés – mais que dès qu’on commence à examiner les économies nationales, on passe à un tout autre niveau de complexité, où opèrent différentes catégories de règles. Tout comme il est nous impossible de comprendre les choix de partenaires reproducteurs d’un oryctérope en analysant toutes les réactions chimiques de ses cellules, de même les propriétés du commerce, de l’investissement ou les fluctuations des taux d’intérêt ou d’emploi n’étaient pas la simple somme de chacune des micro-transactions qui semblent les composer [L’oryctérope, ou cochon de terre est un mammifère d’Afrique, NdT]. Ces agrégats répondaient, comme le disaient les philosophes de la science, à des « propriétés émergentes ». De toute évidence, il était nécessaire de comprendre le niveau micro (tout comme il était nécessaire de connaître les produits chimiques qui composent l’oryctérope) pour avoir une chance de comprendre la macro, mais ce n’était pas, en soi, suffisant.
Les contre-révolutionnaires, à commencer par Friedrich Hayek, de l’école d’économie de Londres, le rival historique de Keynes, ainsi que les diverses sommités qui l’ont rejoint au sein de la Société du Mont Pelerin, se sont attaqués directement à cette idée selon laquelle les économies nationales ne pouvaient pas être réduites à la somme de leurs parties. Sur le plan politique, note Skidelsky, cela était dû à leur hostilité à l’idée même de compétence de l’État (et, plus largement, à tout ce qui pouvait être collectif). Donc, pour eux les économies nationales pouvaient être réduites au simple effet cumulé de millions de décisions individuelles et, par conséquent, chaque élément de la macroéconomie devait être systématiquement « micro-fondé ».
L’une des raisons de la radicalité de cette attitude est qu’elle est survenue au moment précis où la microéconomie elle-même achevait une profonde transformation – qui avait commencé avec la révolution mineure de la fin du XIXe siècle – pour passer du statut de technique permettant de saisir comment les opérateurs économiques prennent leurs décisions à celui de philosophie générale de la vie humaine. Elle y est parvenue, ce qui est remarquable, en formulant une série d’hypothèses dont les économistes eux-mêmes admettent volontiers qu’elles sont fausses : supposons, disaient-ils, des acteurs purement rationnels, motivés exclusivement par leur intérêt, qui savent exactement ce qu’ils veulent et ne changent jamais d’avis, et qui ont accès à toutes les informations pertinentes en matières de prix. Cela leur a permis d’élaborer des équations précises et prédictives de la manière exacte dont les individus devraient agir.
Il n’y a assurément rien de mal à créer des modèles simplifiés. C’est sans doute ainsi que doit procéder toute science humaine. Mais une science empirique met ensuite ces modèles à l’épreuve de ce que les gens font réellement, et les ajuste en conséquence. C’est précisément ce que les économistes n’ont pas fait. Au lieu de quoi, ils ont découvert que, si l’on injectait ces modèles dans des formules mathématiques complètement inaccessibles aux non-initiés, il devenait possible de créer un univers dans lequel ces présupposés ne seraient jamais contredits. (« Tous les acteurs s’emploient à la maximisation de leur intérêt. Qu’est-ce que leur intérêt ? Quoi que ce soit qu’un acteur semble maximiser. ») Les équations mathématiques ont permis aux économistes de revendiquer de manière convaincante que leur discipline était la seule branche de la théorie sociale qui était devenue une sorte de science prédictive (bien que la plupart de leurs prédictions couronnées de succès concernaient le comportement de personnes qui avaient elles-mêmes été formées en théorie économique).
Cela a permis à l’Homo economicus d’envahir le reste de la sphère académique, de sorte qu’au cours des années 1950 et 1960, presque toutes les filières de formation qui préparaient les jeunes à des postes de pouvoir (sciences politiques, relations internationales, etc.) avaient adopté l’une ou l’autre des variantes de la « théorie du choix rationnel » issue, en somme, de la microéconomie. Dans les années 1980 et 1990, la situation était telle que même les dirigeants de fondations artistiques ou d’organisations caritatives, pour être reconnus comme des bons professionnels, se devaient d’être au minimum initiés à l’une des « sciences » humaines qui part du principe que les humains sont fondamentalement égoïstes et dévorés par leur cupidité.
Ce sont là les « micro-fondations » auxquelles les réformateurs néoclassiques voulaient renvoyer la macroéconomie. Ils ont pu profiter de certaines faiblesses indéniables dans les formulations keynésiennes, en particulier leur incapacité à expliquer la stagflation [Situation économique d’un pays caractérisée par la stagnation de l’activité, de la production, et par l’inflation des prix, NdT] des années 1970, pour balayer ce qui restait de l’architecture keynésienne et revenir aux mêmes politiques austéritaires et d’État faible qui avaient dominé le XIXe siècle. Le schéma classique s’en est suivi. Le monétarisme n’a pas fonctionné ; au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, ces politiques ont été rapidement abandonnées. Mais idéologiquement, l’intervention a été si efficace que même lorsque de « nouveaux keynésiens » comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman sont réapparus en force dans les débats sur la macroéconomie, ils se sont quand même sentis obligés de conserver ces nouvelles fondations microéconomiques.
Skidelsky insiste sur le fait que si vous faites des hypothèses absurdes, vous aurez beau les multiplier à l’infini, elles le resteront. Ou, selon ses propres termes un peu plus directs, « des hypothèses démentes conduisent à des conclusions folles » :
L’hypothèse d’efficience des marchés financiers (HEM), rendue populaire par Eugene Fama… est l’application aux marchés financiers de la théorie des choix rationnels. Selon la théorie des anticipations rationnelles (TAR), les agents utilisent de manière optimale toutes les informations dont ils disposent sur l’économie et la politique pour ajuster en temps réel leurs anticipations ….
D’où, selon les mots de Fama, … « Dans un marché efficient, la concurrence que se livrent de nombreux agents intelligents conduit à une situation dans laquelle … le prix observé d’un produit financier donne une bonne estimation de sa valeur intrinsèque ».
En d’autres termes, nous étions tenus de faire comme si les marchés ne pouvaient pas, par définition, se tromper. Par exemple, si, dans les années 1980, le terrain sur lequel a été construit le palais impérial de Tokyo a coûté plus cher à l’achat que l’ensemble du foncier à New York, c’est nécessairement parce que c’est ce qu’il valait. S’il y a des écarts, ils sont purement aléatoires, « stochastiques », donc imprévisibles, temporaires, et, et fin de compte, sans intérêt. A chaque fois que des titres sont sous-évalués, des acteurs rationnels vont se ruer pour les acheter. Skidelsky a sèchement fait remarquer :
Il y a là un paradoxe. D’un côté, cette théorie dit qu’il ne sert à rien d’essayer de spéculer car les actions sont toujours à un prix juste et dont les fluctuations sont imprévisibles. Mais d’un autre côté, si les investisseurs ne tentaient pas de faire du profit, les marchés ne seraient pas efficients car il n’y aurait pas de mécanismes d’auto-ajustement…
Deuxièmement, si les actions sont toujours correctement valorisées, les bulles et les crises ne peuvent pas être générées par le marché…
Cette attitude s’est infiltrée jusqu’aux politiques : « Ceux qui dirigent l’État, à commencer par [le président de la FED] Alan Greenspan, n’ont pas souhaité crever la bulle précisément parce qu’ils ne voulaient pas admettre qu’il s’agissait d’une bulle ». L’hypothèse d’efficience des marchés financiers a rendu impossible l’identification des bulles car elles sont écartées a priori.
S’il y a une réponse à la célèbre question qu’a posée la Reine – pourquoi personne n’a vu venir la crise ? – ce serait celle-là.
Ainsi, la boucle est bouclée. Le économistes orthodoxes, après avoir été bien embarrassés, sont retombés sur leurs pieds. Ils ont conservé la main sur l’enseignement supérieur et sur les institutions. Au Royaume-Uni, l’une des premières mesures prises par la coalition entre les Conservateurs et les Libéraux – Démocrates en 2010 a été de réformer l’enseignement supérieur en triplant les droits d’inscription et en instituant un régime de prêts étudiants à l’américaine. Le bon sens aurait voulu que, le système éducatif fonctionnant bien (malgré des faiblesses, l’université britannique était considérée comme l’une des meilleures du monde), tandis que le système financier avait dysfonctionné et conduit à une quasi faillite de l’économie mondiale, il aurait été logique de réformer le système financier pour le rapprocher du système éducatif, plutôt que de faire le contraire. L’offensive pour faire le contraire ne pouvait avoir d’autre motivation qu’idéologique. C’était une offensive en règle contre l’idée même que les savoirs pouvaient être autre chose que des biens commerciaux.
On a assisté à des mesures du même type pour asseoir le contrôle sur les institutions. La BBC, qui fut une entité fière de son indépendance, en est petit à petit, sous le gouvernement Conservateur, venue à ressembler à un réseau radiotélévisé d’État, leurs analystes politiques récitant souvent mot à mot les derniers communiqués de presse du parti au pouvoir – qui, au moins au plan économique, reposaient sur les hypothèses mêmes qui venaient d’être battues en brèche. Le débat politique considérait comme acquis qu’il n’y avait pas d’alternatives à la « potion amère » et à la « rigueur budgétaire » chère à Gladstone ; dans le même temps, la banque d’Angleterre s’est mise à faire tourner la planche à billets comme une folle, au bénéfice des 1% les plus riches, dans une tentative ratée de relancer l’inflation. Les résultats concrets laissent, pour être gentil, sceptique. Même au plus fort de la reprise, dans la cinquième économie du monde, environ un citoyen britannique sur douze a souffert de la faim, avec des journées entières sans manger. Si l’économie est définie comme le moyen par lequel une population humaine subvient à ses besoins matériels, l’économie britannique est de plus en plus dysfonctionnelle. Les tentatives frénétiques de la classe politique britannique pour changer de sujet (avec le Brexit) ne feront pas illusion éternellement. A terme, il faudra s’attaquer aux vrais problèmes.
La théorie économique actuelle ressemble de plus en plus à un atelier rempli d’outils cassés. Non pas qu’il n’y ait aucune perspective utile ici, mais fondamentalement, cette discipline aujourd’hui est la clé pour résoudre les problèmes d’un autre siècle. La question de savoir comment déterminer la répartition optimale du travail et des ressources pour stimuler la croissance économique n’est tout simplement pas le problème auquel nous sommes confrontés de nos jours, à savoir comment composer avec une productivité technologique croissante, une baisse du besoin réel de main-d’œuvre, ainsi qu’avec une gestion efficace des professions de soins, et ce sans détruire notre planète. Cela requiert une toute autre science. Ce sont précisément les « micro-fondations » de l’économie actuelle qui s’y opposent. Toute science [économique] nouvelle devra, pour percer, soit puiser dans les connaissances acquises sur le féminisme, l’économie comportementale, la psychologie et même l’anthropologie pour élaborer des théories fondées sur le comportement réel des gens, soit revenir à la notion de degrés de complexité émergents, voire probablement les deux.
Intellectuellement, ce ne sera pas facile. Politiquement, ce sera plus difficile encore. Briser les verrous que l’économie néoclassique a posés sur les grandes institutions ainsi que son emprise quasi théologique sur les médias – pour ne pas citer toutes les subtilités par lesquelles elle en est venue à façonner notre conception des raisons d’agir et du champ des possibles qui s’offrent à l’Homme – constitue un formidable défi. Peut-être faudra-t-il en passer par une sorte de crise. Sous quelle forme ? Un nouvel effondrement comme celui de 2008 ? Un changement politique radical dans un des grand pays du monde ? Une révolte mondiale de la jeunesse ? Quoi qu’il en soit, des livres comme celui-ci – et très probablement ce livre – joueront un rôle crucial.
Source : The New York Review of Books, David Graeber, 05-12-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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