Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault : Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Ed, Agone, 2016 (Librairie Les Topiques)
Noam Chomsky vs Michel Foucault (1971)
Nietzsche contre Foucault. La vérité en question.
Par Jacques Bouveresse, mars 2016 - Le Monde diplomatique
On a pu dire à propos de Michel Foucault que son principal mérite était de nous avoir enfin débarrassés de l’idée même de vérité. En s’appuyant sur la lecture des premiers écrits de Nietzsche, il a établi qu’elle ne reposerait que sur une distinction entre le vrai et le faux toujours à déconstruire — d’autant plus que cette opposition serait au service de l’ordre en place. La vérité serait-elle donc une variable culturelle ?
Sur ce que pourraient être, à ses yeux, les mobiles et les buts réels qui se dissimulent derrière la recherche supposée de la vérité, Michel Foucault a donné une idée très claire de la façon dont il se représentait la situation dans sa première année de cours au Collège de France : « Il s’agirait de savoir si la volonté de vérité n’exerce pas, par rapport au discours, un rôle d’exclusion analogue à celui que peut jouer l’opposition de la folie et de la raison, ou le système des interdits. Autrement dit, il s’agirait de savoir si la volonté de vérité n’est pas aussi profondément historique que n’importe quel autre système d’exclusion ; si elle n’est pas arbitraire comme eux en sa racine ; si elle n’est pas modifiable comme eux au cours de l’histoire (1). » Dans une démarche comme celle de Foucault, la grande découverte, due pour l’essentiel à Nietzsche, consiste justement en ce que l’utilisation de la distinction vrai-faux serait elle-même le résultat d’une sorte de violence originaire commise envers la réalité, qui la « falsifie » de façon essentielle : « Si la connaissance se donne comme connaissance de la vérité, c’est qu’elle produit la vérité par le jeu d’une falsification première et toujours reconduite qui pose la distinction du vrai et du faux (2). »
Un partisan d’une théorie réaliste de la vérité dirait sans doute que l’opposition du vrai et du faux dans le langage est liée intrinsèquement à la prétention qu’a le langage de représenter la réalité. Avant que nous n’intervenions de façon quelconque, la réalité a déjà réparti, indépendamment de nous, les faits en ceux qui sont réalisés et ceux qui ne le sont pas. Aristote dit dans une formule fameuse : « Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc ; mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous sommes dans la vérité (3). » On ne voit pas très bien, si on suit Foucault, où on pourrait chercher et trouver encore une raison qui empêche de dire, au contraire, que c’est seulement parce que nous disons que tu es blanc et disons de cette assertion qu’elle est vraie que tu es blanc : il y a du vrai parce qu’il y a ce que nous appelons le « dire-vrai » ; et il vaudrait mieux renoncer à considérer qu’il y a du dire-vrai parce qu’il y a une vérité à dire.
Un « rôle d’exclusion » ?
Le réalisme demande que l’on distingue clairement entre les moyens et les procédures dont nous disposons à un moment donné pour décider si une proposition est vraie ou fausse, lesquels sont historiquement déterminés, contingents, modifiables, imparfaits et faillibles, et la vérité ou la fausseté de la proposition, qui peut très bien être déterminée sans que nous y soyons pour quelque chose. Mais ce n’est évidemment pas ainsi que Foucault voit les choses. Pour lui, ce qu’on appelle la vérité n’est pas une chose qui résulte d’une confrontation entre le langage et la réalité, mais plutôt, selon une expression qui a fait fortune, un effet du discours lui-même. Il pense que nous sommes obligés de choisir entre deux possibilités qui s’excluent : ou bien la croyance naïve et idéaliste à un sujet de la vérité, conçu sur le modèle qu’en construit la philosophie traditionnelle, et à l’idée que la vérité est essentiellement le produit d’un désir de la vérité elle-même par lequel ce sujet est inspiré et animé ; ou bien l’acceptation de ce dont cette idée constitue justement la dénégation, à savoir la réalité du discours, de ses conditions et de ses lois de production, qui, lorsqu’on la prend au sérieux, fait apparaître la volonté de vérité qui y est à l’œuvre comme ce qu’elle est réellement, à savoir « une prodigieuse machine à exclure ». Je ne vois personnellement aucune raison de croire que nous sommes nécessairement enfermés dans une alternative de ce genre, et je pense que les deux options doivent être pareillement rejetées.
Le point de vue réaliste implique que ce qui fait de la vérité une vérité est aussi ce qui fait que la vérité ne peut pas être l’« effet » de quoi que ce soit, et surtout pas du discours. Il peut certes y avoir une histoire de la croyance ou de la connaissance de la vérité, mais sûrement pas de la production de la vérité et pour finir de la vérité elle-même. Et il peut aussi, bien entendu, y avoir une politique de la recherche et de l’utilisation de la vérité, mais sûrement pas ce que Foucault appelle une « politique de la vérité », une expression à laquelle j’ai toujours été, je l’avoue, incapable de donner un sens quelconque. Il ne serait sans doute pas difficile de montrer que la plupart des expressions foucaldiennes typiques dans lesquelles le mot « vérité » intervient comme complément de nom — « production de la vérité », « histoire de la vérité », « politique de la vérité », « jeux de vérité », etc. — reposent sur une confusion peut-être délibérée entre deux choses que Gottlob Frege considérait comme essentiel de distinguer : l’être-vrai et l’assentiment donné à une proposition considérée comme vraie, une distinction qui entraîne celle des lois de l’être-vrai et des lois de l’assentiment. Ce qu’un philosophe comme Frege reprocherait à Foucault est probablement de n’avoir jamais traité que des mécanismes, des lois et des conditions historiques et sociales de production de l’assentiment et de la croyance, et d’avoir tiré de cela abusivement des conclusions concernant la vérité elle-même.
Dans la façon usuelle de s’exprimer, on dirait que Nietzsche a démontré que la plupart des choses que nous reconnaissons comme vraies et appelons des « vérités » — et même, dans l’hypothèse la plus pessimiste, peut-être toutes — sont en réalité fausses et constituent par conséquent des erreurs. Ce que nous dit Foucault est : Nietzsche a démontré que nous croyons (à tort) connaître parce que nous ignorons que ce que nous croyons connaître est en réalité faux. La façon la plus naturelle de rendre compte de cela serait de dire que nous commettons en pareil cas l’erreur de tenir pour vrai quelque chose qui ne l’est pas. Mais ce n’est jamais de cette façon que s’exprime Foucault, qui préfère, dans tous les cas, parler de vérités qui ne sont pas vraies, ce qui s’explique très bien si l’on tient compte de la tendance qu’il a également à identifier la vérité à la connaissance (réelle ou supposée) que nous en avons. C’est, en effet, seulement par la connaissance que nous en avons que la vérité semble acquérir pour lui une réalité, et il s’exprime même assez souvent comme si elle se réduisait en tout et pour tout à cela.
Ce qui vient d’être dit à propos de la distinction (qui pourrait sembler aller de soi, mais le fait visiblement de moins en moins — et parfois plus du tout) entre la vérité et la croyance à la vérité constitue une incitation à se méfier également d’une autre confusion qui est régulièrement commise à propos du lien intrinsèque censé exister entre la vérité et le pouvoir, le second ayant besoin de s’appuyer sur la première pour réussir à légitimer son existence et son exercice, et la première de l’aide du second pour réussir à s’imposer. « On rend, écrit Pascal, différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là ; on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres (4). » On n’a donc pas de devoir de croyance (et évidemment pas non plus, même si c’est un devoir qu’il est capable d’exiger aussi, de devoir d’amour) envers le pouvoir. Mais on en a un à l’égard de la vérité, et le pouvoir a par conséquent tout intérêt à essayer de convaincre les gens sur lesquels il exerce sa domination qu’il le fait au nom de vérités d’une certaine sorte, qu’ils ne peuvent pas manquer de reconnaître. Il ne faut cependant pas s’empresser de conclure de cela qu’il a besoin de la vérité elle-même. Ce dont il a besoin en réalité est seulement la croyance, ce qui implique de sa part la capacité de faire reconnaître et accepter comme vraies des choses qui ne le sont pas forcément et peuvent même être tout à fait fausses.
Cela ne constituerait pas une objection de remarquer que croire une proposition est équivalent à croire qu’elle est vraie et que pour cela il faut que le concept de vérité existe. Car dire que le pouvoir a un besoin essentiel du concept, que cela soit ou non démontré, n’est pas du tout identique à dire qu’il a besoin de la chose, dont il se passe même la plupart du temps assez bien. Ce ne sont pas les avantages de la vérité mais ceux de la croyance à la vérité que le pouvoir a besoin de rechercher et d’exploiter. Et c’est Nietzsche lui-même qui souligne dans L’Antéchrist (5) qu’il ne faut surtout pas confondre la vérité et la croyance que quelque chose est vrai. Les deux choses sont en effet complètement différentes et les chemins qui mènent respectivement à l’une et à l’autre le sont également.
De toute façon, même s’il était établi que la vérité est par nature un système de pouvoir, ou est en tout cas liée à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la supportent, et est par conséquent, pour une part essentielle, un instrument dont le pouvoir a besoin pour ses propres fins, cela n’autoriserait sûrement pas encore, du point de vue nietzschéen, à utiliser cela comme un argument contre elle.
Foucault a expliqué que, si Marx était « le philosophe du rapport de production », Nietzsche était, pour sa part, « le philosophe du pouvoir ». Mais, comme l’a souligné avec raison Domenico Losurdo, on n’est pas tenu d’accepter « le glissement qui se vérifie dans l’analyse de Foucault : de “philosophe du pouvoir”, Nietzsche se transforme subrepticement en un “critique du pouvoir”. La première définition est juste et finit par confirmer le caractère intégralement politique de Nietzsche. La deuxième est profondément erronée (6) ».
Nietzsche n’a, en effet, rien à reprocher au pouvoir en tant que tel, et ce qui le scandalise n’est sûrement pas le fait qu’il soit capable de s’affirmer et de s’exercer sans avoir besoin pour cela de fournir des justifications quelconques. Ce qui l’inquiète est bien moins l’usage instrumental que le pouvoir pourrait faire du concept de vérité que l’usage « transcendant » et mystificateur que les inférieurs et les dominés ont intérêt à construire et à imposer pour des concepts généraux qu’il estime être de nature plébéienne, comme ceux de « vérité », de « raison », de « science », de « justice », etc., qui appartiennent à la même famille et dans lesquels s’affirmeraient également, sous un déguisement trompeur, avant tout leur propre volonté de puissance et leur désir de contester la supériorité des meilleurs et des plus forts.
Présenter la volonté de vérité comme jouant un « rôle d’exclusion » et l’imposition de la distinction du vrai et du faux à la réalité comme résultant d’une opération qui s’apparente à un acte de pouvoir de nature plus ou moins autoritaire et arbitraire a pour effet de les rendre pour le moins suspectes, et produit la plupart du temps dans un esprit philosophique le désir de prendre le parti de ce qu’on a cherché à dissimuler, à rabaisser ou à exclure et d’essayer de rétablir une certaine égalité de dignité et de traitement qui semble menacée. Mais il faut se souvenir ici que ce qui gêne Nietzsche n’est pas qu’il y ait des asymétries, des hiérarchies et des inégalités ; c’est plutôt qu’il n’y en ait plus suffisamment et que l’on s’achemine vers une situation où il n’y en aura peut-être même plus du tout. Choisir comme amis les dominés et les exclus, et traiter par principe comme ses ennemis les dominateurs et les maîtres — ceux qui détiennent le pouvoir et l’exercent avec l’absence de scrupules, le manque de compassion et même le genre de cruauté que cela implique la plupart du temps —, est à peu près le contraire de ce qu’il faut faire, selon lui.
Parler, à propos de l’introduction d’une distinction comme celle du vrai et du faux, de violence et d’exclusion ne nous dit donc, en réalité, pas grand-chose. Porter la marque du pouvoir, de la force, de l’autorité et du commandement n’a en soi, pour Nietzsche, rien d’infamant ni même de suspect.
Jacques Bouveresse
Philosophe, professeur honoraire au Collège de France. Auteur de Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, Marseille, 2016
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