mercredi 27 octobre 2010

Dans les antres de la sagesse (2)

Suite de la présentation du livre de Peter Kingsley, Dans les antres de la sagesse. 
(1) Interprétation des inscriptions.
(2) Interprétation du proème
(3) Critique et conclusion
Proème.



Interprétation du proème ou prologue du Parménide, écrit en vers épique, que vous pouvez lire ici

Le récit est celui d'un jeune homme sur son char, tiré par des cavales, guidé par des jeunes filles, ou filles du Soleil, qui franchira des portes (du Jour et de la Nuit) gardées par la déesse de la Justice, pour rencontrer une déesse anonyme qui l'accueille avec bienveillance, en lui annonçant qu'elle va lui apprendre toute chose.


Tout dans ce proème, excepté le narrateur, est féminin, même les animaux (les cavales sont des juments). 


A la lumière des inscriptions récemment découverte on peut voir dans ce récit une sorte de modèle (Peter Kingsley ne le dit pas aussi clairement) de ce qui pourrait se passer lors du rite de l'incubation. Dans cette hypothèse c'est un voyage qui se déroule en rêve (mais pas n'importe quel type de rêve), ou lors d'une vision, pendant une retraite au noir, version grecque. En l’occurrence c'est le récit de ce qui a été vécu par Parménide lui-même lors de son incubation, le récit fondateur du rite ou du moins dans la colonie italienne. 


Selon Peter Kingsley, la déesse n'est autre que Perséphone, que Parménide ne nomme pas parce que cela est évident, et que l'on ne prononce pas inutilement un nom divin, et le lieu où elle demeure, le redouté Tartare. C'est sans doute le point le plus important qui permet de relire le poème comme le récit d'une initiation. 


C'est là que Nuit et Jour se rencontrent et se saluent, en franchissant le vaste seuil d'airain.
Hésiode, Théogonie, vv.745-750.

On peut aussi penser que le fait de ne pas la nommer fait d'elle une déesse en quelque sorte universelle. 
C'est une Perséphone qui n'est pas inscrite dans la généalogie courante, elle n'est pas aux enfers mais dans le Tartare, en dessous des enfers, dans les fondations même de l'univers. La déesse peut alors se lire comme étant LA déesse (la divinité sous forme féminine, à la fois présente en dehors mais aussi en dedans de chacun). 

Le voyage de Parménide est celui que parcours tout en chacun lors de sa mort. Sauf que pour lui ce n'est pas une mort physique (dans le texte traduit, une méchante destinée) qui l'aura amené à rencontrer Perséphone mais le rite de l'incubation. Ses pas rejoignent ceux d'autres héros avant lui, Héraclès et Orphée, dans leur descente aux enfers.

En se référant à la suite du poème (ce que ne fait jamais Peter Kingsley) on pourrait dire que la mort apparente correspond à la fin de l'égarement dans laquelle se trouve les mortels pour qui être et non être sont tantôt le même tantôt différent (fr. 6, vv.5-9). 

Peter Kingsley ne l'affirme pas comme cela, en raison de son penchant pour le mysticisme et le chamanisme, 
mais la mort dont il est question est bien celle d'une ignorance fondamentale. Car c'est par un discours logique et argumenté, sortant de la bouche divine, et par une décision à prendre (qui ne dépend pas de la seule volonté) que Parménide pourra mourir à son identification avec les apparences pour être seulement ce qui est. 

C'est l'extraordinaire de la Grèce antique et de ses colonies, philosophie et mysticisme ne sont pas le moins du monde en opposition, les techniques "chamaniques" sont au service d'une compréhension pleine et entière (pas seulement mentale) de l'argumentation philosophique.
Le rite obscur de l'incubation, l'apparition de rêves ou de visions, l'expérience de mort apparente, pour vivre dans chaque cellule de son corps, l'argumentation parménidienne selon laquelle l'être est et le non être n'est pas. Reconnaître cette vérité ou en tirer toutes les conséquences (s'il n'y a que de l'être, les apparences s'y réduisent).  

Pour Peter Kingsley non seulement Perséphone mais aussi Justice et les filles du Soleil, proviennent des demeures de la Nuit autrement dit du Tartare, ces dernières font donc retour sur elles-mêmes en allant chercher ou en ramenant Parménide. A ma connaissance c'est une interprétation nouvelle et éclairante du parcours de ces jeunes filles. 
Quant à Justice elle est précisément à la limite, détenant les clés qui ouvrent et ferment les portes du Jour et de la Nuit. 

Peut-être faut-il essayer de détailler le parcours de ces jeunes filles. Elles quittent une obscurité (le Tartare) pour une autre (l'opinion des mortels), choisissent un mortel prometteur, le place sur le chemin de la Déesse, ce qui est une première initiation, pour le conduire d'abord vers la Lumière. C'est seulement en approchant de celle-ci que les jeunes filles sont appelées les enfants du Soleil (associé à Apollon) et qu'elles enlèvent les voiles qui couvraient leur tête. 
La demeure de la Justice ou les frontières du Tartare est donc un lieu d'une première révélation. La source de la lumière à sa demeure dans l'obscurité. Ensuite les jeunes filles en franchissant les portes, retrouveront cette obscurité initiale.
En résumé le parcours est le suivant : Obscurité du Tartare - Obscurité des mortels - Lumière de la Justice (ou des limites du Tartare) - Obscurité du Tartare. 

Peter Kingsley rapporte l'existence d'une tradition voulant que Parménide a aussi donner des lois à sa cité. Comme ce fut le cas pour d'autres philosophes anciens. Mais s
i Parménide ramène (de ses rêves ou de ses visions) des règles de vie, il en fait de même pour les règles de la logique qui se trouvent dans la suite du poème, et qui seront à l'origine du développement de la pensée occidentale. Car le prologue est celui d'un discours philosophique et non législatif. 

L'idée n'est pas de réduire la déesse de la Justice à une métaphore, c'est une déesse avant tout, 
mais de comprendre le cheminement de Parménide. 
On peut donc voir dans ce franchissement des portes de la Justice, un affranchissement des règles (de la cité et surtout de la logique), non pas en les reniant, mais en allant au delà, vers une origine plus obscure et profonde.
Ce lieu de frontière est aussi celui de la coïncidence des opposées puisque s'y rencontrent les portes du Jour et de la Nuit. S'ouvrant d'un côté sur des chemins qui se séparent (on peut aussi voir un seul chemin qui, en alternance, est celui du Jour et celui de la Nuit), et de l'autre, sur un non chemin qui amène au Tartare, dans une obscurité originel (au delà de la dualité et par là même à sa source). Les portes du Jour et de la Nuit sont donc aussi les portes du Tartare et en raison de leur ouverture et fermeture, celle de la Justice. 

Cela fait penser au trois premières hypothèses du Parménide de Platon (la première pose des doubles négations, la seconde des doubles affirmations comme la troisième qui, elle, le fait dans la succession).  


Jeune fille. Musée de l'Acropole.

Peter Kingsley relève que les termes grecs pour "jeune homme" (kouros) et "jeune fille" (kourai) ne désignent pas seulement quelqu'un de moins de trente ans, mais de n'importe quel âge, restant jeune d'esprit. Autrement dit, une personne ne s'identifiant plus à son corps ou à ce qui change et dépérit, un initié. "L'homme qui sait" est une expression pour dire la même chose, et qui qualifie celui emprunte la voie de la déesse.   

Peut-être que l'homme qui sait est dénommé ainsi par anticipation, ou que l'incubation, le rite de mort apparente, présuppose une initiation antérieur (ou qu'elle comporte des étapes). En effet dans la Grèce antique il y avait plusieurs sortes de Mystères, des petits amenant à des grands. 

Dans ce voyage une première étape consiste à abandonner la voie des mortels pour celle de la déesse, une seconde à franchir les portes du Tartare et une troisième à rencontrer, et entendre le discours de, la déesse. 

Le terme de jeune fille se réfère aussi à Perséphone (dénommé parfois ainsi par opposition à sa mère Déméter). 
On peut alors penser que les jeunes filles sont les envoyées de la déesse. C'est déjà Perséphone sous le rôle de conductrices immortelles. 
Parménide en donc sous leur protection. Doublement peut-être parce que en tant que jeune (homme) il est aussi sous la protection d'Apollon, et que les jeunes filles sont les enfants du Soleil, lequel est parfois identifié à Apollon. 

Apollon était le kouros divin et le dieu du kouros. Il était son modèle, son image immortelle et sa personnification. 

Dans le monde des dieux, le kouros avait sa réplique féminine, les kourai divines, jeunes femmes ou jeune filles immortelles. Elles sont jeunes comme lui et, comme déesses, elles peuvent jouer le rôle de kourotrophos, protectrice et guide du héros. 

Cette interprétation est confirmée pour peu que l'on se place devant une statue grecque (il y en a plusieurs au musée de l'Acropole). La présence qui en émane montre à l'évidence qu'il ne s'agit pas de n'importe quelles jeunes filles. 


Peut-être peut-on établir un parallèle entre leur rôle et celui de chef de tanière, l'un vous guide dans un endroit obscur pour le rite d'incubation, les autres guident Parménide jusqu'à la tanière finale, celle du Tartare. 
Dans cette hypothèse, on voit l'importance et les limites du rôle de chef de tanière, ce n'est pas lui qui donne l'initiation mais le dieu ou la déesse dont il vous facilite la rencontre. 

Peter Kingsley remarque aussi le double emploi du terme de flûte. L'essieu en contact avec les roues tournant à toute vitesse, produit le son d'un pipeau, tout comme
les pivots dans leur gond lorsque les portes s'ouvrent. Ce son particulier serait le signe d'un changement d'état de conscience, ou d'une transe de type chamanique, tout comme une impression de mouvement tournoyant. Non pas une transe de type dionysiaque, mais apollinienne, toute intérieur, pour aller à la rencontre des paroles de la déesse. 

Pour terminer revenons au premier vers où il est dit que le narrateur est emporté par les cavales "aussi loin que mon coeur le désir". Peter Kingsley commente : 

Dans la vie quotidienne, le désir n'ajoute rien à la chose, il suffit de passer d'un désir à l'autre, c'est tout. Nous dispersons le désir en voulant ceci ou cela, en soulageant le désir sans nous satisfaire nous-mêmes. Et nous ne sommes jamais satisfaits. Notre désir est si profond, si grand, que rien en ce monde des apparences ne peut le combler tout à fait. Alors nous le brisons, nous nous en débarrassons, on désir ceci, puis cela, jusqu'à l'épuisement de la vieillesse. C'est ce que tout le monde fait. Il est si dur de toujours fuir le vide que nous ressentons en nous-mêmes, on préfère continuer de chercher des substituts pour remplir ce vide. 

L'autre chemin est pourtant facile, mais il semble si dur. Il s'agit seulement de faire face à notre désir sans interférer avec lui, c'est à dire ne rien faire du tout. (...)
Le désir nous retourne jusqu'à ce que nous trouvions le soleil, la lune et les étoiles qui sont là au dedans de nous. 




Pour aller dans le même sens une dernière remarque personnelle sur le nom même de Parménide et sur une asymétrie dans les inscriptions. 


Dans le mot on peut entendre l'adverbe "para" et la racine des verbes "meno" et "ido" ou "eido". L'adverbe peut avoir le sens d'accompagner dans un mouvement, et le premier verbe celui d'avoir un désir. Parménide est donc celui qui accompagne le mouvement de son désir comme dans le premier vers. Le second verbe signifie voir. Cet accompagnement se fait donc lors d'une vision. 
Mais le premier verbe a aussi le sens intransitif de rester ou de demeurer, ce qui rejoins le sens courant de l'adverbe, auprès de (sans mouvement). Parménide est donc aussi celui qui reste ou demeure à la même place, comme ceux qui pratiquent le rite d'incubation. 

L'étymologie est sans doute fantaisiste, basée sur la phonétique, mais elle rejoint à la fois le texte du proème (le nom de Parménide surgit en quelque sorte du premier vers) et le sens des inscriptions. 
Parménide est celui qui à la fois accompagne le mouvement de son désir et reste immobile - dans un acte de voir.  

Dans son analyse fouillée des inscriptions Peter Kingsley oublie de remarquer une chose. Celle concernant Parménide est la seule qui mentionne un nom propre, à savoir Parménide, les autres ne font que mentionner un titre.  Comme si les prêtres d'Apollon, guérisseur et chef de tanière, avaient perdu leur nom, ou leur individualité, tous sauf le premier de tous. 
Peut-être est-ce précisément parce que le nom de Parménide est plus qu'un nom propre. S'il manque un nom dans les autres inscriptions il manque le terme pour chef de tanière dans la sienne. On peut alors penser que Parménide vaut pour chef de tanière, ou pour : celui qui accompagne son désir (le sien ou celui de chaque initié), fermement établi dans ce qui est ou dans l'acte de voir (parce que "Etre et penser sont la même chose" cf. fr. III). 

Autrement dit pas seulement le narrateur, ou le 
fils de Pyres, mais tous ceux qui suivent ses traces dans les antres de la sagesse (pour reprendre le titre de l'ouvrage de Peter Kingsley) sont des Parménide. Une ambivalence qui rappelle le terme de Bouddha, qui en raison de sa signification (éveillé), désigne à la fois un personnage historique et chacun qui s'éveille à sa propre nature. 

Pour étayer cette hypothèse il faudrait une nouvelle découverte archéologique, pour l'instant, nous n'avons aucun exemple d'un emploi autre que singulier pour le terme de Parménide. 


Sauf peut-être chez Platon qui fera un emploi ambivalent du terme, à la fois pour désigner le "grand Parménide", et comme synonyme de Philosophe. 
En effet le fondateur de l'Académie annonce un dialogue sur la philosophie pour compléter une trilogie, les autres sujets étant la sophistique et la politique. Or si un ouvrage est paru sous le titre du Politique et un autre du Sophiste, rien sous le titre du Philosophe. Mais en lisant le Parménide on remarque que le sujet est précisément la dialectique ou philosophie. Parménide vaut donc comme synonyme de Philosophe. C'est un hommage rendu par le fondateur de l'Académie. 

A suivre (...)


Présentation du livre de 
Peter Kingsley, Dans les antres de la sagesse.



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