MAJ de la page : Michel Hulin
Les Nouveaux chemins de la connaissance par Adèle Van Reeth
Philosophies indiennes
(1/4) : Upanishads, les textes fondateurs ? avec Michel Hulin
(2/4) : La Bhagavad-Gita, le chant du bienheureux avec Marc Ballanfat
(3/4) : et l’Inde créa Bouddha avec Pierre-Sylvain Filliozat.
(4/4) : Le yoga, une discipline de l’esprit ? avec François Chenet
Toute conscience est conscience de quelque chose. Parler de "conscience sans objet" est-ce alors parler pour ne rien dire ?
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jeudi 19 décembre 2013
jeudi 18 avril 2013
Qu'est-ce que l'hindouisme ?
MAJ de la page : Michel Hulin
Les Nouveaux chemins de la connaissance par Raphael Enthoven
Les voies de l'Inde (2/5): l'hindouisme (01.07.2008.)
Les Nouveaux chemins de la connaissance par Raphael Enthoven
Les voies de l'Inde (2/5): l'hindouisme (01.07.2008.)
mercredi 17 avril 2013
Richard Jefferies
John Richard Jefferies [6 Novembre 1848 au 14 Août 1887], poète et essayiste anglais, situe le dépassement du temps au centre même de sa vision extatique. Sans doute est-il aussi ce qu'on appelle un "mystique de la nature", mais le spectacle de la nature représente pour lui, avant tout, l'occasion de se replonger dans le récurrent, le cyclique - et, finalement, dans l'intemporel. Témoin cette rêverie méditative au milieu d'un cimetière, plus exactement d'un rural cemetery à l'anglaise où les tombes s'effacent dans le paysage.
Source du texte : Michel Hulin, La mystique sauvage, Ed. PUF, 1993
Commande sur Amazon : La mystique sauvage
Bibliographie (en français) :
-
En anglais voir : wikipedia
En ligne : The story of my heart (autobiographie)
Extrait de : The Story of my Heart, cité dans : Michel Hulin, La mystique sauvage,
Commande sur Amazon : La mystique sauvage
samedi 23 juin 2012
Chut(e) en montagne
(Chute impressionnante mais sans dommage)
SUR LA CHUTE EN MONTAGNE
Par Michel Hulin, Professeur de Philosophie Comparée à Paris IV - Sorbonne
L'expérience intérieure peut revêtir une infinie diversité de formes. L'histoire de la mystique a toujours eu tendance, comme il est naturel, à privilégier celles de ces formes qui s'inscrivent dans une perspective philosophique ou religieuse bien définie. Mais il existe aussi des variantes "sauvages", spontanées ou artificiellement provoquées, qui méritent tout autant d'être prises en considération. Appartiennent à cette catégorie, outre les états de conscience altérés induits par les stupéfiants et les hallucinogènes, certaines réactions paradoxales de la psyché confrontée à des situations d'extrême danger qui seraient, normalement, génératrices d'effroi. L'intérêt de telles expériences, dont la "vision panoramique des noyés" constitue un exemple classique, réside précisément dans leur manière de superposer une certaine transcendance extatique à une profonde détresse existentielle.
Un livre récent (1), encore inédit en langue française, a le mérite d'attirer notre attention sur une variété remarquable de ce type d'expérience-limite, la chute en montagne. Son auteur, Reinhold Messner, est l'un des plus grands alpinistes de notre temps. Il est connu pour avoir été, entre autres exploits, le premier homme à gravir l'Everest sans le secours d'un masque à oxygène. Mais c'est aussi un homme qui s'intéresse aux arrière-plans "spirituels" de l'alpinisme. Son livre se présente sous la forme d'une sorte d'anthologie qui rassemble et commente les témoignages de personnes miraculeusement sorties indemnes (ou presque) de chutes gravissimes en haute montagne. Certains de ces témoignages remontent au XIXème siècle et avaient déjà fait à l'époque l'objet de publications dans diverses revues de Clubs Alpins en Suisse ou en Allemagne, d'autres sont inédits. On se propose ici de traduire quelques passages choisis parmi les plus significatifs, de grouper les plus saillants de leurs traits communs et d'en esquisser une interprétation.
Nous commencerons par le récit du Professeur Albert Heim, un alpiniste suisse du siècle dernier qui est en même temps l'auteur de la première anthologie consacrée à la chute en montagne (2).
En 1871, un matin de printemps, A. Heim dérape dans un couloir d'avalanche : «... Je filai à la vitesse du vent vers une pointe rocheuse à ma gauche, vins rebondir contre elle et basculai par dessus, planai quelque vingt mètres dans les airs pour, finalement, atterrir sur une plaque de neige au pied de la paroi rocheuse [...] Ce que j'ai pensé et ressenti durant ces cinq ou dix secondes, je ne parviendrais pas à l'exprimer en dix fois plus de minutes. Tout d'abord, j'examinai la situation : «La pointe rocheuse par dessus laquelle je vais être précipité se prolonge visiblement vers le bas par une paroi verticale. Toute la question est de savoir s'il y a encore de la neige en bas. Si oui, je pourrai m'en tirer. S'il n'y en a plus, je vais être précipité dans les éboulis tout en bas et alors, avec une telle vitesse de chute, la mort est inévitable. Si, arrivé en bas, je ne suis pas mort ou inconscient, je devrai prendre aussitôt le petit flacon d'éther de vinaigre qui se trouve dans la poche de ma veste et m'en mettre quelques gouttes sur la langue. Je ne dois pas non plus laisser échapper mon bâton d'alpiniste car il peut encore être utile, je dois donc le tenir d'une main ferme. Je pensai aussi à jeter mes lunettes pour éviter que des éclats ne viennent me blesser les yeux mais j'étais à ce point secoué et ballotté par la chute que mes mains n'y parvinrent pas [...] Je songeai aussi à ma leçon inaugurale de «Privat-Dozent» (3) qui devait avoir lieu cinq jours plus tard et que, de toute manière, je ne pourrais pas assurer. J'assistai à la scène où mes proches recevaient la nouvelle de ma mort et je les consolai en pensée. Ensuite, je contemplai à une certaine distance, comme si elle se déroulait sur une scène, l'ensemble de ma vie passée. Tout était transfiguré, dépourvu d'anxiété et de souffrance 1...] Je me sentis de plus en plus entouré par un ciel d'un bleu splendide, parsemé de petits nuages rosés et surtout d'une tendre nuance de violet. Au moment où je pris mon vol dans l'air libre je me sentis glisser en lui d'un mouvement doux et planant, sans aucune souffrance, tandis que je voyais s'approcher le champ de neige sous mes pieds [...] Alors je perçus un choc sourd et ce fut la fin de ma chute. A cet instant, un objet noir passa furtivement devant mes yeux et je criai trois ou quatre fois : Je n'ai absolument rien ! »
En 1887, dans le massif du Cervin, Eugen Guido Lammer, entraîné par une avalanche, fait une chute d'environ deux cents mètres :
« ... Durant ce vol sinistre mes sens restèrent en éveil. Et je puis vous le certifier, amis, c'est une belle mort. On ne souffre pas ! Une piqûre d'épingle fait plus mal qu'une telle chute. Pas d'angoisse de mort non plus, ou seulement au début. Dès que mes ultimes manœuvres de sauvetage se furent avérées vaines ce fut pour moi le grand abandon. Ce personnage chassé à travers l'étroit couloir d'avalanche, projeté par dessus le corps de son compagnon, propulsé dans le vide par la traction de la corde, était un étranger, un quelconque morceau de bois, et mon Moi flottait au-dessus de toute cette scène avec la tranquille curiosité du spectateur au cirque. Une seule chose me gênait : le fait d'être ébloui par le soleil qui, juste en face de moi - il était environ 17h30 - brillait à travers un tourbillon de neige poudreuse. Un raz de marée d'images et de pensées envahit mon cerveau. Beaucoup de souvenirs d'enfance, mon pays natal, ma mère, le choc élastique des boules sur le billard. «Ah ( Ah ! - pensai-je - le Professeur Schulz pourra écrire, triomphant, « voilà ce que c'est ! » [...] Je devrais remplir des centaines de pages pour traduire cette masse d'idées et d'images. Et pendant tout ce temps, le calcul froidement objectif de la distance restant à parcourir avant d'être étendu, mort, en bas. Tout cela, sans cris, sans agitation, sans tristesse ; entièrement délivré de la chaîne du Moi ! Des années, des siècles s'écoulèrent durant cette chute. »
L'alpiniste allemande Charlotte Wolny décroche d'une paroi rocheuse, dans les Alpes bavaroises, en août 1975 : «... A l'instant où je perdis ma prise, je réalisai qu'après tant d'années d'escalade j'étais en train de tomber et que j'allais mourir. Je ne ressentais pas d'angoisse. Je sentis seulement mon corps culbuter vers l'arrière et je m'étonnais même de ne pas en souffrir. La nuit, aussitôt, s'était faite autour de moi. Je pensai que j'allais bientôt revoir mon mari, mort sept mois auparavant jour pour jour, et je m'en réjouissais. Je sais seulement encore que, dans l'obscurité qui m'entourait, mon cœur se mit à battre avec une violence atroce et j'étais persuadée que j'allais mourir mais, derechef, sans angoisse. Je m'émerveillais de constater à quel point cela était facile et je me réjouissais à la pensée que toute souffrance allait bientôt cesser. »
Norbert Baumgartner commence par décrire, en termes hautement techniques, les circonstances de sa chute. Puis il enchaîne : « Voilà ce qu'après coup je suis en mesure de reconstruire. Mais de la chute elle-même je prends conscience sur un tout autre mode, un mode d'une effrayante étrangeté, toute nouvelle pour moi. Ce n'est pas moi qui tombe, qui est précipité vers le bas, qui s'écorche au contact du rocher. Mais j'assiste à la chute de quelqu'un. Ce quelqu'un me ressemble trait pour trait. Je pourrais être lui et pourtant je ne le suis pas, je ne puis pas l'être puisque, justement, je le vois tomber. Celui-là porte ma vieille veste rouge, mes chaussures en triste état, mon pantalon d'un vert sale avec ses éternels accrocs »...] Il est suspendu à une plaque rocheuse qui se détache et roule vers la vallée avec un bruit de tonnerre. Et lui tombe, dérape, s'écorche, s'immobilise et reste là étendu. Curieux ! C'est la première fois que je suis le témoin d'une chute. Lui est-il arrivé quelque chose ? »
Terminons par le récit du Professeur Hias Rebitsch, peut-être le plus étrange de tous. Dans la phase la plus délicate d'une ascension, soudain, une prise cède : « ... Mon buste est repoussé vers l'arrière comme par le poing d'un géant. Je ne dois pas culbuter, surtout ne pas tomber sur le dos, la tête en bas [...] D'une poussée des jambes je me détache de la paroi et me projette dans l'air à la rencontre du sinistre, de l'impitoyable abîme. Commence alors l'insensée, la terrifiante descente aux enfers. Un bref à-coup : le premier piton a cédé ; le second [...] Je glisse le long de la roche, m'y heurte, cherche à m'y cramponner. Mais une force élémentaire, irrésistible, me catapulte vers le bas. Perdu, terminé [...] Et voici que je ne ressens plus d'angoisse. La peur de la mort s'est écartée de moi. Toute espèce d'émotion a disparu de même que toute perception extérieure. En moi il n'y a plus que le vide, un abandon total, et hors de moi il fait nuit. Je ne « tombe » même plus, je flotte doucement dans l'espace, installé sur un nuage, libéré de toute adhérence à la terre. Nirvana ? Ai-je déjà franchi le sombre portail qui mène au royaume des morts ? Voici que soudain lumières et mouvements font irruption au milieu des ténèbres. Des flots mêlés de l'ombre et de la clarté se détachent certaines lignes : d'abord confusément esquissées, elles en viennent à dessiner des silhouettes reconnaissables. Une représentation naturaliste de silhouettes et de visages humains. Sur un écran intérieur un film muet, en noir et blanc, est projeté. Je suis le spectateur et me vois dans le film, âgé de trois ans à peine, trottinant vers la boutique de l'épicier, toute proche. Je serre bien fort dans ma menotte le Kreuzer (4) que m'a donné ma mère pour que je m'achète quelques sucreries. Changement de scène : petit enfant, un empilement de planches s'écroule sur ma jambe droite. Mon vieux grand-père qui clopine, appuyé sur son bâton, s'évertue à soulever les planches. Ma mère rafraîchit et caresse mon pied meurtri. Deux incidents dont je ne me serais jamais souvenu autrement [...1 Le film se poursuit mais les scènes qu'il montre n'appartiennent plus à mon existence actuelle [...] Me voici page portant blason dans une haute salle d'armes : nobles en habits d'apparat, châtelaines avec tous leurs atours, hanaps passant de mains en mains, toute une vie pleine de couleur et de mouvement t...] Ensuite, comme d'une autre couche d'images, se détache un motif plus persistant : je marche dans une vaste plaine, labourant mon champ avec une charrue de bois, tandis qu'une armada de nuages défile dans le ciel. C'est alors qu'un audacieux fonduenchaîné me transporte au cœur d'une mêlée : des cavaliers sauvages, barbares. la chevelure en broussaille, attaquent : des javelots volent ; détresse mortelle ! Le tout silencieux, spectral. Soudain, un appel venant de très loin : « Hias ! » et de nouveau : « Hias, Hias ! » Un appel intérieur ? Celui d'un frère d'armes ? Brusquement il n'y a plus de combats, plus de cavaliers, plus d'angoisse mortelle. Rien que le calme autour de moi et le rocher inondé de soleil devant mes yeux qui se sont ouverts.»
Cherchons maintenant à rassembler les éléments constitutifs de cette expérience tout à fait singulière qu'est la chute en montagne. Première surprise : là où s'attend à rencontrer la panique, l'agitation désordonnée du corps, les hurlements de terreur, règne à l'extérieur un profond silence et à l'intérieur une parfaite sérénité. Les accidentés tombent comme dans un rêve, calmes, recueillis, sans pousser un cri. Il y a toutefois à cela une condition : le déclenchement de la chute doit avoir été brusque, imprévisible, comme dans le cas d'un «dévissage» soudain au milieu d'une paroi verticale. Ou bien une première phase de dérapage ou de glissage - où certaines manœuvres de sauvetage pouvaient encore avoir un sens - doit avoir fait place à une seconde phase de chute libre dans laquelle la vanité de telles manœuvres est devenue évidente. Ce qui confère à la chute en montagne (ou d'un gratte-ciel, etc., à condition d'être accidentelle) son caractère spécifique, parmi bien d'autres situations de danger extrême, c'est précisément l'état d'abandon, de déréliction du «tombant», devenu le jouet passif des forces cosmiques. Cette simplicité tragique ne se retrouve pas au même degré dans des situations comme la noyade, l'incendie, le bombardement, etc., qui toujours laissent au moins entrouverte une porte de salut.
Un autre trait caractéristique est fourni par le dédoublement du sujet. Un Moi spectateur, un Témoin assiste, pour ainsi dire d'en haut, à la chute d'un certain personnage qui, même revêtu des habits du moi (cf. le témoignage de N. Baumgartner). est vu essentiellement comme «il» ou «lui». Il est clair que ce second trait renvoie au premier : l'homme qui tombe demeure vraiment lui-même qui tombe. Il restera cependant à déterminer si ce dédoublement -quel que soit son mécanisme psychologique - est la véritable cause de la sérénité, ou bien son effet (ou l'une de ses expressions privilégiées).
L'expérience de la chute se caractérise encore par l'extraordinaire intensité de l'activité mentale à laquelle elle donne lieu. Tous les témoignages s'accordent à souligner le contraste entre la durée réelle de la chute, toujours très brève (même une chute libre de 200 m ne dure guère plus de six ou sept secondes), et l'incroyable densité de réflexions, d'images et d'événements que la conscience est capable d'y loger. Ce foisonnement des représentations se présente lui-même sous deux formes distinctes, correspondant peut-être à deux niveaux de profondeur de l'expérience.
Tantôt (récit de A. Heim et début du récit de H. Rebitsch), il s'agit d'une anticipation active du choc : à la vitesse inhumaine d'un calculateur électronique le sujet envisage tous les «cas de figure» susceptibles de se produire et élabore une stratégie précise en rapport avec chacun d'eux. L'imagination de ce qui se passera après l'accident (par exemple, le deuil des parents, amis, etc.) est présente aussi mais comme tenue en laisse par la priorité absolue accordée à la stratégie de survie. La perception de l'environnement (pentes, pointes rocheuses, bancs de neige, etc.) subsiste et atteint même un exceptionnel degré d'acuité.
Tantôt, au contraire (récit de Ch. Wolny et corps du récit de H. Rebitsch), dès le début de la chute, la nuit descend sur le monde, enfermant le sujet dans son espace intérieur. Se produit alors la plongée dans les profondeurs de la psyché, l'émergence des scènes d'enfance depuis longtemps oubliées, bref l'ensemble des phénomènes habituellement regroupés sous l'appellation générale de « vision panoramique ». Notons cependant, dès maintenant, que les témoignages présentés ici donnent davantage l'impression d'un film, mais au déroulement saccadé et capricieux, avec des ruptures et des retours en arrière. En somme, plutôt la possibilité, quasi ludique, de voyager à son gré à travers son propre passé que la contemplation de celui-ci dans les facettes d'un cristal figé.
Un dernier trait caractéristique de l'expérience est qu'elle se déroule à l'intérieur d'un monde devenu silencieux et comme statique. Or, le silence qui entoure soudain ces alpinistes n'est pas plus naturel que les ténèbres où d'autres sont brutalement plongés en plein jour : bruits du vent, appels des compagnons, fracas des morceaux de rocher dévalant les pentes, rien de tout cela n'est entendu. De même, il est étrange que revienne dans tous ces récits (et dans bien d'autres non cités ici) le verbe schweben qui signifie « planer » et même, plus littéralement, « flotter immobile dans l'espace » : la formidable traction de la pesanteur, le courant d'air provoqué par la chute, le défilé accéléré des repères spatiaux (arbres, parois rocheuses, etc.) ne semblent pas être perçus.
Que penser de tout cela ? En particulier devra-t-on dire que ce genre d'expérience relève de la pathologie de l'affectivité - au même titre, par exemple, que les hallucinations de certains malades mentaux - ou bien, au contraire, qu'il nous révèle quelque chose d'essentiel sur la condition humaine ? Nous ne pouvons espérer faire la lumière sur ce point que si d'abord nous cherchons à revivre cette expérience de l'intérieur, du point de vue même de ceux qui l'ont connue.
Il est évident, tout d'abord, que cette expérience ne se manifeste qu'au-delà d'un certain seuil. La simple conscience d'un danger, même extrême, ne suffit pas à la déclencher. Elle procure, certes, au sujet une sorte de choc électrique - certains témoignages parlent d'une vague de chaleur montant subitement à la tête - qui l'arrache à la relative somnolence où il pouvait se trouver l'instant d'avant, à un certain relâchement de l'attention qui a pu être précisément à l'origine de sa chute. Ainsi « réveillé », le sujet accède à une acuité de perception et à une agilité de raisonnement exceptionnelles. Mais tout cela se déroule dans une perspective d'adaptation au monde, de « lutte pour la vie » qui ne comporte encore aucune rupture par rapport au passé du sujet et à ses choix existentiels majeurs. Ce qui marque le franchissement du seuil, c'est la prise de conscience d'une détresse et d'une impuissance totales face à l'événement. A travers tous les témoignages ce tournant décisif est signalé par le retour des mêmes expressions ou interjections : « terminé », « fichu », « plus rien à faire », « tout est perdu », etc.
Alors, dans l'homme livré au gouffre, quelque chose d'essentiel « casse » subitement, à savoir le ressort inconscient de son vouloir-vivre. Dans la mesure, en effet, où il perçoit clairement l'inanité de toute tentative de sauvetage il se saisit comme étant, d'une certaine manière, déjà mort. Les quelques secondes qui le séparent de l'écrasement tout en bas sont comme l'intervalle entre sa condamnation à mort et son exécution. Cela signifie qu'une évidence intellectuelle irrésistible lui coupe littéralement le souffle en lui faisant toucher du doigt la contradiction flagrante qu'il y aurait, pour lui qui est virtuellement anéanti, à prétendre encore respirer, espérer, craindre, se projeter vers l'avenir, en un mot vivre. On peut dire, en somme, qu'un premier et involontaire lâcher prise, au sens propre, celui-là même qui a provoqué la chute de l'alpiniste, en entraîne un second, pleinement libre et radical, dans lequel celui-ci, subjugué par l'imminence inéluctable de sa propre fin, s'immole en pensée, se retranche lui-même du monde des vivants. C'est ce sacrifice du moi, sacrifice à la fois spontané et arraché au sujet par les données objectives de la situation, que l'un des survivants (E.G. Lammer) appelle « le grand abandon ».
Pour accéder à ce qui réellement se dévoile dans l'expérience de la chute il est indispensable de bien comprendre le mécanisme d'un tel renoncement. Il ne paraît pas requérir une quelconque prédisposition subjective, une sensibilité particulière de caractère philosophique ou religieux. En tout cas, rien dans les données dont nous disposons n'autorise à l'affirmer. Ce qui paraît décisif, en revanche, c'est l'effet de surprise selon lequel un homme « ordinaire », plus ou moins englué dans les joies et soucis du quotidien, bascule soudain dans l'inimaginable et se trouve confronté sans préparation à la face terrible de l'Etre. Le dépaysement est alors si brutal qu'on n'a même pas le temps d'avoir peur. La suspension du vouloir-vivre qui en résulte n'a donc en elle-même rien d'héroïque, même si elle présente l'apparence d'un sursaut d'héroïsme et produit pour un temps les mêmes effets. Sa nature est bien plutôt celle d'une paralysie de l'imagination désirante là où, en un éclair, le monde s'est révélé si hostile, si impraticable (5) que plus aucun projet, plus aucun geste, plus aucune parole n'y conserve le moindre sens.
On ne s'étonnera jamais assez de ces failles qui peuvent à tout instant s'ouvrir dans le sol réputé ferme de l'expérience ordinaire. Une prise s'effrite, un piton cède à l'improviste et, en l'espace de quelques brévissimes secondes, un homme est arraché à tout ce qui faisait sa vie et plongé dans une solitude et une pauvreté infinies. Lui qui évoluait dans la lumière est précipité d'un seul coup dans l'Hadès. Encore tout ruisselant de vie il lui faut sur le champ abandonner toute espérance, consentir à se laisser effacer à jamais de ce monde.
Mais le miracle est que ce baptême de terreur renaisse un homme nouveau. Celui qui vient de passer par la Grande Capitulation se réveille aussitôt et s'émerveille d'accéder à un plan d'expérience dont, en règle générale, il n'avait jusqu'alors même pas soupçonné l'existence. Par sa soudaineté et son caractère apparemment irrémédiable l'expérience de la chute a décapé dans le sujet tout ce qui était simplement acquis, superficiel, factice. Elle l'a contraint à consentir en pensée à des sacrifices d'une ampleur telle qu'il a maintenant conscience de ne plus rien posséder et de n'être lui-même absolument plus rien. Dépouillé, vidé de sa substance, il se sent déjà mort. Mais, en réalité, la chute n'a fait que dissoudre son individualité affective, mentale et sociale, son ego. Par là même elle a mis à nu, révélé pour la première fois le noyau permanent et indestructible de cette individualité, le principe transcendant de la conscience, le Soi.
Les manifestations psychiques « paranormales » caractéristiques de la chute peuvent alors être comprises comme les signes d'une émergence du Soi à l'intérieur d'un champ de conscience où il n'avait jamais été repéré comme tel. C'est le cas, en particulier, des modifications remarquables qui s'introduisent dans la perception du temps. D'une part, on assiste à une intensification et à une accélération des processus mentaux telles que la chute, en dépit de sa brièveté objective, paraît durer des siècles. D'autre part, la marée montante des souvenirs tend à envahir l'ensemble du champ de conscience, au point même de détourner l'attention de la réalité présente. Il est facile de voir que les deux phénomènes sont liés et qu'ils expriment, chacun à sa manière, la transcendance de la conscience par rapport au temps.
Dans l'attitude naturelle nous admettons tacitement que « penser » est une activité comme une autre, qui procède de certaines causes et aboutit à certains effets, qui s'étale dans la durée, exige du temps pour s'accomplir. L'expérience de la chute, dans la mesure où elle se traduit par une sorte d'emballement de la mécanique mentale, contribue à ébranler ce préjugé. Elle semble tendre vers une limite idéale où un déroulement infiniment accéléré des processus mentaux déboucherait sur un « acte pur », une coprésence parfaite à la conscience de tous ses contenus. De la même manière, il paraît naturel d'admettre que les pensées, conçues comme des séries d'événements psychiques, une fois précisément qu'elles sont « passées », se trouvent détruites, abolies en tant que telles et ne peuvent plus être que reconstruites, à partir des empreintes qu'elles auraient éventuellement laissées (œuvres, traces cérébrales, etc.), par une activité spécifique de remémoration. Le phénomène de la vision panoramique du passé suggère tout autre chose :
Loin de se dissoudre d'instant en instant, la conscience serait installée dans un présent inamovible d'où elle pourrait atteindre à volonté et comme toucher à distance n'importe quel épisode de sa propre histoire. Elle envelopperait en droit la totalité de son passé et ne serait pas tributaire pour cela de l'instrument précaire d'une mémoire, conçue comme une fonction spécialisée (6). Il est significatif à cet égard que les témoignages utilisés ici ne font aucunement mention d'un déroulement continu des souvenirs, dans l'ordre supposé de leur enregistrement depuis l'instant de la naissance jusqu'à celui de la chute. Ils évoquent plutôt un libre vagabondage à travers le passé (et l'avenir), marqué certes par la résurgence de scènes d'enfance significatives mais aussi bien - semble-t-il - par celle, plus fantaisiste et gratuite, d'épisodes futiles, comme si la conscience cherchait ainsi à se prouver à elle-même qu'elle a récupéré l'intégralité de ses pouvoirs.
En d'autres termes, le sujet en vient à se saisir sous la forme d'une essence intemporelle, inaltérable, qui contemple sereinement, comme s'il s'agissait d'un autre absolu, son alter ego de chair et d'os en train de plonger dans l'abîme. Les divers récits rapportés plus haut utilisent tous, sans le savoir, le langage de la philosophie Sâmkhya. Ils posent d'un côté le Témoin, la monade spirituelle (purushà), en dernière analyse étrangère aux vicissitudes de ce monde, et, de l'autre, un fragment de nature soumis aux lois générales de la Nature (prakriti). L'expérience du dédoublement, dont nos auteurs font presque tous état, n'a en soi rien de pathologique. Elle ne fait que retrouver, en empruntant un raccourci dramatique, cette discrimination (yiveka) de l'Esprit et de la Nature à laquelle la philosophie Sâmkhya accède par d'autres voies, infiniment plus complexes et spéculatives. Mais le résultat, au moins pour un instant, est le même. C'est un état de désengagement absolu (kaivalyà), d'indifférence bienheureuse à tout ce qui peut encore vous advenir en ce bas monde, le trépas y compris. La métaphore du vol plané, qui revient d'une manière obsédante à travers la plupart des témoignages, exprime à merveille cette situation de transcendance.
On serait donc tenté de dire que les accidents de montagne - et les autres expériences du même type - réalisent « à chaud », sous la contrainte directe des circonstances, ce même dépouillement libérateur vers lequel convergent les voies spirituelles reconnues dans les grandes religions. Ce que certains obtiennent - et que beaucoup n'obtiennent pas ! - au terme de trente années d'ascèse et de méditation, d'autres y parviendraient, sans l'avoir cherché, en quelques secondes de chute dramatique. Avant d'entériner une conclusion aussi audacieuse nous devons cependant dire quelques mots des tentatives d'explication de ces mêmes phénomènes qui les ramènent à des mécanismes purement psychologiques et, en tout cas, leur refusent une quelconque valeur de révélation.
Les plus caractéristiques de ces schémas explicatifs sont, sans aucun doute, ceux proposés dans le cadre de la psychanalyse freudienne (7). Ils consistent à inclure les phénomènes paranormaux déclenchés par l'imminence de la mort dans le cadre général des « mécanismes de défense du moi ». Pour Freud, tout vivant est nécessairement soumis au « principe de plaisir », c'est-à-dire qu'il tend à abaisser au maximum le niveau de la tension interne (nerveuse et psychique) que représentent ses propres pulsions, aussi longtemps qu'elles n'ont pas trouvé d'exutoire. Normalement, cette recherche du plaisir (ou plus exactement cet évitement du déplaisir) passe par une action exercée sur le monde physique et social. Dans l'hypothèse cependant où toute action de ce genre s'avérerait impossible -et c'est bien le cas ici - la nécessité de satisfaire à tout prix le principe de plaisir imposerait une distorsion de la perception du monde extérieur, une transformation magique, hallucinatoire de celui-ci. On parle ainsi couramment de « déréalisation » : au moment le plus critique de sa chute l'alpiniste cesserait de percevoir le monde objectivement. Fuyant l'insoutenable réalité, il se réfugierait dans une sorte de rêve éveillé où apparaîtraient toutes sortes de fantasmes compensatoires, surgis des couches les plus infantiles et les plus narcissiques de son inconscient. Certains auteurs évoquent même la possibilité d'une régression jusqu'à l'expérience intra-utérine et croient pouvoir ainsi expliquer l'impres-sion de « flottement immobile » (schweben) dont il a déjà été question (8).
Sans vouloir examiner cette thèse dans toutes ses implications, nous nous contenterons de faire observer qu'elle n'est peut-être pas totalement incompatible avec la nôtre. En principe, certes, les deux types d'explications sont diamétralement opposés. Nous faisons du « sacrifice du moi » le pivot de l'expérience, le Sésame qui ouvre la porte de la réalité intérieure, alors que l'explication freudienne voit le moi sacrifier l'objectivité et se réfugier dans les purs fantasmes, à seule fin de préserver sa propre intégrité. Mais, en réalité, il n'est pas possible de s'en tenir à une opposition aussi tranchée. D'une part, en effet, l'auto-immolation accomplie en pensée au cours de la chute a quelque chose d'automatique et de forcé. Elle ne se produit que sous la pression des circonstances. Elle n'intervient pas au terme d'une longue et systématique purification du cœur et de l'esprit. On ne saurait donc l'assimiler à un authentique accès à la délivrance. La preuve en est qu'après le miracle d'un sauvetage intervenu in extremis le « vieil homme » reprend vite le dessus. Certes, de nombreux témoignages insistent sur les répercussions durables d'un tel choc : beaucoup sont devenus plus méditatifs, ont modifié leur échelle de valeurs et même leur conception de la mort. Mais il demeure que ce genre d'expérience, s'il comporte bien la révélation de la réalité intérieure, ne permet pas à lui seul d'entrer de plain-pied dans cette réalité.
D'autre part, nous ne devons pas nous laisser abuser par des expressions comme «déréalisation », « recours aux fantasmes », etc. L'explication freudienne admet bel et bien le caractère rigoureusement « invivable » de certaines situations et donc l'impossibilité de fait, pour le sujet, d'y faire face autrement que par une radicale introversion. Et seul le maintien de certaines préjugés objectivistes l'empêchent alors de donner à une telle conversion toute sa valeur, de sorte qu'elle s'obstine à la qualifier négativement comme« fuite », « évitement », «réaction de défense », etc. L'emploi de ces qualificatifs ne serait justifié que si une autre attitude (« lucide », « adulte », « responsable », etc.) était concevable face à l'expérience de la chute. Or, nous avons vu que c'est précisément la reconnaissance du caractère désespéré de la situation - aux antipodes de toute fuite dans des espoirs de sauvetage miraculeux -qui déclenche le processus dit de déréalisation. On aura d'ailleurs pu le constater, à travers la lecture de certains témoignages, que cette fameuse déréalisation ne se substitue pas nécessairement à l'évaluation froidement objective des circonstances de la chute (évaluation de la distance à parcourir, du point d'impact probable, etc.) mais qu'elle peut, au moins dans certains cas, se superposer à elle.
En guise de conclusion nous proposerons de voir dans cette expérience de la chute ne montagne une illustration particulièrement frappante des ambiguïtés liées à la notion même de renoncement (sannyâsa). Que représente-t-elle, en effet, sinon une forme « chirurgicale » de sannyâsa, un arrachement violent en lieu et place du lent et minutieux détachement dont la tradition hindoue s'est ingéniée à codifier les étapes ? Or cette même tradition n'a cessé de méditer sur les contradictions du sannyâsa. On le voit généralement comme une condition, nécessaire mais non suffisante, de la délivrance. Pourtant, il a toujours été reconnu qu'un renoncement sincère, total, parfait, serait déjà en lui-même l'atteinte de la délivrance. Si, en fait, il n'en est que le moyen cela tient à une certaine impureté qui s'attache à lui : rejet passionné des misères de l'existence sociale et désir non moins passionné de la délivrance envisagée confusément comme une sorte de paradis. D'où le paradoxe selon lequel la délivrance n'est atteinte que moyennant l'extinction du désir même de délivrance. Notre débat avec la thèse psychanalytique relative à la chute en montagne tourne autour de la même situation paradoxale. Cette thèse ne se montre sensible qu'à son aspect négatif de fuite devant une souffrance psychique insupportable. Elle se refuse donc à lui reconnaître une quelconque valeur de salut. Nous avons, au contraire, cherché à souligner le caractère extrême du dépouillement qu'elle entraîne et donc la dimension potentiellement religieuse qu'elle comporte. Mais la prise en compte de la thèse freudienne nous interdira d'aller trop loin dans cette direction en nous rappelant la présence du désir brut, inéduqué, à la racine même du détachement, d'apparence surhumaine, auquel l'expérience de la chute dorme lieu (9).
(1) Reinhold Messner, Grenzbereich Todeszone (« Zone mortelle ; Domaine-limite »), UUstein Bûcher. 1980.
(2) A. Heim, Noiizen iiber den Tod durch Absturz, Jahrbuch des Schweizer Alpenclubs 27, 1892. (Traduction anglaise partielle par R. Noyés et R. Kletti dans la revue américaine Oméga, vol. 3 (1), 1972 : « The Expérience of Dying from Palis ».
(3) Titre porté au XDCème siècle, dans les universités de langue allemande, par certains enseignants non titulaires, directement rémunérés par les étudiants.
(4) Ancienne pièce de monnaie allemande.
(5) Cette fermeture de toutes les issues dans le monde s'exprime symboliquement par le manteau de nuit dont plusieurs des survivants attestent qu'il a enveloppé leur chute.
(6) Notre interprétation se rapproche ici de la thèse bergsonienne classique selon laquelle la mémoire filtre les souvenirs et ne laisse passer que ceux d'entre eux qui sont directement utiles pour l'action présente. Or, précisément, la chute en montagne représente cette situation-limite où plus aucune action n'est envisageable. L'opération de filtrage devient alors sans objet. D'où une double évolution possible. Tantôt l'hébétude, la stupeur complète (certains témoignages vont dans ce sens) ; tantôt, au contraire, le déferlement chaotique des souvenirs, les écluses de la mémoire s'étant ouvertes toutes grandes.
(7) Voir, par exemple, l'article d'O. Pfister :
Schockdenken und Schockphanïasien bel hôchster Todesgefahr (Pensées et fantasmes dans l'état de choc déclenché par un extrême danger de mort), Zeitschrift fur Psychoanalyse XVI, 1930, p. 430-455, qui fait largement référence aux cas présentés par A. Heim.
(8) Chez d'autres auteurs encore ces schèmes se combinent avec diverses hypothèses neurophysiologiques (sécrétion d'endo-morphines, etc.) dont il n'est pas possible de faire état ici.
(9) Ces quelques pages n'ont pas la prétention de résoudre toutes les questions qui pourraient être soulevées à propos de la chute en montagne et des situations de danger extrêmes en général. On n'a même pas épuisé toute la substance des témoignages présentés ici. En particulier, la fin du récit de H. Rebitsch s'avère délicate à interpréter. Il serait certes tentant de voir dans ce récit (unique en son genre à notre connaissance) l'équivalent du « rappel des existences antérieures » dont parlent les anciens traités de Yoga. Mais les choses ne sont pas si simples. Les scènes évoquées ici ne s'enchaînent pas les unes aux autres et ne se présentent pas dans un ordre de succession univoque. Elles ne parlent pas non plus à l'imagination avec la même force. Alors que l'une semble renvoyer à un Moyen Age de convention (pages, hanaps, etc), la deuxième évoque une sorte d'archétype anhistorique ou proto-historique du laboureur et la troisième quelque chose comme les hordes d'Attila ou la cavalerie de Gengis-Khan. Fragments d'une biographie coextensive à l'histoire entière de l'humanité ou simples bribes d'un rêve éveillé induit par la chute ? Le texte est trop allusif et la notion même de « vie antérieure » trop enveloppée d'obscurité pour que nous puissions dès maintenant hasarder une réponse.
Texte paru dans la revue ETRE n°1 (1983) et publié avec son aimable autorisation
(Bulletin Iands 06, Décembre 89)
Source du texte : Iands France
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jeudi 27 octobre 2011
Un autre regard sur la douleur
... dans le Sivaisme du Cachemire.
Un passage extrait du chapitre 2 de la troisième partie de la thèse de doctorat de Michel Hulin (Le principe de l'égo dans la pensée indienne classique, La notion d'ahamkara, Institut de Civilisation Indienne. fasc. 44, Ed. De Boccard, 1978), partie consacré au Sivaisme du Cachemire (La notion de purnahamta dans le Sivaisme du Cachemire). L'ouvrage est malheureusement épuisé.
Chapitre II. Expérience affective et expérience mystique.
Nous commençons alors à entrevoir que la douleur physique ordinaire se ramène à une certaine sclérose de la conscience qui, pour s'être retranchée dans le corps comme dans une forteresse, se sent atteinte dans ses oeuvres vives partout où l'unité fonctionnelle de celui-ci est compromise. Au lieu de percevoir ce qui advient au corps comme un simple moment de sa propre activité universelle, en tant qu'elle est Siva, elle fait du corps un "empire dans un empire" et se raidit contre tout ce qui menace son autarcie. Et cette contraction mentale permanente, cette peur universelle de souffrir, est la souffrance même. L'attention à la douleur physique jette ainsi quelque lumière sur ce phénomène fondamental que le Trika appelle samkoca, contraction ou recroquevillement de la conscience absolue. Si la conscience est amenée à se contracter douloureusement à chaque instant de son existence empirique, c'est parce qu'elle s'est déjà pré-empiriquement contractée - ou, comme on dit, coagulée ou solidifiée - sous la forme du corps. A vrai dire, elle n'est pas enfermée en lui comme un animal en cage, mais le corps est comme la matérialisation de sa propre démission. Elle est en prisonnière, mais seulement au sens où l'on dit qu'un homme est prisonnier de ses habitudes, etc.
Il est par ailleurs incontestable que l'attention portée à la douleur ne la dissipe que pour un bref instant. Pour peu que la source d'excitation demeure, la douleur, aussitôt, reprend massivement ses droits et, dans son déferlement, submerge la première expérience, (et telle est sans doute la raison pour laquelle l’Exercice" proposé ici utilise la piqûre, douleur ponctuelle dans l'espace et le temps). Mais ce fait n'infirme en rien l'expérience de dissolution de la douleur. Il témoigne seulement de l'extrême difficulté d'une entreprise "contre-nature", s'il en est. Il n'est peut-être pas interdit de penser qu'un entrainement méthodique et continu permettrait de prolonger ces instants où la douleur se résout en joie, de les étendre à des douleurs plus vives, plus complexes, moins bien localisées, etc. Mais l'entreprise prendrait aisément une allure fakirique et contribuerait à détourner l'adepte de son véritable but. Car il s'agit moins de lutter pied à pied avec la douleur "sur le terrain" que de dénouer la Grande Crispation, la Grande angoisse qui nous voue à rencontrer sans cesse la douleur, sous des formes infiniment variées. Et, pour cela, la seule chose qui importe est d'avoir réalisé, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, que la douleur est faite de la même étoffe que la joie et ne nous écrase que du poids de notre propre résignation. (...)
Un passage extrait du chapitre 2 de la troisième partie de la thèse de doctorat de Michel Hulin (Le principe de l'égo dans la pensée indienne classique, La notion d'ahamkara, Institut de Civilisation Indienne. fasc. 44, Ed. De Boccard, 1978), partie consacré au Sivaisme du Cachemire (La notion de purnahamta dans le Sivaisme du Cachemire). L'ouvrage est malheureusement épuisé.
Chapitre II. Expérience affective et expérience mystique.
B. Jouissance, douleur, émerveillement.
(...)
Il nous reste à examiner un dernier cas, le plus paradoxal de tous, celui de la douleur. La douleur n'est, si l'on veut, que l'imperfection du plaisir et, en ce sens, elle imprègne toute l'expérience, ne cessant complètement qu'au seuil de la joie mystique la plus haute. Mais, au sens restreint, elle désigne certains types d'expérience affective où la conscience parait tout à fait incapable de se ressouder à elle-même et subit passivement son déchirement. Passivité apparente, cependant, puisque chacun reconnaît que la douleur comporte des degrés. Or l'intensité d'un affect, quel qu'il soit, signale l'activité même de la conscience. Dans la douleur intense, donc, la conscience doit être considérée comme se révoltant contre ce qu'elle subit, et cette révolte peut constituer le point de départ d'une pratique mystique de désindividualisation.
"Et cet émerveillement est présent dans la douleur elle-même. Une certaine joie intérieure, faite d'énergie, que nous donnait (jadis) une épouse ou un fils, vient refleurir dans l'ébranlement suscité par une imagination, la vue de (personnes) semblables à eux, un gémissement entendu, etc. Nous pensons : 'Ils ne reviendront plus', et telle est la réalité de la douleur, celle d'un certain émerveillement où l'on est sous l'empire de la désespérance. On a dit : 'Dans la douleur même', parce qu'il y a épanouissement (de la conscience)...".
La douleur - moins la tristesse banale que le chagrin cruel - est émerveillement en ce sens qu'elle tient tout entière dans un élan fou de la conscience qui méprise et défie le "verdict de la réalité". C'est parce qu'il se dit "jamais plus..." - et non bien qu'il se le dise - que l'homme frappé par la mort des siens sent s'épanouir sa conscience. Les cris entendus, etc. ne sont pour lui que l'occasion de ressusciter mentalement ceux qu'il a perdus, de leur procurer une présence hallucinatoire. Son expérience ne deviendra souvenir, évocation mélancolique, qu'avec son fléchissement quand elle recommencera à accepter le verdict de la réalité. Mais son tout premier élan aura été comme une flambée de protestation véhémente, consumant le soi-disant irréparable. Ce sont les petites joies et les petites douleurs qui paraissent s'opposer, parce qu'elles voisinent, alternent et font contraste. Mais, comme deux mobiles s'éloignant l'un de l'autre sur une circonférence finissent par se rejoindre au point diamétralement opposé à celui de leur séparation initiale, l'extrême joie et l'extrême douleur se rejoignent et se confondent dans la vibration originelle qui fait que le monde est monde. L'attitude tantrique face à la douleur ne consistera donc pas à s'opposer à elle par des moyens empiriques ou à la réduire par l'exercice du jugement, encore moins à la fuir en quête d'un apaisement ou d'une consolation, mais à l'épouser dans on premier surgissement, à communier avec son élan sauvage, comme on se laisse soulever par une vague.
Il nous reste à examiner un dernier cas, le plus paradoxal de tous, celui de la douleur. La douleur n'est, si l'on veut, que l'imperfection du plaisir et, en ce sens, elle imprègne toute l'expérience, ne cessant complètement qu'au seuil de la joie mystique la plus haute. Mais, au sens restreint, elle désigne certains types d'expérience affective où la conscience parait tout à fait incapable de se ressouder à elle-même et subit passivement son déchirement. Passivité apparente, cependant, puisque chacun reconnaît que la douleur comporte des degrés. Or l'intensité d'un affect, quel qu'il soit, signale l'activité même de la conscience. Dans la douleur intense, donc, la conscience doit être considérée comme se révoltant contre ce qu'elle subit, et cette révolte peut constituer le point de départ d'une pratique mystique de désindividualisation.
"Et cet émerveillement est présent dans la douleur elle-même. Une certaine joie intérieure, faite d'énergie, que nous donnait (jadis) une épouse ou un fils, vient refleurir dans l'ébranlement suscité par une imagination, la vue de (personnes) semblables à eux, un gémissement entendu, etc. Nous pensons : 'Ils ne reviendront plus', et telle est la réalité de la douleur, celle d'un certain émerveillement où l'on est sous l'empire de la désespérance. On a dit : 'Dans la douleur même', parce qu'il y a épanouissement (de la conscience)...".
La douleur - moins la tristesse banale que le chagrin cruel - est émerveillement en ce sens qu'elle tient tout entière dans un élan fou de la conscience qui méprise et défie le "verdict de la réalité". C'est parce qu'il se dit "jamais plus..." - et non bien qu'il se le dise - que l'homme frappé par la mort des siens sent s'épanouir sa conscience. Les cris entendus, etc. ne sont pour lui que l'occasion de ressusciter mentalement ceux qu'il a perdus, de leur procurer une présence hallucinatoire. Son expérience ne deviendra souvenir, évocation mélancolique, qu'avec son fléchissement quand elle recommencera à accepter le verdict de la réalité. Mais son tout premier élan aura été comme une flambée de protestation véhémente, consumant le soi-disant irréparable. Ce sont les petites joies et les petites douleurs qui paraissent s'opposer, parce qu'elles voisinent, alternent et font contraste. Mais, comme deux mobiles s'éloignant l'un de l'autre sur une circonférence finissent par se rejoindre au point diamétralement opposé à celui de leur séparation initiale, l'extrême joie et l'extrême douleur se rejoignent et se confondent dans la vibration originelle qui fait que le monde est monde. L'attitude tantrique face à la douleur ne consistera donc pas à s'opposer à elle par des moyens empiriques ou à la réduire par l'exercice du jugement, encore moins à la fuir en quête d'un apaisement ou d'une consolation, mais à l'épouser dans on premier surgissement, à communier avec son élan sauvage, comme on se laisse soulever par une vague.
"Après avoir perforé une partie quelconque de (son) corps avec un instrument pointu ou autre, si l'on tien alors son esprit appliqué à cet endroit précis, la progression éclatante vers Bhairava (se produira)."
Cette strophe - à coup sur l'une des plus énigmatique du Vijnabhairava Tantra - demeurera pour nous incompréhensible aussi longtemps qu'avec une assurance somnambulique nous passerons à côté de la douleur "physique" en nous imaginant savoir ce qu'elle est. D'ordinaire, nous nous contentons de la définir pas ses causes supposées, ou ses effets, ou simplement de renvoyer à l'expérience vécue. Mais l'expérience vécue est ici aveugle qui nous la présente simplement comme la chose à fuir, celle dont on ne veut à aucun prix. Il nous faut donc apprendre à écarquiller les yeux sur les ténèbres opaques de la sensation douloureuse.
Il s'agit ici d'une expérience délibérément provoqué et qui présente l'avantage de pouvoir être reproduite à volonté, en raison de son caractère anodin. Ce qu'elle nous révèle, c'est que la douleur est avant tout sa propre anticipation : nous souffrons parce que nous nous attendons à souffrir, incapables d'imaginer qu'il ne tient qu'à nous d'échapper à cette souffrance. Je me pique et j'ai mal. J'en déduis que la piqûre "cause" la douleur, au sens où un phénomène physique quelconque en détermine un autre. Ce faisant, je ne soupçonne même pas ma propre collaboration à la fabrication de cette douleur. Si, au contraire, j'abandonne cette espèce de résignation de principe et me tourne vers la douleur dans l'intention délibérée d'apprendre enfin ce qu'elle est, je ne suis pas peu surpris de la voir se dissoudre sous mon regard. Précisons bien qu'il ne s'agit pas d'en détourner notre attention, à la manière d'un homme qui, occupé à penser intensément à autre chose, peut ne pas remarquer telle ou telle petite "douleur" survenant alors dans son corps. C'est, tout au contraire, l'extrême attention concentrée sur une douleur déterminée, dans son siège précis, qui la fait disparaître en tant que telle. Non qu'elle s'évanouisse comme un fantôme, mais ce qui subsiste, l'élément positif en elle, se dévoile alors comme une surrection de la conscience, un pur tressaillement qui est joie dans son fond.
Il s'agit ici d'une expérience délibérément provoqué et qui présente l'avantage de pouvoir être reproduite à volonté, en raison de son caractère anodin. Ce qu'elle nous révèle, c'est que la douleur est avant tout sa propre anticipation : nous souffrons parce que nous nous attendons à souffrir, incapables d'imaginer qu'il ne tient qu'à nous d'échapper à cette souffrance. Je me pique et j'ai mal. J'en déduis que la piqûre "cause" la douleur, au sens où un phénomène physique quelconque en détermine un autre. Ce faisant, je ne soupçonne même pas ma propre collaboration à la fabrication de cette douleur. Si, au contraire, j'abandonne cette espèce de résignation de principe et me tourne vers la douleur dans l'intention délibérée d'apprendre enfin ce qu'elle est, je ne suis pas peu surpris de la voir se dissoudre sous mon regard. Précisons bien qu'il ne s'agit pas d'en détourner notre attention, à la manière d'un homme qui, occupé à penser intensément à autre chose, peut ne pas remarquer telle ou telle petite "douleur" survenant alors dans son corps. C'est, tout au contraire, l'extrême attention concentrée sur une douleur déterminée, dans son siège précis, qui la fait disparaître en tant que telle. Non qu'elle s'évanouisse comme un fantôme, mais ce qui subsiste, l'élément positif en elle, se dévoile alors comme une surrection de la conscience, un pur tressaillement qui est joie dans son fond.
Nous commençons alors à entrevoir que la douleur physique ordinaire se ramène à une certaine sclérose de la conscience qui, pour s'être retranchée dans le corps comme dans une forteresse, se sent atteinte dans ses oeuvres vives partout où l'unité fonctionnelle de celui-ci est compromise. Au lieu de percevoir ce qui advient au corps comme un simple moment de sa propre activité universelle, en tant qu'elle est Siva, elle fait du corps un "empire dans un empire" et se raidit contre tout ce qui menace son autarcie. Et cette contraction mentale permanente, cette peur universelle de souffrir, est la souffrance même. L'attention à la douleur physique jette ainsi quelque lumière sur ce phénomène fondamental que le Trika appelle samkoca, contraction ou recroquevillement de la conscience absolue. Si la conscience est amenée à se contracter douloureusement à chaque instant de son existence empirique, c'est parce qu'elle s'est déjà pré-empiriquement contractée - ou, comme on dit, coagulée ou solidifiée - sous la forme du corps. A vrai dire, elle n'est pas enfermée en lui comme un animal en cage, mais le corps est comme la matérialisation de sa propre démission. Elle est en prisonnière, mais seulement au sens où l'on dit qu'un homme est prisonnier de ses habitudes, etc.
Il est par ailleurs incontestable que l'attention portée à la douleur ne la dissipe que pour un bref instant. Pour peu que la source d'excitation demeure, la douleur, aussitôt, reprend massivement ses droits et, dans son déferlement, submerge la première expérience, (et telle est sans doute la raison pour laquelle l’Exercice" proposé ici utilise la piqûre, douleur ponctuelle dans l'espace et le temps). Mais ce fait n'infirme en rien l'expérience de dissolution de la douleur. Il témoigne seulement de l'extrême difficulté d'une entreprise "contre-nature", s'il en est. Il n'est peut-être pas interdit de penser qu'un entrainement méthodique et continu permettrait de prolonger ces instants où la douleur se résout en joie, de les étendre à des douleurs plus vives, plus complexes, moins bien localisées, etc. Mais l'entreprise prendrait aisément une allure fakirique et contribuerait à détourner l'adepte de son véritable but. Car il s'agit moins de lutter pied à pied avec la douleur "sur le terrain" que de dénouer la Grande Crispation, la Grande angoisse qui nous voue à rencontrer sans cesse la douleur, sous des formes infiniment variées. Et, pour cela, la seule chose qui importe est d'avoir réalisé, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, que la douleur est faite de la même étoffe que la joie et ne nous écrase que du poids de notre propre résignation. (...)
mercredi 15 juin 2011
Michel Hulin
Michel Hulin , professeur émérite de philosophie indienne et comparée à l’université Paris-IV la Sorbonne est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de cette question.
Bibliographie :
- Le principe de l'égo dans la pensée indienne classique. La notion d'ahamkhara, Institut de Civilisation Indienne, (Fasc. 44), Ed. de Boccard, 1978. (Thèse de doctorat).
- Samkhya literature, Ed. A history of Indian literature, vol 6, fasc. 3, 1978.
- Hegel et l'Orient : suivie de la traduction annotée d'un essai de Hegel sur la Bhagavad-gita, 1979.
- La Face cachée du temps, L'imaginaire de l'au-delà, Ed. Fayard, 1985
- La Mystique sauvage, Ed. PUF, 1993.
- Qu'est-ce que l'ignorance métaphysique (dans la pensée hindoue) ? Ed. Vrin, 1994
- L'Inde inspiratrice - réception de l'inde en France et en Allemagne, XIX-XXe siècles, Ed. PU Strasbourd, 1997.
- Shankara et la non-dualité, Ed. Bayard, 2001.
- Etre, conscience, félicité - la pancadasi, Ed. Accarias/L'Originel, 2006.
- Comment la philosophie indienne s'est-elle développée : la querelle brahmanes-bouddhistes, Ed. du Panama, 2008
Articles voir : paris-sorbonne
Traductions :
- Tripurarahasya, La Doctrine secrète de la déesse Tripura, Ed. Fayard, 1979
- Mrgendragama, sections de la doctrine et du yoga, 1980.
- Mystique de l'ineffable dans l'hindouisme et le christianisme, Cankara et Eckhart de Bernard Barzel
- Sept récits initiatiques tirés du yoga-vasistha : l'imaginaire de l'au-delà, Ed. Berg International, 1987.
- L'inde des sages : les plus beaux textes de l’hindouisme et du bouddhisme, Ed. Oxus, 2008
- La Bhagavad-Gita : Suivi du commentaire de Sankara, 2010.
Préfaces :
- Candide au pays des gourous journal d'un exporateur de l'Inde spirituelle de Daniel Roumanoff, Ed. Dervy, 1990.
- Catégories de langue et catégories de pensée en Inde et en Occident de Francois Chenet, Ed. l'Ouverture philosophique, 2005
- Sermons du Bouddha, trad. Mohan Wijayaratna, Ed. Points Sagesse, 2006.
- Etre, Conscience, Félicité - La Pancadasi, trad. de Sri Vidyaranya SwamiEd. Accarias/L'Originel, 2006.
En ligne :
La méditation, le meilleur apport de l’Inde pour la sagesse aujourd’hui : Viméo / Canal Académie (mp3) (23 octobre 2011)
Voir aussi les pages : Autre un regard sur la douleur / Chut(e) en montagne
La notion de Purnahamta dans le Sivaisme du Cachemire.
Chapitre premier : Les fondements métaphysiques.
A. La générosité de l'Absolu : Le Spanda.
Le Sivaisme du Kasmir - que nous désignerons ici par son nom usuel de Trika - ressemble à l'Advaita sankarien en ce qu'il est, lui aussi, un non-dualisme de la conscience pure. Il serait aisé d'y retrouver la même démarche fondamentale qui consiste à remonter des phénomènes particuliers à l'auto-luminosité comme au principe ultime de la manifestation. Ce point sera supposé acquis ici et notre enquête ne portera que sur les différences significatives qui séparent les deux écoles. Mais, plutôt que de confronter immédiatement deux dogmatismes constituées, mieux vaut essayer de déceler, au niveau même de l'expérience, l'écart subtil par lequel se signale l'originalité du projet philosophique et mystique propre au Trika.
L'intuition fondatrice de la doctrine pourrait être formulée en ces termes : l'instabilité de la conscience empirique, sous ses divers aspects de distraction, d'imagination déréglées, de curiosité extravertie, de crainte et d'espoir, etc. n'est pas quelque chose de purement négatif, ne fait pas que traduire l'emprise sur nous de l'avidya, mais atteste, au contraire, la présence en nous d'une inquiétude constitutive de la conscience absolue elle-même, d'une sorte d'expansivité et d'effervescence spontanée à travers laquelle, échappant à l'inertie et à la mort, elle se réaliste justement comme conscience. D'où il suit 1) que la conscience est, dans ses profondeurs, dénuement créateur, attente et appel de la manifestation cosmique; 2) que son rapport à la multiplicité, avant d'être souillure et aliénation, est jouissance, parce qu'il représente sa possibilité la plus intime; 3) que le malheur de l'existence finie tient moins à l'appropriation par la conscience de contenus étrangers fictifs (le corps et autres upadhi) qu'à un certain engourdissement de son dynamisme intrinsèque qui la fait s'obnubiler sur ces contenus, ses propres créations, et l'empêche de revenir à elle-même en les dépassant; 4) que la reconquête de soi - l'abolition de la distance entre conscience empirique individuelle et conscience absolue - passe moins par une conversion du regard vers l'intérieur (comme dans l'Advaita, le Yoga classsique,etc.) que par une sorte de sursaut héroïque de la conscience secouant sa propre léthargie. Il apparaîtra vite que les grands thèmes du Trika : la substitution du couple Siva-sakti au couple brahman-maya, de la purahamta ("l'égoité en sa plénitude") à l'atman, la procession des hypostases, la valorisation "yoguique" de l'expérience perceptive et affective, etc. ne font eux-mêmes qu'exploiter cette intuition originelle et ses conséquences directes. Nous commencerons donc par examiner quelques textes consacrés à dévoiler cet affleurement d'un dynamisme positif dans la conscience empirique elle-même. (...).
Extrait de : Le principe de l'égo dans la pensée indienne classique, 1978. (Ouvrage épuisé).
Au terme de ces analyses nous espérons avoir suffisamment mis en valeur aussi bien l'incontestable réalité de l'expérience mystique sauvage que son unité profonde sous la variété plutôt déconcertante de ses modes de réalisation. Cette unité est à la fois phénoménologique, thématique et intentionnelle. Elle est phénoménologique en ce sens que toutes ses occurrences concrètes paraissent se conformer à un même scénario de base : rupture soudaine du cours ordinaire des pensées, perte de tout contact "efficace" avec l'environnement immédiat, angoisse, sentiment d'avoir été catapulté dans un temps, un espace, un univers qualitativement différents, émerveillement, puis retour impromptu vers ce monde et difficile réadaptation aux conditions qui y règnent. Elle est thématique dans la mesure où s'y donnent sans cesse rendez-vous trois motifs, trois idées-forces interdépendantes : 1 / la révélation écrasante d'une Réalité face à laquelle le monde sensible et l'existence sociale ne sont que théâtre d'ombres, 2 / l'intégration des hasards et contingences de nos vies dispersées dans une Nécessité qui est en même temps ordre et perfection, 3 / la conscience qu'un seul et même élan vital, une seule et même émotion éternelle nous anime tous pareillement, depuis toujours et à jamais. Elle est intentionnelle, enfin, par le fait que, partout et toujours, la clôture sur soi de l'existence individuelle, telle qu'elle s'exprime à travers la scission originaire du vécu en "bon" et "mauvais", a été soit pressentie, soit ressentie, soit reconnue et dénoncée comme l'erreur ou le péché par excellence, cela même qui doit être surmonté pour que la plénitude qui gît en nous apparaissent enfin au grand jour. (...)
Extrait de : La mystique sauvage (Conclusion), 1993
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Les Nouveaux chemins de la connaissance par Raphael Enthoven
Les voies de l'Inde (2/5): l'hindouisme (1 juillet 2008)
UBF, Sagesse bouddhiste, La querelle brahmanes-bouddhistes à propos du Soi (26 juillet 2009), avec Michel Hulin à l'occasion de la publication de son ouvrage : Comment la philosophie indienne s'est-elle développée ? : La querelle brahmanes-bouddhistes.
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KTO, L’hindouisme et le salut (25 mai 2010), avec la participation de Michel Hulin
Les mardis des Bernardins (29 mars 2011), l'homme et la femme dans les religions, de la sexualité, avec la participation de Michel Hulin
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