mercredi 8 février 2017

Décodex et propagande

La censure n'est jamais une solution "Il faut combattre les 'Fake News' avec la vérité, pas la censure" (Edwars Snowden - cf. article plus bas). Encore moins lorsque le censeur est juge et partie, "Le Monde est la propriété de trois actionnaires capitalistes qui sont tous attachés à l'idéologie néolibérale, mondialiste et atlantiste" (Guy Mettan - cf. article plus bas). Sans surprise Le Monde se donnera une bonne note, ainsi qu'à ses confrères de même obédience, et une mauvaise à tous les autres, notamment à ceux qui, un jour, ont osé critiquer, ou relever une désinformation dans, leur Monde. Ainsi les sites russes (RT, Sputnik) reçoivent un carton rouge, mais celui du Qatar (Al-Jezeera) baigne dans le vert. Seront alors amalgamés dans la couleur écarlate tous ceux qui ne pensent pas comme Le Monde avec les complotistes les plus délirants parlant de reptiliens illuminati ou de mi-homme mi-porc.
Le Décodex est bien un outil de propagande défendant des orientations idéologiques plus que contestables - notamment sur la Russie, la Syrie ou l'Arabie Saoudite, voir le récent colloque de spécialistes en géopolitiques. C'est aussi un travail d'amateur concernant le choix arbitraire des 500 sites retenus, et leurs classements à l'emporte-pièce.

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Extrait d'un article de Les Crises

Lire le dossier sur le site Les Crises [classé rouge par le Décodex - puis orange] :
Billet 1 : DEC-INDEX : Quand Le Monde ressuscite L’Index de l’Église catholique…
Billet 2 : Le Décodex du Monde : du gros travail de BuzzFeed !
Billet 3 : Naufrage sur les résultats de l’élection américaine
Billet 4 : L’indispensable fact-checking interne : l’exemple du New Yorker
Billet 5 : Edward Snowden : Il faut combattre les “Fake News” avec la Vérité, pas avec la Censure [ou en bas de page]
Un FAKE était la source du Monde pour pourrir ma réputation ! [MAJ]
Dossier Décodex (articles ci-dessus et autres MAJ)

Sur Arrêt sur image [classé vert par le Décodex] :
"Fausses infos" ? Berruyer répond au Décodex du Monde [MAJ]
Décoder le Décodex [MAJ]

Sur Investig'action [classé rouge par le Décodex] :
Décodex : le vieux Monde se meurt, par Grégoire Lalieu, le 7 février 2017

Sur Arrêt sur info [classé rouge par le Décodex]
Decodex – quand Le Monde se fait Inquisiteur, par Philippe Huysmans, le 4 février 2017
Decodex – Sous le capot, par Philippe Huysmans, le 4 février 2017
Décoder les Balkans avec le Monde.fr, par Louis Ferchaud, le 8 février 2017
Le label rouge Decodex, un certificat d’excellence ? par Slobodan Despot, 19 février 2017 [MAJ]

Sur Donde Vamos [classé rouge par le Décodex] :
Les fake news, ou le procès en sorcellerie du XXIe siècle, le 4 février 2017

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Déconnant DECODEX [MAJ]
Par Jacques Sapir, le 9 février 2017 - RussEurope [classé orange par le Décodex]

Le site Web du journal Le Monde vient de lancer, depuis quelques jours, un « outil » nommé « Decodex », qui est censé permettre à ses utilisateurs de trier le faux du vrai dans le différents sites. Nul ne conteste la nécessité de vérifier les sources. On pouvait penser que cet outil serait une tentative honnête pour aider le lecteur. Elle s’avère en réalité un outil idéologique servant à la fois à l’autopromotion de ce journal (ce que l’on peut comprendre sans nécessairement l’approuver) mais aussi, et c’est sur ce point que toute l’opération est bien plus discutable, un outil de tri idéologique. Prétendant lutter conte ce que l’on appelle les « fake news », soit la multiplication des fausses nouvelles, les journalistes du Monde n’ont rien eu de plus pressé que de réinventer l’Index du Vatican. A quand l’Imprimatur ?

Decodex se présente comme une application que chacun peut utiliser. Cette application classe les sites du vert (garantie de « bonnes » informations) au rouge (site réputé dangereux), avec la couleur orange (site peu sérieux), ou bleu (site parodique). Seulement, pour faire fonctionner un système comme Décodex, il faut au préalable établir une liste de sites d’information que l’on considère comme recommandables ou non et une liste de critères qui permettent de jauger et de juger de la crédibilité de tel ou tel. On entre là dans un domaine ou joue à plein la subjectivité idéologique des journalistes du Monde. En mettant les pastilles, qu’elles soient vertes, oranges ou rouges, Le Monde s’arroge un droit de jugement alors qu’il est lui-même, et nul ne le lui reproche par ailleurs, un journal d’opinion, un journal qui défend ses idées, mais des idées qui ne font que représenter sa subjectivité. Ce qui gène, ce qui choque avec cette création du Monde c’est que ce journal se donne ainsi le rôle de censeur du Web, de l’information en ligne. Il s’approprie un pouvoir qui pourrait, à l’extrême limite, relever d’un comité indépendant, ou du CSA, mais certainement pas d’un journal qui est un acteur de cette sphère de l’information et qui ne peut donc prétendre à l’impartialité nécessaire pour une telle fonction.

La dimension idéologique de l’opération se révèle quand on se promène un peu su Décodex. On constate que les sources de l’établissement médiatique (les journaux avec lesquels Le Monde a des collaborations ouvertes ou implicites) sont systématiquement en vert. Les autres, sont en orange et en rouge, et en particulier les sources dites alternatives. Se révèle alors la dimension « monopoliste » de l’opération. Dans un monde ou le journalisme traditionnel est contesté, car chacun peut, à sa guise, créer un site d’information, l’opération Décodex apparaît comme une volonté un peu puérile et clairement désespérée de certains journalistes pour se garantir le monopole de l’information. Il eut été plus utiles, et plus profitables à tous, que ces dits journalistes s‘interrogent sur les raisons de leurs pertes d’audience. Mais, ce type d’autocritique, il ne faut pas rêver : ils en sont clairement incapables.

On donnera ici un exemple parlant. Mon propre carnet obtient, tout comme le blog d’Olivier Berruyer, un classement orange. Olivier répond par ailleurs de manière cinglante aux argousins de Décodex. Ce classement est motivé par un exemple de «fake news» que Le Monde présente ainsi : «…relaie parfois de fausses informations, niant la présence de soldats russes en Ukraine en 2014, pourtant établie». Si ces « journalistes » avaient fait leur travail, ils auraient pu constater que je n’avais nullement nié la présence de militaires russes à Donetsk et Lugansk, mais que, citant nommément un général américain en poste à l’OTAN, j’avais indiqué que la présence de militaires russes n’était pas en mesure d’expliquer les victoires remportées par les forces de la DNR et de la LNR en septembre 2014. Mais, on voit bien qu’ici la vérité importe peu pour les journalistes du Monde. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.

Il serait aussi facile de rétorquer que Le Monde lui-même a publié aussi de fausses informations, ou des informations non confirmées, comme le montre Vincent Glad dans une chronique sur le site de Libération[1]. Le Monde lui même s’était fait l’écho récemment du faux piratage par les Russes d’une centrale électrique américaine. Alors, pourquoi ne pas mettre Le Monde lui-même en orange dans le classement Décodex ? Aude Lancelin s’est élevée contre cette opération du Monde, et l’on peut penser qu’elle risque fort de décrédibiliser encore plus la presse traditionnelle. En fait, une observation rapide des divers sites mis en causes montre que les utilisateurs potentiels de Décodex l’utilise à l’inverse de ce que souhaitaient les journalistes du Monde. La fréquentation de ces blogs semble avoir augmenté et tout se passe comme si le lecteur considérait comme « suspect » le classement en vert qui est censé désigner la « bonne » information et recherchait les sites désignés par Décodex comme « suspects ». Si cela devait se confirmer, nous aurions le résultat paradoxal d’une opération de dénigrement en bande organisée, comme l’on dit au Ministère de la Justice, se retournant contre ses propres auteurs…

Au-delà, l’histoire Décodex pose un problème de fond. Nul ne peut certifier la « vérité ». Des faits peuvent être raisonnablement établis, tout en sachant qu’il y a toujours une marge d’incertitude à leur égard. L’interprétation de ces faits, elle, varie avec les opinions, avec la subjectivité de chacun, avec les différentes recherches qui peuvent être faites. Je renvoie ici le lecteur à mes multiples notes sur la question du chômage en France, et sur l’abus que font les journalistes de la fameuse « catégorie A » de la DARES. Personne ne peut décider qu’il a le monopole de la vérité et de l’information ; on ne peut certifier une « vérité », ni la mettre sous copyright. C’est bien pourquoi toute l’opération Décodex se révèle en fait assez nauséabonde dans ce qu’elle décrit de l’imaginaire de ses auteurs. On ne doit pas, alors, s’étonner de la réduction constante du lectorat de cette presse qui arrive ainsi à se décrédibiliser de manière de manière si constante et si régulière. Cette presse arrive même aujourd’hui à mêler le ridicule à l’ignominie.

Le coté « orwellien » de Décodex n’aura échappé à personne. Il y a du « Ministère de la Vérité » à l’œuvre dans ce qu’ont commis les journalistes du Monde.

[1] Glad V., « Qui décodexera le Décodex? De la difficulté de labelliser l’information de qualité », billet publié le 3 février 2017.

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Décodex du Monde: «Le fact-checking a été détourné pour être utilisé comme une méthode de publicité»
Interview de Jacques Sapir [auteur du blog RussEurope, classé orange par le Décodex] par RT [classé orange par le Décodex], le 3 février 2017 - RT

A l'heure où le journal Le Monde lance son extension Décodex de lutte contre les «fake news» et où le fact-cheking est devenu incontournable, l'économiste Jacques Sapir parle de l'illusion d'objectivité évoquant les problèmes que posent ces analyses.

Jacques Sapir est directeur d’Etudes à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dirige le Centre d'études des modes d'industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH. Il anime aussi le blog www.russeurope.hypotheses.org

RT France : Le Monde a lancé Décodex, une extension sur les navigateurs de recherche qui catégorise les sites d'informations (médias, blogs, réseaux sociaux...) selon leur fiabilité, la présentant comme un outil d'utilité publique dans la lutte contre les «fake news». Comment percevez-vous cet outil ?

Jacques Sapir (J. S.) : C'est typiquement une méthode utilisée par Le Monde pour se faire mousser et de la publicité. Si on veut effectivement avoir un site ou une extension qui répertorie et classe les différentes plateformes qui diffusent de l'information pourquoi pas, mais cela ne devrait pas venir d'une institution comme Le Monde qui est partie prenante de la blogosphère. C'est typiquement une méthode d'autopromotion et d’auto-publicité du quotidien. Ils le font ? Très bien pour eux. Je pense que personne n'en tirera de conséquences.

RT France : Les lecteurs ne changeront pas leurs habitudes avec Décodex selon vous ?

J. S. : Je ne pense pas car face à cet outil, il y aura deux types de réactions. Soit le lecteur est convaincu par ce que dit Le Monde et de toutes les manières, il n'ira pas regarder ou s'informer sur les sites désignés. Soit il s'agit d'un lecteur méfiant naturellement. Je ne veux pas dire méfiant face au Monde précisément mais aux médias en général. Personnellement, je pense qu'il faut être, d'une certaine manière, toujours un peu méfiant par rapport à ce qu'écrit la presse. Ce lecteur-là va directement voir que Decodex est sponsorisé par Le Monde et qu'il correspond donc à ce que pensent les journalistes du Monde et que cet outil n'est donc pas formellement objectif.

Plutôt que de faire du fact checking, une mesure de salubrité publique serait de séparer de manière extrêmement nette ce qui relève de l'information et ce qui relève de l'opinion

RT France : Décodex est le dernier exemple d'une tendance des médias à recourir au fact checking, présenté comme la meilleure façon de procéder pour présenter une information objective. Ce genre de technique peut-elle le permettre ? 

J. S. : Quand on parle de la notion de fact checking, il faut avant tout distinguer les faits qui sont vérifiables et ceux qui correspondent à des opinions. C'est un premier problème car les grands médias aujourd'hui présentent et diffusent une opinion. Cela en soi n'est pas gênant. Ce qui est véritablement problématique, c'est qu'ils mélangent les opinions et l'information. Plutôt que de faire du fact checking, une mesure de salubrité publique serait de séparer de manière extrêmement nette ce qui relève de l'information et ce qui relève de l'opinion du journaliste ou de la rédaction. Autrement dit : il est tout à fait normal que des journalistes, quelle que soit leur orientation politique, aient des opinions. Personne ne le leur reproche. Néanmoins, quand ils écrivent un article d'information, il est nécessaire qu'ils fassent abstraction de leur opinion. Quitte à la présenter dans un article séparé et présenté comme tel.

Lire aussi : Crise du système médiatique : irrationalité à tous les étages !

Car quand on dit qu'on fait du fact checking, qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'on se renvoie à une source primaire ? Ça peut être une façon de le faire mais une source primaire peut être elle-même très souvent corrigée. On peut utiliser un exemple très net avec les chiffres du chômage en France. Toute la presse utilise les données de la Dares. Mais ils confondent les chiffres des demandeurs d'emplois avec celui des chômeurs. Or, il y a des chômeurs qui ne sont pas enregistrés par la Dares. Les journalistes utilisent bien souvent uniquement les catégories données par la Dares sans se donner la peine de lire simplement le contenu de chaque catégorie. S'ils le faisaient, ils verraient que certaines catégories sont agrégées et pas d'autres. Si on veut faire du vrai fact checking, cela prend du temps et demande de véritables compétences en statistiques qui ne sont malheureusement pas à la portée de tous. Cela devient un exercice extrêmement complexe

Il y a un autre point qui est important, c'est que quand on fait du fact checking, on ne peut jamais être sûr de ce que l'on dit. Autrement dit, on peut savoir qu'une information ou une donnée n'est pas vraie mais cela ne veut pas dire que l'on sache nécessairement quelle est la véritable donnée. Il y a des problèmes méthodologiques qui sont extrêmement importants. J'ai plutôt tendance à voir dans cette multiplication de sites ou rubriques de fact checking dans les médias comme une campagne d'autopromotion qui dit : «Nous, nous sommes objectifs.» Alors qu'en réalité, ils ne le sont pas et que d'une certaine manière, on ne le leur demande pas. Je conçois parfaitement que les journalistes du Monde aient une opinion, comme ceux du Figaro en auront une autre. Je pense que la notion de fact checking a été détournée de son sens véritable pour être utilisée comme une méthode de publicité par certains médias.

C'est la confusion entre les opinions et les faits qui a conduit à cette perte extrêmement importante de crédibilité de la presse

RT France : Le lancement de Décodex coïncidait quasiment avec la publication par La Croix de son étude annuelle sur la confiance des citoyens dans les médias. Malgré la multiplication des exercices de fact checking, les Français sont toujours plus méfiants envers les médias. Les journalistes pourraient-ils regagner la confiance des lecteurs en prenant un chemin inverse : reconnaître leur subjectivité et à quel moment cela peut se voir dans l'analyse présentée d'un fait ?

J. S. : Comme je vous le disais, je pense qu'il faut une séparation très claire entre les faits et les opinions. D'une certaine manière, c'est la confusion entre les deux, le fait qu'un article contienne des mélanges de faits et l'avis du journaliste, qui a conduit à cette perte extrêmement importante de crédibilité de la presse. Ce mélange des genres et des discours qui dure depuis plus de trente ans n'est plus supporté par les lecteurs.

Il faut aussi accepter le principe qu'il y a des faits pour lesquels on n'a pas les moyens d'une vérification absolue. On ne peut qu'écarter toute une série d'informations erronées. Dans ces cas-là, il faut préciser que l'on sait qu'une information est fausse mais que l'on n'est pas en mesure de donner la vraie. Prenons l'exemple très classique du nombre de juifs tués pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est devenue une question symboliquement importante. Que peut-on dire sur ce sujet ? A partir des données démographiques entre septembre 1939 et l'été 1945, on sait qu'il y a eu entre 5 et 6 millions de personnes tuées. On peut aussi savoir a minima le nombre de gens tués dans les camps de concentration et dans ceux d'extermination, en précisant bien que le statut de ces camps n'était pas le même. Mais il y a aussi eu des gens tués en rase campagne dans des massacres qui ne relevaient pas de ces camps. C'est le cas par exemple de la «Shoah par balles» en Ukraine, où les troupes allemandes et leurs supplétifs ukrainiens ont exterminé environ - le mot est important - un million et demi de juifs. Pourquoi vous raconter cela ? Parce que ces chiffres-là sont eux-mêmes des chiffres approchés à 70 000 ou 60 000 près. Il faut le préciser. Il n'y a pas de vérité définitive. Je ne pense pas que le chiffre respectif des gens morts dans les camps ou exécutés changera beaucoup dans les dix ou vingt prochaines années mais on ne peut pas dire que c'est le chiffre juste. Il faut dire que c'est la vérité approchée.

Il faut accepter qu'il y ait des points, des sujets sur lesquels à un moment donné on ne peut pas savoir exactement ce qu'il en est

RT France : Il faudrait donc plus d'humilité et reconnaître que l'on ne peut pas tout savoir et analyser ?

J. S. : Bien sûr ! Aujourd'hui on a le chiffre du PIB pour l'année 2016 en France. En réalité, ce chiffre n'est qu'une estimation. Le chiffre définitif du PIB pour 2016 ne sera connu que dans 18 mois. Les médias vont utiliser le chiffre estimé comme s'il était le chiffre juste. Ce n'est pas grave de l'utiliser, les économistes le font mais ils précisent bien que les chiffres avancés pour 2014 et 2015 sont définitifs mais que ceux de 2016 sont encore seulement les données estimées. Pourquoi est-ce important ? Parce qu'il y a toujours une marge d'estimation. Sur le PIB français, cette marge se situe plus ou moins autour de 0,2%. Quand on a un chiffre de croissance à 1,1%, c'est extrêmement important de le rappeler car on pourrait avoir avec les données définitives une croissance à 0,9% ou à 1,3% et cela change l'analyse. Il faut accepter qu'il y ait des points, des sujets sur lesquels à un moment donné on ne peut pas savoir exactement ce qu'il en est. Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas en avoir une certaine idée mais on ne peut pas avancer cela comme une vérité définitive.

Vous savez je donne un cours depuis 10 ans sur l'interprétation des données statistiques en Sciences sociales. Je connais ces problèmes. Je sais qu'il y a des choses que l'on ne sait pas du tout, d'autres qu'on sait de manière approchée et enfin certaines que l'on sait de manière formelle. Dans le cas de l'extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, on sait de manière sûre qu'il y avait un projet et qu'il a été réalisé par les nazis. On en est sûrs, on a des documents. On a une connaissance approchée du nombre de morts et des chiffres assez fiables sur la répartition des circonstances de ces morts dans les camps, dans les ghettos, dans les massacres. Maintenant, dire de manière prise qu'il y a 6 253 835 personnes tuées, c'est impossible. On restera toujours dans une certaine estimation de ce chiffre. C'est pour cela que parler de fact checking c'est revenir à dire qu'il y a le vrai et le faux. C'est une logique binaire. Une telle logique n'existe pas.

Lire aussi : André Bercoff : le journalisme français est condamné à dépérir s'il ne se remet pas en question

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Entre bonnes intentions et effets pervers, le Décodex du Monde vu par le journaliste Guy Mettan
Le 4 févr. 2017 - RT [Classé orange par le Décodex]

Derrière l'initiative intéressante promise par le nouvel outil de lutte contre les «fake news» du Monde, le journaliste suisse Guy Mettan voit un biais et un risque potentiel de limiter la pluralité de la presse. Analyse.

Guy Mettan est journaliste, politologue et écrivain. Il est également président du Club suisse de la presse et a écrit plusieurs livres dont Russie-Occident : une guerre de mille ans.

RT France : Le Monde a lancé Décodex un outil de classification des sources d'informations selon leur fiabilité. Si le principe de donner les clés d'analyse sur les médias, de leur financement à leurs orientations politiques, est louable​, il interroge sur la légitimité du Monde à se poser comme juge et partie. Comment percevez-vous cela ?

Guy Mettan (G. M.) : Je trouve l'initiative intéressante puisqu'il est vrai que nous connaissons un problème avec internet et les réseaux sociaux où circulent d'innombrables informations fausses ou déformées par de la propagande. Ce phénomène n'est néanmoins pas nouveau. Il existe depuis une quinzaine d'années. En ce sens, la tentative du Monde d'apporter une méthode qui permette de donner un cadre à la nébuleuse internet n'est pas mauvaise en soi. Elle a notamment le mérite d'ouvrir un débat public sur ce qu'est une information vraie, sur les sources et leur vérification.

Mais elle n'est pas non plus exempte de défauts. Le premier problème est celui des conditions initiales. L’émetteur n'est jamais neutre. Quel qu'il soit. Il faudrait élaborer une méthode scientifique extrêmement rigoureuse avec des experts neutres et pluralistes. Mais ce n'est pas le cas avec Décodex, puisque la liste a été entièrement faite par des journalistes du Monde. Il y a donc un problème d'impartialité, de neutralité et d'objectivité des personnes qui jugent. Cela n'assure pas la crédibilité de l'outil. Le Monde est la propriété de trois actionnaires capitalistes qui sont tous attachés à l'idéologie néolibérale, mondialiste et atlantiste. Il y a donc un biais à la source. Cette donnée de base n'est d'ailleurs pas annoncée avec transparence. Dans la présentation de Décodex par la rédaction, on n'en trouve aucune mention. Ce type d'initiative, même si elle part d'une bonne intention, risque toujours d'être biaisée par le manque d'impartialité et d'objectivité de ceux qui la lancent.

Vouloir définir les devoirs du journalisme revient à décréter ce qui est soi-disant bien ou mal, ce qui est supposé vrai ou faux

Je reste donc assez sceptique sur cette démarche. Décodex me rappelle une expérience que j'avais vécue il y a une vingtaine d'années. A la fin des années 1990, l'Unesco avait voulu lancer une charte des devoirs de l'homme et des journalistes. Le directeur général de l'Unesco avait ouvert des discussions entre des rédacteurs en chefs, des philosophes, des scientifiques, des juristes et également des hommes politiques en Espagne. L'idée était de créer une charte des devoirs de l'homme en parallèle à celle des droits de l'homme. Ces échanges s'étaient avérés extrêmement intéressants mais le panel des journalistes - qui comprenait des rédacteurs en chefs de très grands médias comme le New York Times - et qui réfléchissait à la création d'une charte pour ce métier, y a rapidement renoncé. Nous nous sommes rendus compte que vouloir définir les devoirs du journalisme revenait à décréter ce qui était soi-disant bien ou mal, ce qui était supposé vrai ou faux.

On a rapidement pris conscience qu'une telle charte finirait par étouffer la liberté d'expression et la pluralité des médias. Cette initiative avortée me fait penser aux défauts potentiels de Décodex. On risque très rapidement de désigner de manière arbitraire et peu transparente qui sont les bons qui éclaireraient le public, et qui seraient les «méchants» qui voudraient le tromper. Ce serait la fin de la démocratie. Or ce risque existe quand bien même les ambitions de départ paraissent louables.

On revient toujours au même problème : celui du journaliste qui vit en vase clos, replié sur son entre-soi et qui recommande ses proches et disqualifie ceux qui ne pensent pas comme lui

RT France : A l'heure où la défiance des citoyens envers les médias se renforce, ce genre d'outil peut-il inverser la tendance ou risque-t-il d'entraîner l'effet inverse en poussant les lecteurs à se diriger vers les sites catégorisés comme peu ou non fiables ?

G. M. : Il est vrai qu'il y a une chute dramatique de la crédibilité des médias et du journalisme. Cette situation s'est cristallisée ces derniers mois avec l'accumulation d'erreurs comme la couverture du Brexit. Il y a également eu l'échec de l'anticipation de la victoire de Donald Trump ou de celle de François Fillon ou même encore plus récemment chez les socialistes de celle de Benoît Hamon. Tout cela montre que la plupart des médias sont désormais incapables de décrypter ce que pensent leurs propres lecteurs.

Un outil comme Décodex pourrait permettre de redonner des éléments de confiance au public. Mais je n'en suis pas certain tant que l'impartialité n'est pas assurée. On constatera très rapidement que le système est assez biaisé et qu'il sert avant tout à conforter les personnes et les médias qui pensent d'une certaine manière. On en revient toujours au même problème : celui du journaliste qui vit en vase clos, replié sur son entre-soi et qui recommande ses proches et disqualifie ceux qui ne pensent pas comme lui. Aussi bien intentionné que soit Décodex, il lui sera difficile d'échapper à ce risque.

L'explosion des «fake news» n'est que la face visible de la croissance exponentielle des sites d'information et d'opinion sur Internet

RT France : Au delà de Décodex, les médias posent actuellement comme essentielle la question de la lutte contre les «fake news». Quelle réponse apporter à cette problèmatique?

G. M. : Je ne crois pas que cela soit aussi central qu'on le présente. Le problème des «fake news» a toujours existé. Les médias les plus prestigieux ont tous partagé à moment ou un autre des informations erronées. Internet a donné à ce phénomène une très grande ampleur qui se traduit logiquement par une démultiplication des informations tronquées ou orientées. L'explosion des «fake news» n'est que la face visible de la croissance exponentielle des sites d'information et d'opinion sur internet. C'est la rançon de la diversification des contenus et des opinions consultables.

Ce phénomène est plutôt positif. C'est un enrichissement. Le développement de chaînes de télévision comme RT, CCTV ou Al Jazeera relève à mon sens de l'enrichissement du pluralisme et de la diversité de l'information. Ce phénomène est à mon sens positif, que l'on soit d'accord ou non avec le discours ou la ligne éditoriale de ces médias. Plus il y a de diversité des points de vue, mieux se porte l'information. Ce qui est important, c'est de croiser les sources d'information. On l'a vu lors des événements de Syrie : les médias occidentaux ont informé de façon totalement unilatérale et il fallait consulter les chaînes russes, iraniennes ou gouvernementales pour avoir une bonne idée de ce qui se passait en réalité.

Les médias occidentaux ne sont plus les prescripteurs de la manière de lire et de décrire le monde face à des médias et journalistes tout aussi professionnels qu'eux et qui présentent des points de vue différents

Enfin, je pense que le souci des grands médias occidentaux comme Le Monde ou le New York Times ou des chaînes comme la BBC ou CNN découle du fait qu'ils étaient habitués à dominer le monde de l'information. Ils donnaient le «la» de la couverture internationale médiatique. Mais ces institutions reflétaient uniquement une vision occidentale du monde et de l'information. Cette prédominance est aujourd'hui concurrencée par l'émergence d'autres chaînes et de médias qui n'émanent pas de l'Occident mais de la Chine, de la Russie, de l'Inde ou du Moyen-Orient et qui ont pour ambition d'apporter leur propre lecture des événements, lecture qui entre en concurrence avec celle de l'Europe et l'Amérique.

Cette confrontation est à mon sens source d'enrichissement et gage de pluralité mais elle soumet aussi les médias occidentaux à une certaine pression. Ils ne sont plus les prescripteurs de la manière de lire et de décrire le monde face à des médias et journalistes tout aussi professionnels qu'eux et qui présentent des points de vue différents. C'est une situation très difficile à accepter pour les grands médias occidentaux.

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Snowden : «Face aux intox sur internet il faut encourager la pensée critique plutôt que la censure»
Le 22 déc. 2016 - RT [classé orange par le Décodex]

Dans une récente émission en direct, le lanceur d'alerte de la NSA, Edward Snowden, a déclaré que la solution aux «fausses informations» sur internet n'était pas la censure, mais la généralisation d'une pensée critique et d'un débat.

Le célèbre lanceur d'alerte Edward Snowden s'est exprimé sur le fléau des fausses informations qui pullulent sur la toile et contre lequel le géant des réseaux sociaux Facebook et les gouvernements se sont récemment mis à lutter avec acharnement.

En direct sur Periscope, Edward Snowden a débattu avec le Pdg de Twitter Jack Dorsey des affirmations selon lesquelles la diffusion de fausses informations avait contribué à influencer l'élection présidentielle américaine en faveur de Donald Trump.

Alors que Facebook a annoncé un partenariat avec ABC News, le site Internet Politifact et le média Snopes pour répérer les intox sur sa plate-forme, Edward Snowden a déclaré que la censure n'était pas la réponse au problème et que l'enseignement de la pensée critique serait bien plus bénéfique pour lutter contre ce fléau.

Selon lui, le problème des fausses informations ne sera pas résolu grâce à un «arbitre-censeur», mais plutôt grâce à l'entraide des utilisateurs des réseaux sociaux et au débat ouvert. «La réponse à l'intox est le débat et l'information [...] Il nous faut répandre l'idée que la pensée critique importe aujourd'hui plus que jamais, étant donné que les mensonges sur la toile semblent devenir un fléau très répandu», a estimé Edward Snowden.

Lorsqu'une entreprise a assez de pouvoir pour remodeler notre façon de penser, je pense que je n'ai pas besoin de rappeler à quel point cela est dangereux
Il n'a pas précisé s'il croyait ou non que les fausses informations et les intox aient pu influencer l'élection américaine de quelque façon que ce soit. Au lieu de cela, il a souligné le danger que représentait l'utilisation de ce terme de «fausse information» par les entreprises qui s'en servent pour censurer un contenu qui ne leur plaît pas.

«Lorsqu'une entreprise a assez de pouvoir pour remodeler notre façon de penser, je pense que je n'ai pas besoin de rappeler à quel point cela est dangereux», a expliqué le lanceur d'alerte. 

Ainsi, Snowden a appelé ses émules à dialoguer ouvertement et utiliser le débat contradictoire avec preuves et arguments à l'appui au lieu d'attendre que des censeurs décident de ce qui est ou non une intox.

Snowden avait déjà déclaré précédemment que les internautes devaient absolument cesser de prendre pour argent comptant les informations que leur fournissait toujours la même source, déplorant : « Il ne semble pas y avoir d'alternative aux médias mainstream.»

Lire aussi : Martin Schulz veut mener la croisade contre les fausses informations au niveau européen 

Le 19 décembre dernier, le président de la commission européenne Martin Schulz a proposé que Facebook mette en place un service de veille permanent afin que les fausses nouvelles puissent être signalées et supprimées. Il a annoncé que des sanctions financières pourraient alors être prononcées si le réseau social ne prenait pas des dispositions rapidement.

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